ENQUÊTE: L’alcoolisme en Tunisie, un mal aggravé par le silence

 

En Tunisie, l’alcool est à la fois un tabou et une habitude. Les ventes de bière et de vin, souvent consommés à l’abri des regards, se portent bien, rapportant par leur taxation d’importantes sommes à l’État tunisien. Pourtant, quand l’alcool devient une addiction, ce même État se fait étonnamment discret.

Relégué dans la catégorie des problèmes « annexes », en comparaison avec la lutte contre la consommation de drogue, l’alcoolisme est pourtant un phénomène de plus en plus inquiétant en Tunisie, et souffre de l’inaction des services publics de santé.

 

Pour 82 % des Tunisiens, boire de l’alcool est « immoral ». C’est ce qu’indique une enquête réalisée en 2011 par le Pew Research Center (basé à Washington), intitulée « The World’s Muslim, Politics and Society » (« Les musulmans dans le monde, politique et société »), et dans le cadre de laquelle un échantillon représentatif de près de 1 500 Tunisiens et Tunisiennes ont donc été interrogés.

Pourtant, les ventes d’alcool se portent bien en Tunisie. Comme l’indique un rapport de Euromonitor International datant de mars 2012, « les ventes de boissons alcoolisées se sont avérées étonnamment solides en Tunisie en 2011, malgré la pénurie de touristes pendant l’été et l’influence des partis islamistes ». Et ce, également, malgré la flambée des prix de l’alcool en Tunisie, qui a parfois atteint jusqu’à 70 % depuis la Révolution.

On estime ainsi que les Tunisiens consomment chaque année 60 millions de litres de vin et 200 millions de litres de bière. Et les indicateurs de la Société de fabrication des boissons de Tunisie (SFBT), qui contrôle avec la célèbre Celtia, 85 % du marché de la bière dans le pays, montrent une augmentation de la vente de bière au premier trimestre 2013 de 2,65 % comparé au premier trimestre 2012.

Mais, au-delà de la simple consommation d’alcool, qui en soi, n’est pas une pathologie médicale, combien de personnes souffrent-elles d’une réelle addiction en Tunisie ? Quelles sont les catégories de population les plus touchées par l’alcoolisme ? Impossible de le savoir, car il n’existe quasiment pas d’études nationales sur le sujet en Tunisie.

Les seules données, dont on dispose, datent de l’année 2000, et concernent uniquement le milieu scolaire. Une étude réalisée à cette époque montre ainsi que 20 % des enfants de 12 à 20 ans ont déjà bu de l’alcool, et que sa consommation est plus élevée chez les garçons que chez les filles, puisqu’elle concerne un garçon sur cinq contre une fille sur 20. Rien ne permet de savoir comment la situation a évolué depuis.

 

L’absence de données chiffrées et d’une stratégie de lutte au niveau national

L’absence de chiffres et d’état des lieux précis a également pour conséquence l’absence de toute stratégie nationale de lutte contre l’alcoolisme.

Un état de fait qui n’étonne pas Saïda Douki Dedieu, professeur émérite de psychiatrie franco-tunisienne, et présidente de la Société tunisienne de psychiatrie (STP) : « Évidemment, il n’y a pas de données épidémiologiques sur un sujet tabou ! »

« Le sujet est tabou, puisqu’en principe, l’alcool est interdit aux musulmans, poursuit-elle. Et jai essayé en vain d’en parler il y a quelques années en constatant l’abus de boissons alcoolisées. »

Pas facile en effet, quand l’alcool est « haram », de communiquer sur la différence en termes de conséquences sur la santé entre « boire un verre de temps en temps » et boire d’importantes quantités d’alcool chaque jour.

Pour Saïda Douki Dedieu, qui a en 1994 dirigé une thèse sur le sujet (« L’alcoolisme en Tunisie », de la psychiatre addictologue Fatma Bouvet de la Maisonneuve), « il est clair que l’abus d’alcool est fréquent dans toutes les catégories sociales : bière et vin pour les uns, whisky, gin, vodka pour les autres ».

Pourtant, la Tunisie manque cruellement de structures de soins pour les personnes souffrant d’addiction. Et il n’existe ni institution ni association spécifiquement dédiée à l’alcoolisme.

Le principal centre de désintoxication en Tunisie, le centre « L’Espoir » (« El Amal »), créé en 1998 à Jebel El Ouest, a fermé en juillet 2011. Officiellement « pour travaux d’aménagement », avait, alors, indiqué le ministère de la Santé. En attendant une hypothétique réouverture, des cures de sevrage sont dispensées à l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis et à l’hôpital Razi, à La Manouba.

Ne reste plus aujourd’hui que le Centre d’aide et d’écoute (CAE) de Thyna, dans le gouvernorat de Sfax.

Dédié à tous les types d’addiction, de l’alcool aux drogues dites « dures », le CEA, ouvert en 2007 et géré par l’Association tunisienne de prévention de la toxicomanie (Atupret), propose des soins et met en place des stratégies de réhabilitation pour les réintégrer par la suite dans la vie active.

Mais le centre manque de moyens. Financé par le Fonds mondial contre le sida, il a vu son budget se réduire au fil des années, alors que sa capacité d’accueil est passée de 20 à 60 lits. Au point qu’aujourd’hui, une partie des salaires des employés du centre ne sont plus payés. « Auparavant, les cures de désintoxication étaient gratuites pour les patients. Aujourd’hui, nous faisons payer 300 dinars par mois. Et ce n’est pas encore assez pour couvrir nos frais », regrette le docteur Abdelmajid Zahaf, président de l’Atupret.

 

Un phénomène social

En 2011, parmi les 313 patients accueillis au Centre d’aide et d’écoute (CAE), seules 9 personnes étaient prises en charge pour dépendance à l’alcool, soit à peine 3 % du total. Idem en 2012, avec 9 personnes soignées pour alcoolisme sur un total de 269 patients.

Le centre manque en effet de personnel qualifié, et il peine déjà à s’occuper des nombreux patients souffrant d’addiction aux drogues dures.

« Pourtant, comme toute addiction, l’alcoolisme demande soin et prise en charge », fait remarquer Abdelmajid Zahaf, précisant que, contrairement aux autres types de toxicomanie, qui concernent en général des jeunes, la dépendance à l’alcool touche en général des personnes de 45-50 ans. « Ça commence petit à petit, et l’addiction arrive tardivement », explique-t-il.

Une addiction qui peut provoquer des violences conjugales, de la maltraitance sur les enfants, de l’absentéisme au travail, et qui est à l’origine de nombreux accidents de la route. L’alcoolisme est donc loin d’être un problème « annexe », et représente un phénomène social, qui peut être causé non seulement par des problèmes personnels, mais également par la situation socio-économique du pays.

« Paradoxalement, la consommation d’alcool est à la fois et un tabou et une habitude en Tunisie, note Abdelmajid Zahaf. Boire de l’alcool est plutôt accepté, surtout dans les familles les moins conservatrices. Mais c’est à partir du moment où les gens deviennent réellement alcooliques que cela devient un réel tabou. »

« Les alcooliques sont la plupart du temps pris en charge dans les hôpitaux classiques, pour des pathologies davantage organiques que psychologiques, poursuit-il. Ils se retrouvent par exemple aux urgences pour des problèmes gastrologiques ».

En revanche, la Tunisie dispose, en tant que pays majoritairement musulman, d’un atout de taille dans la lutte contre l’alcoolisme : le Ramadan. « Ce que j’ai découvert en Tunisie, par rapport à la France, où j’ai fait mes études, c’est l’absence totale de troubles du sevrage, raconte « Saïda Douki Dedieu ». Car le sevrage ramadanesque introduit un interdit qui met le foie et le cerveau au repos. »

« Pendant le Ramadan, j’ai vu des personnes qui étaient alcooliques sévères, arrêter de boire totalement ! Et de nombreux alcooliques que je connais ne sont pas tombés gravement malades, parce qu’ils ont un répit d’un mois chaque année », confirme le docteur Abdelmajid Zahaf.

Reste que, dans certains quartiers et régions défavorisés, la consommation excessive d’alcool est devenue extrêmement préoccupante.

Depuis la Révolution, le marché de la contrebande a, en effet, explosé, en particulier concernant les alcools forts. Au point que le ministère de la Santé a publié, en avril 2013, un communiqué mettant en garde contre la consommation de ce que l’on appelle l’« alcool de bois », obtenu à partir de la fermentation de déchets de sucre de bois. Contenant du méthanol, il peut provoquer de graves problèmes de santé, et même s’avérer mortel.

« Il est logique que la consommation ait augmenté depuis la Révolution, estime Saïda Douki Dedieu. Car l’alcool est le plus puissant des anxiolytiques. »

En attendant, Abdelmajid Zahaf ne sait toujours pas comment il va payer les employés du centre de désintoxication de Thyna : « Le ministère de la Santé nous a épaulé en 2012, mais nous attendons encore le financement pour 2013, alors que l’année touche à sa fin », s’inquiète-t-il.

Par Perrine Massy

 

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