Par Dr Sami Ayari*
Zygmunt Bauman, figure majeure de la sociologie européenne, et inventeur des concepts sociologiques de « liquidité », de « société liquide » et de « modernité liquide ». dans son livre «La Vie liquide», attire l’attention sur la nature éphémère des savoirs dans un monde caractérisé par une transformation rapide et constante. Il décrit une société où les compétences et les connaissances, autrefois considérées comme des acquis durables, deviennent rapidement obsolètes face à l’accélération technologique et aux mutations économiques.
Dans ce contexte, une université qui se concentre uniquement sur l’acquisition de compétences techniques immédiates court le risque de former des individus peu préparés à affronter l’incertitude et le changement. Ces talents « jetables » seraient certes adaptés à des besoins spécifiques et immédiats du marché, mais leur manque de polyvalence et d’adaptabilité les rendrait vulnérables à l’évolution des exigences professionnelles.
En Tunisie, quelle stratégie le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique (MESRS) a-t-il adoptée face à ce monde en perpétuelle transformation, afin de dépasser une vision de l’université et de l’éducation qui se limiterait à produire des spécialistes dépourvus de vision critique et de capacité à innover ?
La créativité et la résilience sont aujourd’hui des qualités essentielles, non seulement pour relever les défis futurs, mais aussi pour redéfinir continuellement les contours du rôle de l’université dans une société en constante évolution.
La Tunisie a adopté un plan stratégique de réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique pour la période 2015-2025. Alors que cette initiative arrive à son terme, il est désormais essentiel d’en dresser un bilan complet. Ce plan a été élaboré autour de cinq objectifs généraux majeurs :
- améliorer la qualité de la formation universitaire et l’employabilité des diplômés,
- promouvoir la recherche et l’innovation,
- promouvoir la bonne gouvernance et optimiser la gestion des ressources,
- réviser la carte universitaire pour un meilleur ancrage et équilibre régionaux,
- promouvoir la formation pédagogique des enseignants.
Nous avons retenu deux sous-objectifs parmi l’objectif général majeur numéro 1 et un autre parmi l’objectif général majeur numéro 2, tout en élargissant la réflexion. Ces sous-objectifs ont été organisés en trois thématiques principales : enseignement supérieur public, enseignement supérieur privé, ainsi que recherche et innovation.
Enseignement supérieur public en Tunisie : prêt pour les défis de demain ?
Commençons par le sous-objectif OS 1.4 : optimiser le système de formation et d’évaluation des étudiants. Il s’agissait de favoriser l’auto-apprentissage tout en mettant en place des mécanismes visant à pallier les insuffisances des étudiants en termes de prérequis, de développer les passerelles et la transférabilité des acquis, de réviser les systèmes de formation en se référant aux standards internationaux, d’améliorer le système LMD en concertation avec les différents acteurs …
En ce qui concerne le système LMD par exemple, le MESRS a entrepris des consultations avec des parties prenantes afin d’en identifier les lacunes avec pour résultat attendu, la révision des textes législatifs et la consolidation de l’ensemble de ce système, une approche Bottom-up pour répondre à un système d’origine française installé en mode Top-down à la base !
En effet, le MESRS a entrepris une réforme notable du système LMD dès l’année universitaire 2022-2023, dans le but de rendre les formations universitaires plus flexibles et adaptées aux réalités contemporaines. Ces changements touchent aussi bien les contenus pédagogiques que les modalités d’évaluation et la mobilité internationale, visant à répondre davantage aux besoins des étudiants et aux exigences du marché de l’emploi.
Le décret présidentiel n° 2022-631 du 14 juillet 2022, publié au Journal officiel de la République tunisienne (JORT) le 19 juillet 2022, établit le cadre général des études et fixe les conditions d’obtention du diplôme national de licence dans le système LMD. Ce texte met particulièrement l’accent sur la licence en précisant des aspects clés :
- La structure des unités d’enseignementdans chaque parcours.
- L’attribution des crédits, qui suit désormais des critères plus clairs et plus en phase avec les standards internationaux.
- L’organisation des examens, pour garantir davantage de rigueur et de cohérence dans l’évaluation.
- Les régimes d’évaluation, de progression et de passage annuel, introduisant plus de flexibilité pour favoriser la réussite des étudiants tout en maintenant un haut niveau d’exigence.
Contrairement à la Tunisie, le Maroc a pris la décision audacieuse en 2020-2021 de remplacer le système LMD d’origine française par un modèle anglo-saxon (Bachelor’s, Master’s, and Doctorate. Ce modèle est utilisé dans des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada…)
De nombreux pays ont adopté le système Bachelor, considéré comme le diplôme universitaire le plus répandu et largement apprécié à l’échelle internationale. Sa structure flexible et son aptitude à répondre efficacement aux exigences des marchés de l’emploi en font un modèle de référence. Ce système, en phase avec les défis de l’internationalisation des études et de l’employabilité, prépare les étudiants de manière optimale à leur insertion professionnelle tout en répondant aux attentes des employeurs.
Contrairement au système LMD, inspiré du modèle français, le système anglo-saxon met l’accent sur la transversalité des savoirs, l’auto-apprentissage et les compétences pratiques. Il privilégie également les projets interdisciplinaires et les activités pratiques, mieux alignés sur les besoins du marché du travail. En outre, il offre une plus grande souplesse dans le choix des modules et facilite le transfert des crédits entre établissements, renforçant ainsi l’adaptabilité et la mobilité des étudiants.
La Tunisie maintient ce régime éducatif, largement perçu comme dépassé, conçu initialement pour valoriser les compétences des étudiants et favoriser leur employabilité. Ce système LMD a déçu dans sa capacité à atteindre ces objectifs. Il semble aujourd’hui relégué au second plan, les débats à son sujet étant rares et peu approfondis. Les réformes éducatives continuent de se décider au niveau des institutions officielles, sans réelle consultation des principaux intéressés : les étudiants eux-mêmes. Cette centralisation des décisions limite la prise en compte des besoins et des attentes de la communauté estudiantine.
Le contraste entre les deux approches met en lumière la nécessité pour la Tunisie de reconsidérer d’une façon radicale son système éducatif, afin de ne pas risquer un retard accru par rapport aux standards internationaux.
Les défaillances du secteur public de l’enseignement supérieur, notamment la dégradation des infrastructures, l’obsolescence des méthodes pédagogiques et le manque de ressources, poussent de plus en plus d’étudiants à se tourner vers le secteur privé. Cette situation nourrit une demande croissante pour les établissements privés qui, bien que souvent critiqués pour leurs inégalités de qualité, semblent répondre à une partie des besoins non satisfaits par le public.
Enseignement supérieur privé : une croissance impressionnante, mais quelle qualité au juste ?
Passons, maintenant, au deuxième sous-objectif, OS1.5 : impulser la réforme de l’enseignement supérieur privé vers davantage de qualité. Il s’agit d’instaurer une démarche qualité conformément aux normes nationales et internationales et cela se décline en ces actions :
Pour garantir une démarche qualité conforme aux normes nationales et internationales dans le domaine de l’enseignement supérieur privé, plusieurs actions stratégiques ont été envisagées. Tout d’abord, il est prévu de réviser le cahier des charges et le cadre juridique relatifs à la création et au suivi des établissements d’enseignement privé.
Le personnel académique, le processus de recrutement et l’évolution des grades des enseignants au sein des universités privées seraient soumis à l’évaluation de jurys nationaux.
Ces initiatives visent à renforcer la qualité de l’enseignement privé tout en harmonisant ses standards avec les exigences nationales et internationales
En 2021-2022, le paysage de l’enseignement supérieur privé en Tunisie comptait 73 établissements accueillant plus de 37.816 étudiants tunisiens, dont 17.000 dans les filières d’ingénierie et de technologie, et 5.075 étudiants étrangers. Malgré cette évolution, aucun nouveau décret ou cahier des charges actualisé ne semble avoir été adopté, ce qui indique que le système continue de fonctionner selon les cadres existants.
En parallèle, les diplômés du secteur public en 2022 dans des domaines clés étaient estimés à 6.955 en sciences informatiques et multimédia et 6.911 en ingénierie et techniques apparentées, soit un total d’environ 14.000 diplômés. Ces chiffres restent inférieurs au nombre de diplômés du secteur privé, qui domine dans plusieurs disciplines stratégiques pour l’économie tunisienne.
La qualité des formations dans les établissements privés en Tunisie reste une source de préoccupation majeure. Si certains atteignent des standards acceptables, voire excellents, une majorité se limite à des résultats moyens, tandis que d’autres peinent à proposer des formations compétitives. Cette disparité soulève des doutes quant à l’efficacité du système éducatif privé. Malgré quelques améliorations notables, le non-respect fréquent du cahier des charges, l’emploi de personnel académique insuffisamment qualifié et l’absence de contrôle rigoureux demeurent problématiques. Ces lacunes impactent négativement la préparation des étudiants, notamment dans des secteurs clés comme l’ingénierie et les technologies avancées.
Une question : faut-il repenser le système d’orientation et de sélection, qui alimente principalement les écoles et universités privées, en généralisant ou en revenant aux préparatoires intégrées pour mieux encadrer les étudiants et garantir une égalité des chances ?
Recherche et innovation en Tunisie : un avenir prometteur sous condition d’attractivité, de financement et des débouchés
Allons à l’objectif général majeur numéro 2, promouvoir la recherche et l’innovation et au sous-objectif OS2.3, renforcer le financement et l’infrastructure de la recherche.
Il s’agit de développer l’infrastructure de recherche et d’optimiser son utilisation. Parallèlement, il est nécessaire de renforcer la capacité des universités à concevoir et à gérer des projets internationaux. Des mécanismes doivent être mis en place pour permettre aux régions et aux structures de développement de participer activement à leur financement, tout en favorisant les partenariats public-privé (PPP).
Le développement de l’infrastructure de recherche et son optimisation comprennent plusieurs actions clés, les résultats attendus incluent une meilleure accessibilité aux infrastructures de pointe et une augmentation des productions scientifiques de qualité.
Un contraste frappant se dégage lorsque des chercheurs soulèvent des questions cruciales concernant l’évolution des infrastructures universitaires. Pourquoi, malgré les promesses de modernisation, des éléments essentiels tels que la connexion internet restent-ils dans un état déplorable, alors que des professeurs affirment que la situation n’a pratiquement pas évolué depuis leurs propres années d’études ? Cette stagnation soulève des interrogations sur la volonté réelle de réformer et d’adapter les infrastructures universitaires aux standards modernes nécessaires à une éducation de qualité.
La fuite des cerveaux, particulièrement dans des professions clés comme celles des ingénieurs, médecins, biologistes et financiers, reste une problématique préoccupante en Tunisie, mais le ministère de l’Enseignement supérieur semble s’abstenir de s’exprimer clairement à ce sujet. Cette inaction soulève des interrogations sur l’engagement du ministère vis-à-vis de l’avenir des diplômés tunisiens et de l’adéquation du système éducatif aux besoins du pays.
Il serait pertinent pour le ministère d’établir des liens solides avec ces Tunisiens expatriés afin de tirer parti de leur expertise et de leur expérience acquises à l’international et de leurs réseaux. Les compétences de la diaspora pourraient être un levier puissant pour l’innovation et la modernisation des secteurs cruciaux en Tunisie, surtout en matière de recherche et de développement. Des collaborations renforcées pourraient permettre de combler le fossé entre les standards mondiaux et les réalités locales, en apportant des connaissances pratiques et une vision globale des défis actuels.
Une piste prometteuse pour dynamiser la recherche en Tunisie réside dans le co-encadrement de projets entre professeurs tunisiens travaillant à l’étranger et laboratoires locaux. Cette collaboration pourrait apporter une perspective internationale.
En effet, les chercheurs tunisiens rencontrent des difficultés croissantes pour financer leur participation à des conférences internationales, essentielles pour le rayonnement et la valorisation de leurs travaux. De plus, le manque de soutien pour publier et promouvoir leurs articles dans des revues prestigieuses constitue un obstacle majeur à la reconnaissance de leurs contributions scientifiques. Une revalorisation des budgets et une stratégie de soutien renforcée sont nécessaires pour relancer efficacement ce secteur vital.
Les laboratoires, notamment dans des domaines stratégiques, se vident faute de débouchés, si bien qu’on ne trouve plus de doctorants !
Une régulation plus stricte des filières doctorales, une meilleure coordination avec les besoins économiques et des partenariats accrus avec le secteur privé apparaissent comme des solutions viables pour revitaliser le secteur. Ces mesures pourraient également attirer des financements externes et redonner une impulsion à la recherche appliquée.
L’enseignement supérieur en Tunisie fait face à une prolifération de spécialités sans débouchés clairs et une qualité de formation en déclin, nécessitant une refonte stratégique face à des ressources limitées. Il est crucial de réévaluer les formations proposées, en fermant celles sans impact économique direct ni pertinence locale. Cela génère des diplômés dont les compétences n’ont pas de place sur le marché du travail, alimentant ainsi la fuite des cerveaux. Une réduction des places dans les formations moins demandées et un réalignement avec les besoins économiques, notamment dans les secteurs à fort potentiel comme les technologies vertes et l’intelligence artificielle, sont essentiels.
Au-delà de ce plan et de ce bilan dont l’heure est désormais venue, une communication claire, précise et transparente sur les résultats devient une nécessité absolue. L’enseignement supérieur en Tunisie ne concerne pas uniquement les acteurs institutionnels, mais touche le présent et l’avenir de toute la nation. Il est impératif d’aller au-delà des approches top-down qui ignorent la voix du terrain et d’adopter des démarches bottom-up, impliquant réellement tous les acteurs, de manière ouverte et communicative. Le statu quo ne peut plus durer : il est temps d’instaurer une véritable transparence pour redonner confiance et réorienter l’avenir de l’enseignement supérieur.
La stratégie de l’enseignement supérieur doit s’inscrire en concertation et en harmonie avec les autres stratégies nationales, notamment celles liées au numérique, à l’intelligence artificielle, à la cybersécurité, et aux technologies émergentes. Une telle coordination garantirait une meilleure adéquation entre les formations proposées, les compétences développées et les besoins des secteurs prioritaires pour le développement économique et technologique du pays. En alignant ces efforts, la Tunisie pourrait maximiser son potentiel en termes d’innovation, de compétitivité et de préparation aux défis de l’avenir. γ
*Cofondateur et coordinateur général du Tunisia CyberShield,
Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society