Enquête : Viandes rouges, le grand banditisme dans l’alimentation

Par Anis Somai

 

Après la Révolution de 2011, le secteur des viandes rouges est devenu un véritable problème de société et a chamboulé à la fois la vie des ménages et les rouages du pouvoir. À première vue, le problème paraît anodin ne dépassant pas une simple régulation du marché par le prix. C’est sans compter avec les combines diverses et le grand banditisme dans l’alimentation.

Descente dans les labyrinthes d’un secteur complètement déréglé, celui  que le public ignore et pour  lequel  les autorités n’y peuvent rien.

Origines du problème 

Avant la Révolution, le secteur des viandes rouges était plus ou moins organisé et souffrait de quelques lacunes. Après janvier 2011, plusieurs facteurs ont fait que tout le système soit désordonné. Il y a eu d’abord l’anarchie qui a sévi partout et qui a conduit à la déréglementation du marché. Tout était en sens dessus dessous et est apparu alors le phénomène du vol de bétail prenant de l’ampleur au fur et à mesure de la descente du pays aux enfers.  Les vols ont commencé en catimini pour se transformer graduellement en hold-up et autres guets-apens armés avec leurs lots d’agressions et de prises d’otages dans certains cas.  De fil en aiguille, les voleurs se sont rassemblés en bandes puis en réseaux criminels mafieux, tentaculaires. Ils diversifièrent leurs forfaits vers le trafic et la contrebande à destination de l’Algérie et de la Libye, emportant  des cargaisons de bétail à l’aller et de carburant au retour.

Ne s’inquiétant pas de subir des sanctions privatives de liberté, à cause du laxisme de l’État qui a frôlé la démission, les contrebandiers intensifièrent leurs business, ce qui a entraîné, comme conséquence directe, une diminution ostensible du cheptel ovin et bovin.  L’entrée de plus d’un million de libyens en Tunisie n’arrangea pas les choses en termes de consommation. On estime la consommation supplémentaire à plus de 10 %.

En outre, la cherté des fourrages, des composés, du colsa et du maïs dissuadent les éleveurs à continuer dans cette activité. À noter que 80 % des propriétaires du cheptel sont de petits éleveurs qui possèdent en moyenne une cinquantaine de têtes d’ovins et cinq à six têtes de bovins.  Ces derniers ne trouvant pas un État fort qui les protège, se retrouvent pris en tenaille entre risquer leurs vies et faire faillite.

Tous ces facteurs réunis ont conduit à un déséquilibre sévère entre l’offre et la demande. Celle-ci étant largement supérieure à l’offre, une flambée ingérable des prix s’est installée sans compter que les prix de revient se sont envolés à leur tour. À partir de là, le phénomène s’emballe dans une spirale concentrique conduisant à  tout ce qui se produira par la suite.

 Les circuits de distribution

Originellement  bien organisés avant la Révolution,  les circuits de distribution s’approvisionnent  à partir du bétail provenant de la filière élevage ou engraissement pour passer par la suite au marché des bestiaux où se rencontrent les éleveurs et les artisans bouchers. Une fois la transaction achevée, il ne reste plus qu’à emmener les bêtes à l’abattoir. L’artisan boucher récupère par la suite sa marchandise pour la vendre au détail.

Dans le cas où la demande dépasse l’offre, l’État intervient pour réguler le marché. Il se trouve dans l’obligation d’importer une certaine quantité de viande réfrigérée pour la consommation ordinaire des ménages et congelée pour des cantines diverses (armée, police, restaurants universitaires, etc.)

L’importation des viandes rouges n’étant pas libre, à l’import comme à l’export, elle est soumise à des autorisations des ministères du commerce et de l’agriculture, selon le cas, et est confiée à des grossistes et à l’organe régulateur étatique opérant dans le secteur à savoir la société « Ellouhoum ».

Situation du secteur après 2011

Après la Révolution, le circuit de distribution, surexposé, a été complètement dénaturé. La machine productive a été déréglée notamment en ce qui concerne la viande ovine. Les vols sont devenus monnaie courante et l’abattage anarchique s’est généralisé touchant aussi bien les ovins mâles que les femelles sans exception ainsi que les jeunes ovins. L’absence de contrôle économique et sanitaire et le laxisme des pouvoirs publics n’ont fait que donner de l’ampleur au phénomène. L’État étant aux abonnés absents, rien ne freinait plus les voleurs, les contrebandiers, opportunistes et autres spéculateurs de toutes sortes. Sans compter qu’un nombre important d’intermédiaires se sont infiltrés dans les circuits ordinaires multipliant ainsi les transactions, faisant chacun une marge bénéficiaire individuelle à chaque étape et faisant grimper le prix au-delà du pouvoir d’achat des consommateurs. Simultanément, les agissements de certains grossistes importateurs de viande, qui doivent, en principe, jouer un rôle de régulateur afin de stabiliser le marché, ajoutent à l’anarchie du secteur. Ces derniers, une fois obtenu leurs autorisations d’importer la viande, qu’elle soit bovine ou ovine, sur pied ou en carcasse, réfrigérée ou congelée, dérogent à ce qui a été convenu sur l’autorisation d’import. En effet, sur les papiers officiels, les grossistes demandent l’autorisation d’importer une viande de qualité supérieure qu’on peut dénommer « Qualité A », mais importent, en réalité, une qualité beaucoup moins noble et bien entendu, moins chère mais facturée en Tunisie au prix de la qualité supérieure ou « Qualité A ».

De mauvaises langues disent même que certains d’entre eux gardent la différence en devises dans des comptes bancaires à l’étranger… D’ores et déjà, le prix de la viande destinée au consommateur tunisien se retrouve gonflé et ce n’est que la première étape.

Une fois la viande en Tunisie, ces grossistes ont 48 heures, tout au plus pour l’écouler. Pour cela, ils organisent leurs propres circuits de distribution, illicites et clandestins bien sûr. Ils ont sous leur coupe un réseau d’individus satellitaires ventilés en deux catégories :

– des intermédiaires ordinaires n’ayant pas une grande assise financière qui réceptionnent la viande et la distribuent contre paiement immédiat en espèce moyennant une commission de 500 millimes au kilogramme.

– Des intermédiaires fortunés, ayant une très bonne assise financière et pouvant, par conséquent, vendre à crédit en contre partie de chèques antidatés et moyennant, cette fois, une commission de 1,300 dinar au kilogramme.

Le passage par ces intermédiaires fait, bien entendu, grimper les prix encore plus. Les clients sont des bouchers nouvellement installés, peu scrupuleux, n’ayant pas un nom commercial et une notoriété à défendre. Ils sont triés sur le volet et font office d’un excellent outil de distribution des marchandises objet de la supercherie qui consiste en un mot à vendre le réfrigéré au prix du local avec absence d’indication et de traçabilité. Les bouchers sérieux et honnêtes, quant à eux, sont écartés du réseau et sont les premiers à être impactés négativement par la cherté de la viande commercialisée au consommateur final. Le trafic qui s’est organisé n’arrange pas leurs affaires et ils subissent de plein fouet les conséquences du statut quo avec des méventes atteignant un taux de 70% 

Le ministère du commerce et de l’artisanat, le ministère de l’agriculture et celui des finances ainsi que la société « Ellouhoum » et le Groupement interprofessionnel des Viandes rouges et du Lait (GIVLAIT) qui sont les organes publics de la régulation du marché ont essayé à maintes fois et essayent toujours de jouer leur rôle de régulateur mais les gens ayant un intérêt fort à laisser le marché déréglé redoublent d’effort et d’ingéniosité et mettent le paquet afin d’entraver l’action régulatrice. Ils ont, entre autres, incité et à plusieurs reprises, une horde de « mercenaires » à la société « Ellouhoum » afin de provoquer des échauffourées et des troubles pour maintenir le statut quo et ils y sont bien parvenus…

Les solutions à envisager

La fédération nationale des métiers relevant de l’Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA) a constitué depuis plus d’une année une commission dont le rôle est d’étudier la refonte structurelle de la filière viandes rouges et de proposer des solutions opérationnelles et concrètes. Cette commission est constituée, outre la fédération nationale des métiers à qui est confiée la présidence, de l’Union tunisienne de l’Agriculture et de la pêche (UTAP), l’Organisation de défense des consommateurs (ODC) et le Groupement interprofessionnel des Viandes rouges et du Lait (GIVLAIT). La commission a travaillé pendant plus d’une année afin de diagnostiquer la situation et proposer des solutions. Elle a confectionné un rapport de synthèse complet qui va être présenté prochainement au gouvernement…

Quoi qu’il en soit, l’absence de contrôle sur les routes et sur les frontières doit redevenir une priorité pour contrecarrer la contrebande. Quant aux sanctions, elles doivent devenir dissuasives avec notamment des peines privatives de liberté. L’État se doit de redevenir fort et de reconquérir son prestige tant terni par son laxisme. Pour palier à la diminution du cheptel ovin, l’État peut aussi, adopter des solutions conjoncturelles, en attendant la refonte complète et structurelle de la filière des viandes rouges. Le Mufti de la république peut, dans ce sens, assumer sa responsabilité et décréter une fatwa pour ne pas sacrifier de mouton pour cette année afin de donner un souffle au cheptel ovin pour se reconstituer. Cela pour les solutions conjoncturelles à court terme.

Quant à la refonte complète de la filière, Voici ce qui devrait être entrepris :

– Suppression de tous les intermédiaires et spéculateurs.

– Limiter les transactions et les restreindre exclusivement entre les parties prenantes à savoir l’éleveur et l’artisan boucher.

– Instaurer un système de travail régi par la titularisation via des cartes professionnelles.

– Retour en force du rôle de régulateur joué par l’État (régulation par la quantité).

Protéger les éleveurs contre les vols et les agressions.

– Encourager les micros crédits à l’adresse des petits éleveurs pour relancer l’élevage, les fixer dans leurs régions et leur assurer un revenu décent.

– Identifier les magasins de vente des viandes et séparer les filières, c’est-à-dire que les artisans bouchers doivent choisir entre le commerce des viandes locales ou celui des viandes importées.

– Instaurer l’obligation de l’indication de l’origine des viandes et la traçabilité du circuit.

Des textes de lois devraient voir le jour pour réguler l’activité des viandes rouges et appliquer la refonte structurelle de secteur via les solutions sus indiquées.

 

A.S.

 

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