La question de la possible alliance entre Nidaa Tounes et Ennahdha a longtemps suscité la polémique, entre déclarations et démentis. Mais le fait est là, les deux grandes forces politiques dans le pays disposent de tous les ingrédients pour s’allier et gouverner ensemble. Cela ne serait pas sans risques pour la démocratie en Tunisie.
De son côté, Ennahdha, sans aller jusqu’à déclarer ouvertement son intention de s’allier avec Nidaa Tounes ne cesse de multiplier les déclarations dans ce sens. Lors de sa dernière visite aux USA, Rached Ghannouchi a indiqué que «la Tunisie devra être gouvernée par un gouvernement de consensus national après les prochaines élections législatives, un gouvernement composé d’islamistes et de laïques modérés, car, ajoute-t-il, une majorité de 51% ne pourra pas gouverner un pays dont les institutions démocratiques sont de fraîche date et fragiles.»
Autoritarisme et conservatisme
Gouverner à deux devient une réalité, voire une nécessité. Ces deux puissances politiques, malgré toutes les divergences qui les séparent et l’esprit d’animosité qui caractérise leurs relations, ont tout pour travailler ensemble. Qu’ont-ils de commun ?
Ennahdha et Nidaa Tounes sont essentiellement des partis conservateurs. En effet, si le premier se fonde sur l’idéologie islamiste pour défendre les valeurs de la famille, la place de la religion et la moralisation de la société, le second prône les mêmes idées, mais sous un autre angle, mettant en avant le concept de la «tunisianité», un mélange qui réunit à la fois l’ouverture sur la modernité et l’attachement à l’Islam. Autrement dit une pseudo-modernité, une laïcité tronquée et une sorte d’opportunisme politique et intellectuel. Au fond, les deux grands partis cherchent à contrôler la société, via les valeurs morales et la religion. La notion de l’individu, libre et responsablen’est reconnue que du bout des kèvres. L’autoritarisme et la vision patriarcale sont leurs principales caractéristiques.
Ce sont aussi deux partis de droite, de par leur conservatisme, mais aussi leur libéralisme. Malgré leur matrice idéologique différente, ils sont pour le libre marché, le capitalisme, la privatisation, le faible interventionnisme de l’État dans la vie économique et l’ouverture massive sur l’investissement extérieur. D’ailleurs les islamistes, quand ils étaient au pouvoir, n’ont fait que reconduire la politique économique de Ben Ali, celle-là même qui a conduit les classes sociales, fragilisées par un capitalisme sauvage et par un développement non équitable entre les régions, à se révolter. Nidaa Tounes ne propose pas un modèle économique très différent de cela, d’autant plus qu’une bonne partie des experts ayant travaillé sur son programme économique sont issus de l’ancien système et ont longtemps travaillé pour appliquer sa politique.
De ce fait, les deux partis chercheront, une fois arrivés au pouvoir, à maintenir les mêmes équilibres économiques, favorisant l’initiative privée, privilégiant les patrons au détriment des forces de travail et continuant à présenter la Tunisie comme une destination où la main-d’œuvre est bon marché, soit perpétuer un système qui maintient dans la précarité des classes sociales défavorisées.
Une culture anti-démocratique
Les deux formations politiques ont aussi en commun une soif du pouvoir et une aptitude «naturelle» à s’en emparer avec l’idée de le garder le plus longtemps possible. Malgré les déclarations de leurs leaders concernant la nécessité de l’alternance au pouvoir, ils sont fondamentalement de culture anti-démocratique. Car à quoi s’attendre d’un parti islamiste, qui a une vision de la société fondée sur une conception théologique et réactionnaire ? Va –t- il créer un État «séculier» où sont respectés les Droits de l’Homme et les valeurs de la liberté et de la démocratie ? Du côté de Nidaa Tounes les choses ne se présentent pas de manière radicalement différente. Ce parti est formé en majorité par des destouriens et d’ex-Rcdistes. Les uns et les autres n’ont pas de culture démocratique. Où auraient-ils pu l’apprendre ? Sous Bourguiba ou sous Ben Ali ?
Répondant aux accusations de Tahar Ben Hassine, ex-membre du bureau exécutif, qui justifiait sa démission de son poste par «l’absence de règles minimales de gestion démocratique au sein du parti», Essebssi a déclaré en septembre 2013 qu’ «aucun parti n’est démocrate en Tunisie», ajoutant que «nous sommes en train d’apprendre la démocratie.»
Que peut-on attendre au final de l’alliance de ces deux partis après les élections ? Alliance qui semble inévitable.
Il est clair qu’elle signifierait la victoire de tous ceux qui n’ont pas fait la Révolution et qui se retrouvent à en recueillir les fruits. Cette Révolution, réalisée essentiellement par les jeunes chômeurs et déshérités, se retrouvera tributaire d’une classe dirigeante conservatrice, âgée, autoritaire, paternaliste et privilégiant les intérêts du patronat et qui, surtout, ne croit pas à la valeur de l’individu et à la nécessité de son indépendance.
À la chasse des anciens Rcdidstes !
Si cette alliance se réalise, il faudra faire le deuil de la justice transitionnelle, car : qui demandera des comptes à qui ? Un accord tacite serait déjà passé entre Nidaa Tounes et Ennahdha concernant la non ouverture des dossiers des uns et des autres et permettant de passer l’éponge sur la corruption, la mauvaise gestion des ressources de l’État, la dictature et les différentes atteintes aux Droits de l’homme. D’ailleurs, personne jusqu’à présent, que ce soit de l’ancien régime ou du nouveau (islamiste) n’a demandé pardon au peuple tunisien pour ses erreurs.
Mieux, Ennahdha et Nidaa Tounes se sont livrés à une course déchaînée pour englober en leur sein les partisans du RCD, en multipliant les actions de séduction. Non seulement il ne s’agit plus de leur demander des comptes, mais aussi de faire tomber toutes les barrières juridiques qui les empêchent de revenir à la vie politique et d’accéder au pouvoir.
Le seul salut reste aujourd’hui la mobilisation, d’une part de la société civile, qui a toujours été un garde-fou contre les abus des anciens gouvernements. Elle sera appelée à continuer ses efforts pour défendre la démocratie et lutter contre le retour de la dictature. D’autre part, il faudrait qu’il y ait une troisième voie politique, regroupant les partis qui refusent de s’inscrire dans cette bipolarisation et qui prônent un nouveau projet plus respectable des aspirations de la société tunisienne.
Hanène Zbiss