Entre contestation et désir de gouvernement, où va la gauche tunisienne ?

Après l’assassinat de Chokri Belaid et de Mohamed Brahmi et la sympathie exprimée par une large frange de la population tunisienne à cet égard, la gauche tunisienne semble prendre des airs assurés. Voulant comprendre cette gauche, Réalités s’est adressé au Front populaire, mais également à El Massar, appelé aussi la Voie démocratique et sociale. Alors que le premier courant semble s’attacher à une certaine radicalité dans ses propositions le second s’achemine progressivement vers la social-démocratie, c’est-à-dire une acceptation de l’économie de marché accompagnée d’un interventionnisme modéré de l’État.

El Massar et l’abandon de la radicalité marxiste

Selon Anouar Ben Noua, membre du bureau exécutif d’El Massar, la fibre d’El Massar n’est pas celle du Front populaire. «El Massar, depuis ses débuts sous le nom du Parti communiste tunisien (PCT) en 1934, a drainé vers lui nombre de compétences universitaires. La radicalité à l’heure actuelle n’est pas  de mise au sein de notre parti dans la mesure où notre force politique est hétérogène et diverse, même si on reste ancré à gauche. En l’occurrence, au sein d’El Massar il y a bel et bien des communistes, des démocrates et des gens qui se considèrent sociaux-démocrates». Selon lui, la chose la plus importante c’est la façon avec laquelle le parti trouve des compromis entre ses différentes sensibilités et tendances.  Le marxisme, aux dires de Ben Noua, n’est plus l’idéologie du parti depuis 1993. En revanche, la pensée marxiste demeure une source d’inspiration générale pour toute la famille de gauche. Marx en effet appartient à l’universel maintenant, dit-il.

En réalité, la mise en avant de la diversité au sein des partis de gauche cache des dissensions internes qui font que cette famille politique est éclatée. Selon une militante voulant garder l’anonymat, donnant juste son prénom, Rim, cette gauche éparpillée entre Nidaa Tounes, le Front populaire et El Massar est le fruit de deux dictatures successives depuis l’Indépendance du  pays en 1956. Le despotisme a impacté, d’après ses dires, les militants de gauche. Les séquelles de l’autoritarisme sont très profondes et anciennes et font qu’aujourd’hui les acteurs de gauche n’arrivent pas à se mettre d’accord sur un projet commun. Quand on revient par exemple  aux années 70 et 80, il y a eu des séparations qui émanent de clivages idéologiques. Mais après ces années, on constate, dit-elle, qu’il y a eu aussi une division entre deux gauches, celle communiste et l’autre se disant populaire. Aujourd’hui, il est très difficile pour ces deux familles de passer l’éponge et de travailler ensemble dans un même front dans la mesure où l’une à peu ou prou accepté le jeu proposé par Ben Ali et l’autre l’a totalement refusé. En ce sens, la gauche tunisienne souffre de multiples querelles intestines causées par la chape de plomb en vigueur soixante années durant.

La gauche dite populaire est demeurée, selon  notre interlocutrice, avec une idéologie très dogmatique et figée alors que les communistes d’hier ont évolué vers plus de conciliation, notamment avec un certain capitalisme patriotique ou indigène.

Aux yeux de cette militante de longue date, la gauche radicale incarnée par Hamma Hammami n’aide pas la gauche à avancer dans la mesure où elle ne peut obtenir de bons résultats lors des élections. Aussi, cette gauche ne favorise ni le rassemblement ni l’union des différentes composantes de la famille  de gauche.

Dans ce contexte de dissensions, le Front populaire à l’heure actuelle, aux dires de Rim, propose davantage shows médiatiques que d’actions sur le terrain. Outre le projet qu’il propose pour le pays que notre interlocutrice considère comme illusoire et non-applicable. Ce front populaire, dit-elle, est plus dans la déconstruction que dans la construction.  «Maintenant que Ben Ali est parti, est-ce qu’il faut tout déconstruire ? Sincèrement, je ne le pense pas. Nous avons un État assez fort, des institutions, des associations, etc. Or, quand vous entendez la jeunesse du  Front populaire, elle est pour tout déconstruire et cela est chimérique.»

Voulant obtenir le point de vue du Front populaire, nous n’avons pu parler qu’à son chargé des médias, Khraifi Chérif.Nous lui avons posé la question «le Front populaire pourrait-il gouverner un jour ?» Et l’intéressé de nous répondre que la force politique qu’il représente exprime la volonté du peuple tunisien, y compris des femmes et des hommes d’affaires. Selon lui, «le Front populaire, une fois au pouvoir, mettra fin à la corruption. Cela ne veut pas dire que l’on soit contre les gens riches, affirme-t-il. Le Front populaire est contre les créances douteuses, les malversations et les magouilles. Contrairement à ce que pensent nos détracteurs, le Front populaire ne va pas tout nationaliser». «Nous sommes un parti réaliste, pour la liberté, mais aussi pour la justice sociale, pour réduire le fossé entre pauvres et riches» dit-il. Il rajoute que cela demeure possible à partir du moment où les richesses que le pays détient, telles que le phosphate et les grandes entreprises, telles que la Compagnie de phosphate de Gafsa (CPG), Tunisie Télécom, Ooredoo, deviennent la propriété des citoyens tunisiens avec un capital national qui bénéficie à la caisse d’État. Quand cela adviendra, dit-il, des services tels que la santé, l’éducation et le transport, l’emploi et le développement régional deviendront plus accessibles pour les citoyens de ce pays. Selon Khraifi, cette idée que le Front populaire appartienne à la radicalité est plutôt une rumeur produite par les libéraux afin de stigmatiser les actions et l’image du parti. «Le plus important est le respect des objectifs de la Révolution à savoir la liberté, l’égalité, la démocratie, la dignité et la justice sociale.»

Il faut dire que ces principes sont galvaniseurs, mais les moyens de leur traduction dans la réalité tunisienne demeurent encore flous. La gauche tunisienne a encore des efforts à faire pour cesser d’être perçue comme une simple force de contestation et devenir plus apte à gouverner.

Mohamed Ali Elhaou 

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