Au même titre que l’apprentissage de la démocratie, l’État apprend à mettre en place une stratégie cohérente favorisant l’anticipation des éventuelles attaques terroristes. Jadis, la façon de faire qui fût privilégiée à l’époque de la dictature de Ben Ali était la répression tous azimuts et une violation saillante des Droits de l’Homme et les libertés individuelles.
Après le 14 janvier 2011, le système politique tunisien tente tant bien que mal de changer cette donne autoritaire en prenant en compte les revendications de la population dans ses pratiques gouvernementales. Ce cheminement vers une approche articulée entre liberté et sécurité ne va pas sans heurts, tergiversations, divergences et aussi tensions entre partis politiques. Concrètement, cette approche peine à voir le jour. Dans cette perspective, RÉALITÉS ouvre le dossier pour savoir si accord y a entre les différents acteurs de la scène politique autour de la lutte contre le terrorisme au-delà des déclarations apparemment consensuelles ? Voit-on une feuille de route se profiler afin d’endiguer ce fléau qui mine de l’intérieur la société tunisienne et sa transition vers la démocratie ?
Incarnation de la lutte contre le terrorisme
Contrairement à la période d’Ali Laârayeth, où le ministre de l’Intérieur Ben Jeddou se trouvait régulièrement exposé à la critique de l’opinion publique, Mehdi Jomâa se met en avant et se veut l’incarnation de la lutte contre le terrorisme. À l’égard des citoyens, il adopte un style direct avec une rhétorique de realpolitik. Il met l’accent sur l’action fondée sur l’exposition des faits, misant sur la transparence sur la réalité des moyens mis en œuvre pour endiguer ce fléau.
Sur le terrain, Jomâa s’est rendu en une visite éclair en Algérie, le 22 juillet 2014, où il a rencontré Abelmalek Sellal son homologue algérien. Selon les sources de RÉALITÉS, cette visite donnera lieu au renforcement du dispositif sécuritaire aux frontières avec l’engagement de l’armée algérienne avec les 6.000 soldats tunisiens qui seront déployés sur place. Ainsi, quelques 8000 soldats algériens seront déployés à la frontière tuniso-algérienne. « On nous parle à longueur de journée de la coordination sécuritaire avec les Algériens.
La visite du chef de gouvernement Mehdi Jomâa a permis de mesurer à sa juste valeur la teneur de la collaboration tuniso-algérienne et notamment d’explorer les défaillances en matière de coordination et d’échanges d’information.
Il n’en demeure pas moins que la gouvernance de Jomâa, même animée de bonnes intentions, est marquée par la recrudescence des attaques des groupes extrémistes. Face à cette situation, une cellule de crise a été mise en place le 20 juillet, suite à la tuerie du 16 juillet 2014 qui s’est soldée par la mort de 15 soldats et 23 blessés dans les rangs de l’armée nationale.
Cette cellule a décidé de procéder à un recrutement urgent de 3250 agents qui viendront renforcer les effectifs de l’armée alors que la garde nationale en enrôlera 500. Dans la foulée, un groupe d’audit fût créé avec pour mission d’examiner les finances d’associations à caractère religieux et de mettre en lumière leur lien avec le terrorisme. Troisièmement, une action judiciaire est prévue contre toute personne prônant la violence et prônant le « takfir » (accusation d’apostasie). Par conséquent, selon nos informations, plus de 150 individus ont été arrêtés depuis cette attaque terroriste. Parmi ces individus, figurait « Abou Ayoub », arrêté samedi 26 juillet à Gabès (sud-est du pays).
Dans cette même lignée, vingt et une mosquées «hors contrôle» réparties sur toute l’étendue de la République ont été fermées depuis vendredi 25 juillet 2014. La région de Nabeul est le gouvernorat le plus touché par cette décision où huit mosquées échappant au contrôle de l’autorité de tutelle ont été fermées. Ces mosquées avaient connu des scènes de liesse en faveur des terroristes qui avaient assassiné les jeunes soldats.
Retour à l’autoritarisme ?
L’action du gouvernement déterminé à couper l’herbe sous les pieds des terroristes, n’est pas du goût des «nahdhaouis », entre autres. À ce titre, le député Habib Kedhr a déclaré ouvertement son opposition à la fermeture des mosquées, même celles qui ne sont pas sous le contrôle du ministère des Affaires religieuses alors que son collègue, membre du bloc du parti islamiste à l’ANC, Néjib Mrad est allé encore plus loin en niant l’existence de ce phénomène en Tunisie soulignant que tout ce qui se dit à ce propos est « exagéré » voire « instrumentaliser à des fins électoralistes ».
Ces positions s’inscrivent, il faut rappeler, dans la continuité que celles exprimées lors du Congrès de lutte contre la violence et le terrorisme organisé le 18 et le 19 juin 2013. Lequel congrès marqué par les tergiversations d’Ennahdha ainsi que le Congrès pour la République (CPR) lors des préparatifs de cette première édition et le refus de signer la charte de lutte contre la violence politique et le terrorisme. Faisant partie des rangs islamistes en Tunisie, le prédicateur controversé Adel El Almi était présent à ce rendez-vous, ce qui avait occasionné désordres et polémiques. Les partisans du Watad (parti politique d’extrême gauche), en l’occurrence, ont perçu en cette participation une provocation et une trahison envers la mémoire du martyr Chokri Belaïd.
À l’issue de ce congrès, le « pacte national de la lutte contre la violence et le terrorisme » qui en a résulté a été boycotté par 7 partis politiques ayant considéré que quelques dispositions de ce pacte ouvrent la porte de nouveau à la répression voire au «terrorisme d’État». Ces 7 partis sont : CPR, El Amen, le Parti républicain maghrébin, le parti de la réforme et du développement, le mouvement national de la justice et du développement et le parti de la culture et du travail.
Plus récemment, le Parti Tunisien (PT) et le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) craignent ce qu’ils considèrent comme « les prémices d’une nouvelle dictature ».
Mériem Mnouar, co-fondatrice du PT ne manque pas de rappeler que : « Nous avons l’impression dans la Tunisie de l’après Révolution, qu’il y a des mains invisibles qui veulent nous faire regretter le dictateur […] Bien entendu qu’il y a du terrorisme mais moi je me demande à qui profite le crime ? Et là, d’après ce que l’on voit après trois ans, le crime profite au ministère de l’Intérieur pour qu’il puisse davantage restreindre les libertés, faire régner ce climat de suspicion généralisée […] Mehdi Jomâa ainsi que sa cellule de crise ont décidé que l’institution militaire ainsi que le ministère de l’intérieur soient une ligne rouge. Il avait mis en garde les partis politiques contre toute critique qui serait adressée à ces deux institutions. […]. J’aimerai rappeler le cas d’Abdelkader Labidi, un gamin de 16 ans, torturé, agressé sexuellement pour qu’il avoue appartenir à un groupe terroriste, on lui a fait signer des aveux où il implique une vingtaine de personnes qu’il ne connaît même pas et au bout de trois mois de détention et de supplice il a été finalement relâché ».
Dans un autre registre, le président de la Haute autorité indépendance de la communication audiovisuelle (HAICA), Nouri Lajmi, a fait part, dimanche 20 juillet 2014, de son étonnement suite à la publication d’un communiqué dans lequel la présidence du gouvernement annonce que la décision de fermer les radios et les télévisions clandestines (la radio religieuse Nour et la chaîne de télévision de même «sensibilité» Al Insan) a été prise après consultation de l’instance. En ce sens, il mentionne sa surprise quant à cette manière unilatérale d’agir, même s’il déclare comprendre le caractère exceptionnel de ces mesures.
Le président de l’Institut arabe des Droits de l’Homme (IADH), Abdelbasset Ben Hassen dans une interview exclusive à RÉALITÉS déclare que le terrorisme porte le projet d’un rapport fondé sur la violence : c’est une négation des fondements de la société. Pour lui, en Tunisie ce fléau risque de balayer des traditions civiques tolérantes qui ont été développées durant des siècles, de mettre en danger une transition démocratique qui est déjà fragile. Selon lui, le terrorisme est une ligne rouge que personne ne peut tolérer et que tous les acteurs politiques et sociétaux doivent se mettre d’accord sur une nécessité d’une vision commune.
Les limites de la liberté
Dans un entretien exclusif qu’il nous a accordé, M. Abdelbasset Ben Hassen pointe une confusion totale dans cette lutte contre le terrorisme et un manque d’adhésion éthique de la part de certains partis politiques. Ce qui engendre cette confusion, dit-il, c’est justement cette dualité imposée entre sécurité et Droits de l’Homme. Lutter contre le premier n’est pas obligatoirement rétrécir les seconds. D’ailleurs, met-il en avant le premier principe des Droits de l’Homme qui est le droit à la sécurité. Ceux qui jouent sur cette confusion entravent, selon lui, le consensus sur cette question et sèment le trouble dans l’esprit de nos concitoyens. Aussi, il déplore l’absence à cet instant de consensus national indéfectible sur la question de la lutte contre le terrorisme. Nos enfants, signale-t-il, les gens de la sécurité et de l’armée, issus de familles modestes sont en train d’être sacrifiés sur l’autel des conflits partisans, idéologiques, etc. Parallèlement, tous les Tunisiens doivent se débarrasser de cet esprit de vengeance qui peut animer les fonctionnaires de l’État. Jouir du droit à l’expression ne signifie jamais appeler à la mort, à la haine et à la violence. On hérite d’une situation très fragile, rappelle-t-il, on souffre d’une situation où notre sécurité est précaire, notre système judiciaire est faible et parfois on est dans des cas où on n’a pas de réponses car les réformes tardent à venir. Pour trouver le consensus, du point de vue de notre interlocuteur, il faut un espace sain. La critique n’a jamais signifié insulte : j’ai le droit à la critique mais je n’ai pas le droit à insulter. Trouver l’équilibre entre les deux c’est la recherche d’un discours démocratique difficile à trouver en une seule journée et qui nécessite un travail de société, selon Ben Hassen. Pour prémunir notre société, nous devons être imbibés d’une grande culture d’écoute, de tolérance, marque-t-il avec insistance.
Quelle feuille de route contre le terrorisme ?
À l’heure actuelle, l’institution militaire est en crise. Certains de ses généraux sont jugés comme étant incapables de gérer cette période de tension que traverse le pays. Le 30 juillet 2014, le Général Hamdi en réaction à ces critiques présente sa démission. Il importe de signaler que ce Général a été nommé par M. Marzouki fin juillet 2013 en remplacement du Général Rachid Ammar. Hamdi est présenté comme un homme de combat qui conduisait en personne les opérations de ratissage, de déminage, etc. Selon Néji Zaïri, rédacteur en chef de Mosaïque Fm, la démission a bien été déposée sur le bureau du ministre de la Défense depuis le 23 juillet. La visite du chef du gouvernement Mehdi Jomâa à la ville de Tebessa en Algérie a mis au grand jour quelques défaillances dans la gestion de la lutte antiterroriste, dit-il. Le raid aérien du 29 juillet sur les cachettes des terroristes à Ouergha n’aurait pas été soutenu, sur le terrain, par les forces de l’armée de terre. Outre ce manque supposé de coordination, il est à noter également, selon la même source, un manque de réactivité qui s’est révélé notamment le jour de l’embuscade sanglante du 16 juillet à Kasserine. Par conséquent, l’intervention lancée pour secourir les soldats blessés et traquer les agresseurs n’a eu lieu que quelques heures après l’attaque, selon les dires de Zaïri qui relate aussi des erreurs d’emplacement, de positionnement et de soutien.
Le 30 juillet 2014, le ministère de la Défense nationale a confirmé l’acceptation de la démission du Général de brigade Mohamed Salah Hamdi, de ses fonctions de chef d’État-major de l’armée de terre et que l’intérim sera assuré par son adjoint, le colonel major Mohsen Fersi.
Dans ce contexte, le colonel major à la retraite Mokhtar Ben Nasr, membre dirigeant du Centre tunisien des études de la sécurité globale, propose une stratégie anti-terroriste pour contrer les menaces qui pèsent sur les institutions militaire et sécuritaire. Cette stratégie déclinée en trois axes consiste à engager une opération de grande envergure au Mont Chaambi pour traquer les terroristes retranchés dans cet endroit. Le deuxième axe établira une tactique permettant d’envahir Chaambi pour en contrôler à terme l’ensemble des issues, dominer ses pistes et par la même, parer à toute éventualité d’infiltration ou de sorties d’éléments terroristes voire à découvrir d’éventuels tunnels jusque-là méconnus par l’armée.
Le colonel Mokhtar Ben Nasr propose comme troisième axe la nécessité d’une vision claire et prospective qui passera par la révision de la loi sur la conscription militaire et la fusion de la garde nationale dans le corps de l’armée. Il a invité ce qu’il appelle le « corps militaire » à plus de solidarité, plus de vigilance et davantage d’engagement dans les zones de conflit et de tension. Ben Nasr met le doigt sur les « hésitations du pouvoir exécutif » face à la question du terrorisme. Ce pouvoir aux dires de M. Ben Nasr serait en panne de prise de décisions et manque de précision et de détermination.
Parallèlement à la sphère militaire, l’arène politique et syndicale est préoccupée de son côté par la tenue des élections dans un environnement propice. Le Secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Houcine Abassi, promet, à l’issue de la séance de Dialogue national du 18 juillet 2014, la tenue au mois de septembre 2014 d’un congrès national afin de lutter contre le terrorisme qui serait la deuxième édition du congrès de juin 2013.
Abdessatar Ben Moussa, président de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme indique, dans un entretien à RÉALITÉS en réponse à une éventuelle feuille de route de lutte contre le terrorisme, que la loi anti-terroriste de 2003 contenait des phrases vagues qui ont été utilisées par le régime de Ben Ali afin d’éliminer, entre autres, ses adversaires politiques. Selon lui, la prochaine loi doit articuler la lutte efficace contre le terrorisme et le respect des Droits de l’Homme. On ne doit pas utiliser la rhétorique de la sécurité pour enfreindre les libertés et ainsi ne pas respecter les paramètres internationaux, selon ses dires. Il relève qu’à l’Assemblé nationale constituante, des députés, qui étaient jadis pour la peine de mort et nullement contre la violence politique, sont à présent des «défenseurs» acharnés des Droits de l’Homme. Dans cette perspective, il appelle à une définition précise du terrorisme qui est une priorité selon Ben Moussa.
Des décisions, plutôt que des recommandations
En ce sens, l’article 13 du projet de loi antiterroriste, selon notre interlocuteur, n’englobe pas tous les crimes terroristes. Le pouvoir exécutif, à ses dires, doit participer au prochain congrès qui ne doit pas aboutir à des recommandations mais plutôt à des décisions, car le terrorisme est une réalité dans le pays. Il signale que l’espace géopolitique de la Tunisie est miné par les tensions, par les prêcheurs du rejet de l’autre et des prédicateurs wahhabites prônant la haine, des jeunes endoctrinés qui alimentent en djihadistes la guerre en Syrie. De ce fait, selon lui, le terrorisme est un projet diabolique que prend forme progressivement sous nos yeux. Pour sortir de cette crise, notre stratégie, insiste-il, doit comporter une réforme radicale de la sécurité et être multidimensionnelle. Sur le plan social, lutter contre le chômage. Sur le plan économique, lutter contre la contrebande. Sur le plan institutionnel, envisager la formation des policiers et des militaires quant à leur manière de traiter et de se comporter avec les terroristes sans utiliser la répression verbale et physique au moment des interrogatoires. Sur le plan logistique, mettre les moyens qu’il faut.
La violence de l’État, selon Abdessatar Ben Moussa, peut engendrer des frustrations multiples chez les jeunes notamment. La seule garantie pour lutter d’un côté contre le terrorisme et prévenir la violence d’État et le despotisme de l’autre, ce sont des élections libres et indépendantes, insiste-t-il.
La démocratie en Tunisie n’est pas pour demain, déplore-t-il. Tenant compte de ce fait, il met l’accent dans cette conjoncture exceptionnelle sur la nécessité de sauver la nation, miser sur l’éducation, appliquer le texte constitutionnel et enfin adapter les lois avec la constitution pour trouver l’articulation entre sécurité et liberté.
Mohamed Ali Elhaou