Un peu comme ces mères de familles modèles qui se réveillent à l’aube pour préparer les vêtements et le goûter de leurs petits, dans les rues de la cité Ennasr, le matin, on peut voir les enfants de quelques écoles de renom, des lycéens de «bonne famille», des banquiers, des médecins qui se rendent à leurs cabinets… Tous biens habillés, bien coiffés. Beaucoup d’entre eux prennent leur petit-déjeuner sur les terrasses des nombreux cafés tout au long de l’une des plus longues rues de Tunisie, l’avenue Hedi Nouira.
Et pourtant la nuit… Le quartier se déshabille et met à nu ses mille et un visages pour le bonheur des chauves-souris du quartier… ces autres occupants qui se réveillent la nuit. Prostitution, drogue, échangisme, alcool à volonté, le lieu de tous les vices…
L’un des quartiers chics préférés des jeunes, celui des premières amourettes
«Avec mon premier petit copain, on se voyait dans l’un des salons de thé de l’avenue Hedi Nouira. Souvent nos parents insistaient pour nous accompagner et, pour ne pas dire que nous sortions en couple, on s’arrangeait pour que ma copine et son petit copain sortent le même jour… Moi devant eux j’allais rejoindre mon amie puis elle nous laissait en tête à tête et allait avec son petit copain dans un autre café… On avait plein de petites astuces comme ça. Les samedis on allait souvent entre copines prendre une pizza là-bas. En fait, comme il y a beaucoup de restaurants et de salons de thé à proximité, ça nous arrangeait d’aller là-bas, ça nous laissait l’embarras du choix. Depuis que j’ai eu mon bac, je n’y vais plus, car je me rends compte que ce n’est pas agréable d’être comme ça dans un café situé entre des immeubles alors que pour le même prix je pourrais prendre un café en banlieue nord et c’est quand même beaucoup mieux», nous confie Sandra, 25 ans.
En effet, à l’heure des sorties de lycées et les après-midi, nous retrouvons dans les terrasses beaucoup de groupes d’adolescents de 14 ans et plus… Dans un salon de thé assez luxueux, aux lignes épurées, sur des canapés en simili cuir blanc et sous des lumières aux reflets bleus, nous découvrons le menu. Des cocktails aux noms exotiques entre 7 et 9 dinars, un thé infusion à 2 dinars 500, le café à 5 dinars, le soda 3 dinars 500. À la table juste en face, six jeunes, des garçons et des filles qui ont entre 14 et 16 ans. Quand on leur demande pourquoi ils ont choisi ce café, ils répondent «on habite tous pas loin, c’est le seul endroit où il y a beaucoup de cafés sympathiques, sinon on serait obligés de prendre un taxi pour aller à la Marsa, ça reste loin et puis c’est plus simple pour les parents de venir nous chercher ici et pour ceux qui sont venus en taxis c’est moins cher». Et les prix ne les choquent-ils pas ? «Non pas du tout. C’est vrai que c’est un peu cher, mais quand on sort une fois par semaine, chacun dépense environ 10 dinars, ça va… ce n’est pas énorme.»
Un lieu d’habitation familiale
«J’habite Ennasr depuis plus de dix ans, ma fille, son mari et ses enfants y habitent et mon fils aussi. Nous avons chacun un appartement, ma sœur aussi habite dans les villas derrière et je trouve ça très confortable. Nous pouvons nous rendre visite régulièrement, quand ma fille a besoin de moi pour garder mes petits-enfants je suis à deux pas. Ici, je fais toutes mes courses à pied. Regardez là-bas, il y a une grande surface, la poste, des boutiques, des vendeurs de journaux… Je descends de chez moi et j’ai tout à portée de main» nous confie Saida, jeune grand-mère.
«Je suis sincèrement très satisfaite ici. J’ai deux garçons, l’un au lycée et le petit à l’école primaire et au niveau de l’enseignement on a l’embarras du choix. Des écoles privées de qualité, des lycées avec un bon niveau… Même quand mon fils aîné sort avec ses amis, c’est très souvent à deux pas de la maison. Le pédiatre est là, les pharmacies, les laboratoires… Pas besoin de bouger.»
Nous visitons quelques appartements qui pourraient convenir à une famille de quatre personnes… parents et deux enfants. Des immeubles tout en béton, avec interphone, gardien, une entrée plutôt sécurisée dans tous les immeubles visités. Quelque chose interpelle, pas l’ombre d’un espace vert, d’un arbre… Tout est en béton, en marbre… Dans cet immeuble, deux ascenseurs sont à l’entrée, l’appartement que nous visitons est au 5e étage.
Le gardien nous ouvre cette grande porte en bois, un hall, un salon, une salle de bains, deux chambres et une cuisine installée. Au salon, un petit balcon minuscule et dans les chambres, de grandes fenêtres qui donnent sur la grande avenue. Prix : 900 dinars.
«C’est ça les prix ici, Madame, et la demande est très forte… Estimez vous heureuse, beaucoup de propriétaires louent à la journée ou pour les étrangers. N’oubliez pas que tout est neuf et bien entretenu ici.»
Bien entretenu est un terme très relatif et sa phrase me rappelle qu’un jour en allant chez le pédiatre de ma fille et dont le cabinet situé à Ennasr, j’ai dû monter six étages à pied avec mon sac, le sac de ma fille et le landau. Grand fut mon désespoir quand j’ai appris qu’il fallait descendre à la pharmacie et remonter. L’ascenseur était en panne depuis une semaine.
Un quartier qui a du succès
Dans ce quartier se trouvent des crèches et des jardins d’enfants à la pointe de la modernité. De grandes villas bien équipées avec des aires de jeux, des caméras de surveillance… mais aussi des écoles primaires homologuées avec un programme français… Des établissements qui connaissent un franc succès et encouragent certains parents à habiter à proximité.
Tout au long de cette rue, nous trouvons de nombreuses sociétés, mais aussi de grandes enseignes, des centres commerciaux, des bijouteries luxueuses et des boutiques de vêtements.
Les banques y sont aussi très nombreuses. Il y a même une clinique, des cabinets de médecins renommés. Beaucoup de Tunisiens se rendent dans ce quartier pour différentes raisons.
Tout y a l’air si calme et si bien organisé…
Nous demandons à Ramy, propriétaire d’une agence immobilière, pourquoi il a choisi de monter son projet à Ennasr.
«C’est un quartier très animé où les gens qui passent sont de grands consommateurs, de bons clients… ici, on a de tout… et l’on peut se permettre d’avoir un bureau luxueux puisque les appartements sont très bien faits et c’est très important pour une agence immobilière, c’est une question de crédibilité.»
Ennasr se travestit… Le nouveau quartier rouge chic…
Pourtant, il suffit de gratter un peu ce vernis pour découvrir la face cachée de ce quartier. Je suis allée voir le marchand de tabac pour lui demander si l’on pouvait louer un appartement pour organiser une soirée privée, il m’a vite donné le numéro de l’un des gardiens qui a aussi son business. On l’appelle « samsar», il loue des appartements à la soirée. Quand il m’annonce le prix de 150 dinars, je lui demande si ce n’est pas un peu cher payé pour un petit appartement d’une chambre et d’un salon, il me répond que si je n’accepte pas à ce prix, des milliers de Libyens sont là pour mettre le prix fort et qu’eux ne discutent pas du tout.
«Ici, les étrangers qui louent les appartements payent plus cher que les hôtels parce qu’ils peuvent ramener des prostituées, de la drogue et faire ce qu’ils veulent, personne ne leur parle, il y a des arrangements. Madame, tu ne peux même pas imaginer ce qui se passe ici. C’est pire que la Mafia italienne» nous relate S., serveur dans un salon de thé.
Omar, chauffeur de taxi est encore sous le choc, il ne mettra plus les pieds dans ce quartier de sitôt !
«À Ennasr, il y a des cabarets … J’ai emmené ma copine là-bas. Ce n’est pas une fille avec qui je me marierai, mais c’est quelqu’un avec qui je passe du bon temps. On était assis et j’ai commandé une bouteille de vodka. En face, il y avait une table de vingt personnes au moins, tous des Libyens avec chacun une chicha et avec eux une seule femme d’un âge certain. On passait une excellente soirée, je regardais la danseuse, ma copine dansait aussi. Et puis on a commencé à boire. Moi, je me suis levé pour aller aux toilettes et en revenant, ma copine avait complètement changé d’humeur, son visage était pâle… Je ne comprenais pas ce qui lui arrivait. Elle avait changé d’un coup, ne parlait plus. Je lui ai demandé alors ce qu’il lui prenait et elle a refusé de me répondre, car elle sait que j’ai le sang chaud. J’ai menacé alors de partir et j’ai insisté. Elle m’a alors dit que la dame à côté était venue l’aborder et lui avait demandé si j’étais Tunisien. Elle lui a dit que oui alors la dame lui a demandé «qu’est-ce qu’il t’apporte, qu’est-ce que tu fais avec un Tunisien ? Regarde le nombre de Libyens qu’il y a en Tunisie, ils ont beaucoup d’argent. C’est là que je me suis levé sans réfléchir. Je me suis avancé vers la dame en question et je lui ai donné une paire de claques d’une rare violence. Tous les hommes qui étaient avec elle se sont avancés vers moi pour me frapper, le responsable de la sécurité a défendu la dame, le patron a appelé la police. Quand j’ai expliqué au patron devant les flics pourquoi j’avais fait cela, il m’a répondu que si moi ma table était à 80 dinars, le nombre de billets de la table voisine dépassait les 4.000 dinars… On m’a viré du salon de thé et je suis allé au poste de police où j’ai signé un papier dans lequel je m’engageais à ne plus m’approcher de cet endroit.»
Étonnée à mon tour, je lui fais savoir qu’il est interdit de servir de l’alcool dans ce quartier.
«C’est simple, ils servent la vodka dans des bouteilles d’eau… C’est transparent. Et ils ramènent des danseuses, les flics le savent, mais…»
Yasmine Hajri