Avec ses rebondissements, son suspense et ses coups de théâtre médiatisés, le « feuilleton » du remaniement suivi par les Tunisiens pouvait presque prêter à sourire…jusqu’à ce qu’il fut révélateur d’une crise structurelle au sein de la Troïka. Jour après jour, devant l’intransigeance du conseil de la Choura d’Ennahdha, les analystes ne cachent plus leurs inquiétudes. Et si ce remaniement sonnait le glas de l’embellie démocratique expérimentée jusqu’à présent en Tunisie ?
«Je rassure les Tunisiens. Je ne démissionnerai pas et j’assumerai toutes mes responsabilités jusqu’à la tenue des prochaines élections partant du principe de la continuité de l’Etat», a déclaré Moncef Marzouki. Lundi 4 février, le Président de la République tunisienne, à qui l’on prêtait des intentions de démission depuis quelques jours, est sorti de son silence, pour nier les rumeurs au nom de son rôle de « garant du modèle tunisien ». Moncef Marzouki profitera de son allocution télévisée pour glisser quelques messages… Un message de soutien d’abord au chef du gouvernement Hamadi Jebali à qui il rend hommage. Certes, il existe une «crise gouvernementale», acquiesce-t-il mais «il ne s’agit pas d’une affaire personnelle ou encore de quotas politiques mais plutôt d’une affaire de politique gouvernementale plus sévère pour tout ce qui est de la corruption, des réformes économiques et des dossiers des martyrs et blessés de la révolution». Plus généralement, le président ne nie pas l’existence d’une crise dans le pays, qu’il qualifie toutefois «de crise fondatrice», «la stabilité n’existant que dans les régimes dictatoriaux». En l’absence d’une instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), d’une Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) et d’une Instance provisoire de la justice (IPJ), en l’absence de code électoral et d’un agenda clair et précis sur les échéances à venir, le flou entretenu depuis des mois a laissé place à une crise chronique maintenant l’ensemble des acteurs (politiques, économiques, sociaux, Tunisiens et étrangers…) dans l’incertitude. Depuis l’été dernier, des négociations ont été engagées au sein de la Troïka afin de procéder à un remaniement ministériel. Les tractations n’ont à ce jour pas abouti…
Ettakatol et le CPR, une lutte pour la survie
Enième semaine marquée par des rebondissements. Dimanche 2 février, à l’issue de son congrès national extraordinaire, le Congrès pour la République (CPR) se fend d’un communiqué. Une nouvelle fois, le retrait de ses ministres du gouvernement est envisagé. La formation pose même un ultimatum au mouvement Ennahdha. Le CPR rejoindrait l’opposition si dans un délai d’une semaine, ses conditions n’étaient pas acceptées. Mohamed Abbou détaillera les conditions susmentionnées : remplacer les ministères des Affaires étrangères et de la Justice, objet de désaccord depuis des semaines. Les exigences sont les mêmes pour Ettakatol. Le parti de Mustapha Ben Jâafar, qui a évoqué sa démission il y a plusieurs jours, demande que « les deux ministères des Affaires étrangères et de la Justice soient confiés à des personnalités neutres et indépendantes ».
L’intransigeance et la surenchère de deux partis qui, aujourd’hui traversent une forte crise, est l’un des aspects les plus notables de ce remaniement. Selon les derniers sondages en date*, en cas d’élections législatives, le CPR et Ettakatol récolteraient respectivement 3,5% et 2,9% des voix. Que reste-t-il des slogans d’assainissement et de réformes en profondeur portés par le parti de Moncef Marzouki pendant la campagne électorale ? Le programme a quasiment été endossé par un mouvement Wafa dissocié de la Troïka gouvernementale. Qu’en est-il d’Ettakatol ? Affaibli, en perte de repères et d’identité politiques, la formation de gauche vient d’enregistrer une énième démission, celle de Karima Souid (député de la circonscription de France Sud), signe d’une hémorragie en son sein.
D’un remaniement à une scission
Dans la nuit du vendredi à samedi, le conseil de la Choura du mouvement Ennahdha organise une énième réunion portant notamment sur le remaniement ministériel. Le 2 février au matin, un communiqué est rendu public. Le conseil y exhorte « ses partenaires de la Troïka à l’accélération de la résolution de la question du remaniement ministériel ». Toutefois, force est de constater que le blocage ne vient pas seulement des revendications des « partenaires ». Il existe aujourd’hui au sein d’Ennahdha, deux camps qui s’affrontent sur la marche à suivre. Plus tôt dans la soirée, le chef du gouvernement Hamadi Jebali claquait la porte, non sans affirmer que « le sujet (NDLR/le remaniement ministériel) faisait partie de ses attributions ».
Quelques jours auparavant, face au blocage politique, le même Hamadi Jebali avait indiqué qu’il présenterait sa nouvelle équipe gouvernementale devant l’Assemblée nationale constituante (Anc), et ce même, en l’absence d’un consensus, brandissant la menace à peine voilée de mettre tout le monde devant le fait accompli. Il existe donc une divergence au sein du mouvement. Le premier camp, minoritaire, opte pour un remaniement qui satisferait les exigences des partenaires au sein de la Troïka avec ce que cela induit de compromis et de pragmatisme. Toutefois, pour le second, ultra majoritaire, il est hors de question de se séparer des ministères de souveraineté, et ce, quelles qu’en soient les conséquences. «Cette décision» a fait l’objet de près de dix heures de concertation entre les membres du conseil, signe réel d’une crise. Finie l’image d’Epinal d’un parti sans débats contradictoires suivant aveuglément les ordres d’un chef quasiment élevé au rang d’Ayatollah. A l’épreuve du pouvoir, la formation islamiste est la victime de ses propres dissensions aujourd’hui affichés au grand jour. Dans un communiqué, le ministre conseiller et accessoirement proche de Rached Ghannouchi, Lotfi Zitoun, évoque des difficultés dans l’exercice de ses fonctions, signe d’une grande tension avec Hamadi Jebali.
La violence, partie intégrante de notre quotidien
Le conseil de la Choura n’a pas seulement et pour la énième fois enterré la possibilité d’annoncer le remaniement ministériel. Il a également donné l’absolution indirecte aux Ligues Nationales de la Protection de la Révolution (LNPR). Dans son communiqué final, le conseil a exigé la libération des assassins de Lotfi Nagdh. Le représentant de Nidaa Tounes à Tataouine avait été victime d’un lynchage mortel le 18 octobre dernier. « Ceux qui sont descendus à Tataouine cherchaient à épurer le pays des vestiges du régime déchu. Ils n’ont fait qu’œuvrer pour la réalisation d’un des objectifs de la révolution, qu’est la purge contre les ex-RCDistes, avait déclaré auparavant à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC), le député nahdhaoui de Tataouine, Ali Farès. La fuite en avant est dès lors enclenchée. En deux jours, six attaques, un nombre record, ont été enregistrées. Depuis le vendredi 1er février, une guerre ouverte contre l’opposition a été déclarée. Le parti républicain a été empêché de tenir un meeting à Kairouan. Le meeting du parti unifié des patriotes démocrates a été attaqué au Kef. Ahmed Néjib Chebbi a été séquestré dans une radio à Gabès. Le local central de Nidaa Tounes à Tunis a été attaqué, et celui à Kébili, saccagé. Toutes ces attaques sont caractérisées par deux points communs : elles visent les « partis d’opposition » et ne font l’objet d’aucune condamnation. Parallèlement, le groupe parlementaire nahdhaoui a réintroduit le projet de loi d’immunisation de la révolution.
Les scénarios possibles
Et maintenant ? De l’avis de tous les experts, la crise interne au mouvement Ennahdha, son incapacité de se muter d’un parti religieux et idéologique en un parti « moderne », aura une conséquence directe sur le pays. Le premier, le plus optimiste, est la victoire du camp pragmatique. Une hypothèse de moins en moins envisageable, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, ce camp est minoritaire, si ce n’est isolé. Ensuite, le succès des « faucons » s’explique également par la montée de Nida Tounes dans les sondages, parti qui suscite la peur chez de nombreux militants Nahdhaouis. Enfin, l’état de santé défaillant du Premier ministre, Hamadi Jebali, sera sans nul doute un facteur déterminant qui le forcera à jeter l’éponge. Il y a près de vingt ans, de telles tensions avaient également surgi au sein du mouvement islamiste. A l’époque, l’aile dure avait remporté la bataille de la stratégie à adopter. Les conséquences sur le parti comme sur le pays ont été catastrophiques.
A.T
*Sondage réalisé par l’institut 3C Etudes du 16 au 22 janvier 2013. Le sondage a été réalisé par téléphone auprès d’un échantillon représentatif de la population tunisienne âgée de 18 ans et plus, de 1652 personnes. L’échantillon a été constitué selon la méthode des quotas respectant 5 variables de contrôle : l’âge, le sexe, la région, le milieu d’habitation et la Catégorie Socioprofessionnelle ou CSP.