Enquête sur les Tunisiens et l’alcool

Entre plaisir et culpabilité. Il y a quelque chose de pervers dans le rapport du Tunisien à l’alcool, ce sentiment de culpabilité qui accompagne l’acte de boire, quels que soient l’âge, le sexe ou la condition sociale. Il faut dire que l’éducation religieuse que l’on reçoit dès l’enfance, avec notamment la notion de «Haram» qu’on nous inculque au quotidien, crée une gêne face à l’alcool, alors qu’ailleurs boire est un acte convivial, qui se déroule entre amis, dans la bonne humeur et accompagné de petit plats mijotés.

En fait, l’alcool a un  impact sur la santé, les finances, la famille, la violence conjugale, la criminalité, les accidents de la route, en plus des tares constatées parfois chez les nouveau-nés… Des problèmes qui n’empêchent pas certains Tunisiens de se vanter, de prétendre battre des records en volume de boisson, affirmant même qu’ils ne sont jamais ivres.

Or l’alcool est une substance psycho-active qui  crée ce que les médecins appellent une «alcoolo-dépendance». Et c’est le médecin suédois Magnus Huss qui le premier, en 1849, a situé l’alcoolisme dans le champ des maladies et à l’extraire de sa connotation de «vice». De nos jours, il est reconnu comme une maladie par l’Organisation mondiale de la santé et défini comme étant responsable de «troubles mentaux et troubles du comportement»

Une perte de contrôle qui s’accompagne d’une dépendance physique lors du sevrage, une dépendance psychique, ainsi qu’une tolérance, qui est la nécessité d’augmenter les doses pour obtenir le même effet. Il faut savoir que l’éthanol passe directement dans le sang pour atteindre le cerveau. Il provoque une augmentation rapide de l’alcoolémie et selon la dose ingérée et l’habitude il diminue la vigilance pour atteindre l’ivresse aiguë, avec un ralentissement des réflexes, une perte de vigilance, un état d’euphorie ou de tristesse selon les personnes. Il provoque aussi une mauvaise appréciation des situations, des troubles de l’équilibre et une vasodilatation. À dose élevée, l’ivresse peut conduire au coma éthylique puis au décès.

Sexe et alcool. Maintenant que nous avons posé les bases médicales de l’alcoolisme, intéressons-nous à ses ravages. Il y a tout d’abord les effets négatifs sur le parcours professionnel, puisque l’alcoolique va avoir tendance à bâcler son travail, à arriver en retard à ses rendez-vous, à avoir des relations exécrables avec ses collègues. C’est le cas de Jalel qui avoue «j’ai raté une belle carrière de comptable à cause de mon penchant pour la dive bouteille. J’ai été viré de plusieurs boites à cause de mon manque de sérieux, mais c’est comme ça, je ne peux pas m’arrêter…»

Des facteurs psychosociaux peuvent exercer une grande influence, comme l’isolement, la solitude, le chômage. D’où ces attentes positives envers l’alcool qui, croit-on à tort, améliore les relations sociales, diminue les émotions négatives, augmente le plaisir physique, et améliore les performances sexuelles… Depuis l’Antiquité, il existe de nombreuses idées reçues selon lesquelles l’alcool améliore les performances sexuelles. C’est faux ! En réalité, l’alcool produit un effet anesthésique sur l’appareil sexuel dès le premier verre, faisant ainsi diminuer la réactivité sexuelle physique. À l’opposé, l’alcool provoque dans le même temps une excitation psychologique subjective inversement proportionnelle.

La chambre nationale des producteurs et distributeurs de boissons alcooliques affiliée à l’UTICA annonçait récemment que deux millions de Tunisiens avalent près d’un demi million de canettes et de bouteilles de bière, ainsi que près de cent dix mille bouteilles de vin par jour. Notre beau pays se classe ainsi au 5e rang mondial des consommateurs d’alcool par rapport au nombre d’habitants, soit une augmentation de 22% depuis 2011 malgré une flambée des prix.

Un pilier de bar plutôt sympathique affirme «c’est à cause de tous ces politiciens qui nous pourrissent la vie !» Ses  amis de table confirment, ce qui l’encourage à aller plus loin, «avant je buvais pour oublier la dictature, maintenant je bois pour oublier la démocratie !». En privé, il ajoute à notre attention «boire quelques bières me rend détendu, sympathique même !» 

L’homme boit, la femme trinque. Mais lorsqu’il revient à la maison, sa femme et ses enfants ne le trouvent pas sympathique du tout. D’après l’un de ses compagnons de table, «il a le vin mauvais, comme on dit. Il peut devenir violent à la moindre contrariété et il agresse souvent sa femme et ses gosses, allant jusqu’à leur laisser des traces de coups visibles, d’un bleu douteux…»

Et nous avons eu l’occasion, grâce à une assistante sociale, de rencontrer une jeune femme de trente-six ans, victime de violence conjugale. Elle raconte sa vie sur un ton monocorde. «Quand je me suis mariée, il a eu des problèmes d’érection, alors il s’est mis à boire, car il croyait que ça l’aiderait à mieux faire l’amour. Mais c’était pire ! Refusant d’aller voir un médecin spécialisé, il s’est mis à m’accuser d’être la cause de ses problèmes sexuels et à me tabasser régulièrement. Et comme je n’ai pas de famille sur laquelle je peux compter, je reste avec lui et je subis sa violence au quotidien…» 

Autre domaine où l’alcool fait des ravages : la route, avec ses nombreux accidents qui envoient des milliers de victimes dans l’au-delà et laissent un plus grand nombre encore de victimes atteintes de handicaps sérieux. Notre pays possède le record des pays arabes avec 18,8 morts pour 100.000 habitants, même si ces chiffres tendent à  baisser.

Ahmed circule en fauteuil roulant depuis un an. Il se remet doucement grâce à des séances de kinésithérapie. Optimiste malgré sa situation, il reconnait : «j’avais un peu trop bu ce soir-là dans cette boite de Sousse et je faisais confiance à mes réflexes. Mais un virage trop serré dans une bretelle de l’autoroute m’a fait perdre le contrôle de ma voiture. Je continue cependant à boire, mais pour des raisons évidentes, je ne conduis plus, provisoirement…»

Ces accidents de la route constituent la principale cause de décès chez les jeunes de sexe masculin. L’alcool en est le premier facteur, la principale cause… Les jeunes d’aujourd’hui ont d’ailleurs tendance à commencer à boire bien plus tôt que leurs prédécesseurs.

D’après les chiffres du ministère de la Santé publique, des études réalisées périodiquement depuis 1990 montrent que «20.4% des adolescents ont consommé au moins une fois une boisson alcoolisée, 33.5% de garçons et 7.5% de filles. Il s’agit surtout de jeunes du milieu urbain, 20.8% contre 17.5% en milieu rural». Ces enquêtes soulignent que «parmi les garçons qui ont goûté à l’alcool 76.9% ont été ivres au moins une fois et 41.7% plusieurs fois ; ces expériences d’ivresse ont été vécues par 30% des filles qui ont déjà goûté à l’alcool.»

Notons enfin qu’il y a ceux qui profitent illégalement de l’alcool, les pourvoyeurs illégaux et autres commerçants clandestins qui peuplent les quartiers populaires. Eux n’ont pas attendu la Révolution pour pratiquer ce commerce illicite qui les mène souvent en prison, la vente d’alcool étant monopole d’État. Et l’État ne supporte pas la concurrence quand il s’agit de se remplir les poches !

L’alcool au féminin. C'esst le secret qui domine le rapport de la femme tunisienne avec l’alcool, avec parfois un sentiment de gêne et même de honte. Tolérée pour les hommes, l’addiction à l’alcool reste un tabou au féminin. D’après nos estimations lors de cette enquête, cette addiction touche près de 5 % des femmes, essentiellement chez les jeunes, avec une consommation de deux à trois fois par semaine.

Une jeune fille raconte comment elle a sombré dans l’alcool. «Je me suis mise à boire des vodka orange vers l’âge de 16 ans avec mes amis du lycée. Au début je trouvais ça sympa, car ça me décontractait, mais avec le temps j’ai eu des problèmes d’obésité. En plus je devenais nerveuse et irritable quand je restais plusieurs jours sans boire, car je ne peux pas acheter moi-même ma boisson. Ce serait mal vu par mes amies et scandaleux pour ma famille. Aujourd’hui j’ai 21 ans et j’ai honte de ma situation, mais je n’y peux rien…»

Dans certains cas assez graves, comme cette dame de quarante-six ans, l’alcool se consomme en solitaire, dans sa cuisine, jusqu’à épuisement des stocks. Elle avoue «un mariage raté, une série de rencontres frustrantes et une certaine faiblesse face à l’alcool ont contribué à me pourrir la vie. Je m’approvisionne surtout dans les grandes surfaces, en prenant soin de cacher les bouteilles sous les autres achats…»

 L’alcool au féminin, c’est aussi un sentiment diffus de culpabilité, de solitude. Souvent ce sont des femmes qui travaillent, qui sont à des postes à responsabilité. Ce sont des femmes qui paraissent être des battantes, mais qui au fond manquent de confiance en elles-mêmes. Certaines femmes dépressives sont également touchées. Enfin celles qui présentent des troubles du comportement alimentaire, notamment celles qui souffrent de boulimie peuvent être victimes d’alcoolisme.

Un mort toutes les dix secondes à cause de l’alcool. L'OMS (Organisation mondiale de la santé) a publié un communiqué au mois de mai dernier affirmant que l’alcool tue chaque année 3,3 millions de personnes dans le monde, soit plus que le sida, la tuberculose et la violence réunis, soit un mort toutes les dix secondes !

Craignant une aggravation de la situation, l’OMS dresse une carte mondiale des consommations et avance plusieurs recommandations pour lutter contre ce fléau. La Russie et ses voisins ukrainiens et polonais sont les pays qui consomment le plus d’alcool par habitant dans le monde, selon un rapport publié cette semaine par l’OMS.

Non seulement la consommation d’alcool peut entraîner une dépendance, mais elle augmente également le risque de développer plus de 200 maladies, dont la cirrhose du foie et certains cancers. En outre, l’usage nocif de l’alcool peut occasionner des actes de violence et des traumatismes. Le rapport indique également que cette pratique rend plus vulnérable face aux maladies infectieuses comme la tuberculose et la pneumonie.

Les analystes de l’OMS ont établi une carte qui propose un regard révélateur sur les habitudes de consommation d’alcool à travers le monde. Selon cette carte,  les Russes lèvent deux fois plus le coude que la moyenne mondiale et consomment plus de 12,5 litres par personne par an. Cependant, étant donné que moins de la moitié de la population mondiale (38%) boit de l’alcool, la moyenne mondiale de 6,2 litres par habitant pourrait aussi être recalculée et atteindre une moyenne de 17 litres parmi les pays qui  boivent.

Bizarrement, le Portugal est le seul autre pays à dépasser la Russie et l’Europe de l’Est, avec plus de 12,5 litres par an, soit la même quantité que les Polonais, les Roumains, les Tchèques, les Hongrois et les Slovaques.

Selon la carte, les Français, les Britanniques, les Espagnols et les Allemands partagent des habitudes de consommation similaires a celles des Canadiens et des Australiens (10 à 12,4 litres) et ils dépassent les consommateurs américains, brésiliens, argentins, chiliens et péruviens. Les États-Unis et l’Amérique latine boivent en moyenne 7,5 à 9,9 litres par an.

De manière prévisible, les pays qui boivent le moins sont les pays majoritairement musulmans en Afrique, au Moyen Orient et en Asie du Sud-Est. Le rapport montre également des différences notables entre les sexes en ce qui concerne l’abus d’alcool : le nombre d’hommes qui décèdent de causes liées à l’alcool est presque deux fois plus important que le nombre de femmes qui en meurent (8% contre 4%.)

 Yasser Maârouf

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