«Ennahdha manque de force morale pour faire sa mutation»

Professeur en Sciences politiques et l’un des  penseurs critiques de la modernité dans le monde arabe, Hamadi Redissi n’estime pas que l’exercice du pouvoir ait réellement changé Ennahdha, concluant que ce parti n’a pas le courage de se métamorphoser de l’intérieur.

 

Ennahdha vient de célébrer son 32e anniversaire,  en quoi l’exercice du pouvoir l’a-t-il changé?

Le même discours a été encore répété, c’est-à-dire qu’Ennhahda est née des entrailles de cette société, contre un projet bourguibiste et laïque. Là encore, le parti  reste fidèle à sa propre tradition, intellectuellement étrangère à ce pays et qui cherche à s’inscrire dans la culture réformiste tunisienne. Certes,au niveau du gouvernement, on sent que l’exercice du pouvoir a ramolli Ennahdha, mais au niveau du parti, le langage reste double, la base est radicale et la direction est obligée d’être en phase avec ses propres troupes. Rached Ghannouchi est contraint de ménager la chèvre et le chou et de pratiquer l’équilibrisme entre les radicaux et les modérés politiques d’un côté et entre les idéologues religieux et les politiciens de l’autre. Il y a une double fracture dans ce parti.

 

Vous évoquez là la possibilité d’une division du parti ?

Je ne pense pas. Les membres de l’élite d’Ennahdha appartiennent pratiquement tous aux classes intermédiaires basses ou à la petite bourgeoisie pauvre (petits cadres, instituteurs…), mais sa base sociale est populaire. Il existe une distorsion entre les deux catégories, outre la double fracture que j’ai déjà évoquée. Pourtant, il n’y a pas de risque d’implosion. Il est rare qu’un parti au pouvoir qui a le vent en poupe implose. Ennahdha est tenu d’une main de fer, du point de vue de l’organisation. Lors de son dernier congrès, en juillet 2012, seulement 30.000 congressistes ont pu y assister et ils ont été présélectionnés. Par ailleurs, les recommandations n’ont pas encore été publiées à ce jour. Comment voulez-vous qu’un mouvement qui n’est pas du tout transparent, qui continue à être en grande partie clandestin et où les directions les plus agissantes ne sont pas forcément les plus médiatisées, connaisse une mutation ? Le changement ne pourrait avoir lieu que dans l’adversité, la souffrance et la défaite, ce qui n’est pas le cas d’Ennahdha. Rappelons que quand Bourguiba a triomphé, il n’a pas fait de concessions. Il ne les a effectuées que lorsque son pouvoir s’est affaibli. Il manque une très grande force morale à Ennahdha pour qu’elle accomplisse sa mutation.

 

Mais vous ne pouvez pas nier que l’équipe d’Ennahdha au gouvernement a été obligée de faire des concessions ?  

Les concessions dans une démocratie sont le fruit du rapport de forces. Mais l’on ne peut pas faire la même chose au niveau des valeurs et c’est là où réside le véritable problème avec Ennahdha. Ce parti a fait des concessions parce qu’il est faible. Cela veut dire que quand il sera fort, il reviendra sur ces concessions.  J’estime que les valeurs sont un lieu commun de la société et non un terrain de conflit.

 

Rien ne garantit, qu’à la longue, Ennahdha puisse assimiler ces valeurs et se les approprier, à l’image de ce qu’a fait l’AKP turc…

L’AKP a fini par intégrer les valeurs de l’État turc, car cet État est laïc depuis 1937. Certes, il y a une partie d’Ennahdha qui partage des valeurs avec le camp laïc en Tunisie, mais elle est minoritaire.

 

Votre rôle, en tant que membre de ce camp laïc, n’est-il pas de consolider cette minorité ?

Oui, mais on ne peut pas rester à sa traine. Il n’y a pas suffisamment de courage dans ce mouvement pour représenter une alternative démocratique. Les modérés politiques, en son sein, n’ont pas d’autorité morale. Jebali, Dilou, Laâriydh… n’ont aucun apport intellectuel. Ils font de la politique politicienne. 

 

En Égypte, la situation des Frères musulmans, se présente-t-elle de la même manière? 

Tout d’abord, les Frères musulmans ont établi une séparation entre le mouvement et le parti, même s’il existe encore un lien organique entre les deux. Reste que la situation pour eux est plus difficile que pour Ennahdha, puisqu’ils se trouvent fortement concurrencés à leur droite, par le parti salafiste Ennour qui représente 24% de l’électorat. Par ailleurs, ils se trouvent obligés, au niveau de la gestion du pouvoir, de négocier avec l’armée. 

 

Vous admettez donc qu’il y a une concurrence entre les salafistes et les islamistes dans les pays où ces derniers ont accédé au pouvoir ?

Elle est bien réelle. Chaque fois qu’Ennahdha fait à la société civile des concessions à caractère politico-religieux, le parti se trouve concurrencé par un nouvel islamiste radical qui fait de la surenchère. La négociation entre les deux mouvements se base sur une coopération conflictuelle ou une «rivalité mimétique» comme le dit René Girard. L’évolution de ce rapport dépendra d’Ennahdha lui-même. S’il se divise selon une ligne de fracture politico-religieuse, il est fort possible qu’une partie du mouvement aille rejoindre les salafistes pour créer une petite fédération, comprenant Habib Ellouz, Sadok Chouroru et Béchir Belhassan… Mais je ne vois pas les salafistes rivaliser avec Ennahdha dans l’année à venir. La mouvance salafiste en Égypte a l’avantage d’avoir été encouragée par le régime précédent et d’avoir été soutenue massivement par l’Arabie saoudite, contrairement à la Tunisie où les régimes précédents ont contrôlé le champ religieux d’une manière stricte. Il faut beaucoup plus de temps pour les salafistes tunisiens pour s’imposer sur la scène politique. 

 

Quelle forme prendra l’État  sous les régimes islamistes, après l’adoption des nouvelles Constitutions?

On aura un État civil à référence religieuse, «civil» par opposition au pouvoir religieux sur le modèle de la prêtrise catholique. L’Islam n’ayant pas d’Église, le pouvoir est donc forcément civil. Je rappelle que cette idée d’État civil existe dans la pensée de Mohamed Abduh et dans la thèse des réformistes en général. Donc l’État civil dont se prévalent les islamistes n’est pas une invention. Il s’agit d’un argument qu’ils utilisent pour convaincre les autres qu’ils ne vont pas instaurer un État religieux.  «À référence islamique» c’est-à-dire qui se réfère à l’Islam. Mais nous savons que l’Islam est pluriel, alors on va se référer auquel ? Là, c’est la porte ouverte à l’arbitraire, puisque l’élite qui prendra la pouvoir est celle qui décidera de la nature de l’Islam qui sera appliqué. 

Propos recueillis par H.Z.

 

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