Entre évitement et évasion : une fiscalité à bout de souffle !

Par Asef Ben Ammar*

Le système fiscal tunisien est désormais entre deux feux : d’un côté, le feu de l’évasion fiscale (vécue surtout sur le front intérieur) et de l’autre, le feu de l’évitement fiscal (déclaré depuis peu sur le front international, par l’Union européenne). Et cela arrive au terme de 7 ans de transition démocratique, une transition qui n’a pratiquement rien fait pour réformer un système fiscal à bout de souffle.
Le danger est réel, et au lieu de reculer, l’évasion fiscale progresse inéluctablement, minant au passage le socle de la «solidarité fiscale» et sapant en profondeur les valeurs de la rectitude budgétaire au sommet de l’État. Des ONG tunisiennes et des organismes internationaux (FMI, Banque mondiale, etc.) ont déjà sonné l’alarme anti-évasion fiscale, mais rien n’y fait, les gouvernements successifs de la Tunisie post-2011 laissent faire, reportant sine die la réforme fiscale.
Au point que l’Union européenne décide de «taper sur la table» et passer à la vitesse supérieure, blâmant tous azimuts le «bazar» fiscal en Tunisie, y allant franco mettre le pays dans la liste noire de 17 pays ayant une fiscalité «véreuse», «douteuse» et «paradisiaque» pour l’évitement fiscal. Ici, l’évitement fiscal est surtout lié à des entreprises européennes qui, en s’installant en Tunisie, ne paient pas leurs impôts européens, tout en étant exemptées d’impôts en Tunisie (imposées à taux zéro). L’apparition de la Tunisie sur la liste noire des «paradis fiscaux» constitue la goutte qui fait déborder le vase de l’«incivilité fiscale» en Tunisie.
Un vrai électrochoc, tout un verdict qui heurte, et de plein fouet, une économie qui peine à se relever et un gouvernement de coalition connu pour son allergie aux réformes. Quoi qu’on en dise et quoi qu’on en pense, une telle évolution est dangereuse! Et elle a besoin de réponses fondées sur des statistiques fiables et des constats honnêtes. La présente tribune se propose de fournir quelques éléments de réponses statistiques au regard de 3 questions cruciales: Que savons-nous sur les fléaux de l’évasion fiscale en Tunisie? Quelles sont les attitudes des contribuables tunisiens face à leur système fiscal? Et enfin, quelles sont les failles structurelles du système fiscal tunisien ?

Évasion fiscale, évitement fiscal… des fléaux dévastateurs!
Les problématiques fiscales rencontrées en Tunisie font la une de la presse internationale. Et pas seulement! Plusieurs rapports gouvernementaux et non-gouvernementaux ont récemment quantifié les faits et méfaits de l’incivilité fiscale en Tunisie. Tous indiquent que l’évasion fiscale progresse inexorablement et gangrène de manière diffuse et continue le socle de la citoyenneté et de la solidarité en démocratie. L’évasion fiscale occasionne à l’État un manque à gagner annuel de presque 5 milliards de dinars (1,6 milliard d’euros). Ce n’est pas rien, c’est presque 25% des recettes fiscales totales par an (23 milliards de dinars, soit 7,5 milliards d’euros).
Aujourd’hui, en Tunisie, presque 80% des 685 000 contribuables privés se déclarent dans un «régime forfaitaire a minima». Un régime qui rime avec exonération puisque ramenant à l’État moins de 0,3% du total de ses recettes fiscales. À cela s’ajoutent  les impayés qui s’accumulent et des entreprises européennes qui viennent profiter des faiblesses et des «largesses» fiscales tunisiennes (étant imposées à taux zéro).
Le fléau prolifère dans le contexte d’une administration fiscale quasiment «autiste» refusant de prendre la mesure des enjeux, paralysée par ses blocages et réticences à toute modernisation pouvant optimiser ses recouvrements et récupérer les milliards de dinars en taxes et impôts impayés.
Une vraie hémorragie pour le budget de l’État une situation qui fait dire à certains que la transition du système politique post-2011 a démocratisé plus la fraude fiscale que la prospérité.
À plusieurs reprises, le FMI a recommandé aux ministres des Finances et de la réforme de repenser leur fiscalité, actualiser leurs instruments et procurer une meilleure transparence sur toutes les opérations fiscales, dépenses comme recettes. La Banque mondiale estime que les difficultés fiscales prévalant en Tunisie siphonnent à l’économie l’équivalent de 2,7% du PIB.
Plusieurs observateurs et experts internationaux soutiennent l’idée que l’évasion fiscale en Tunisie est systémique, endémique et épidémique proliférant au grand jour dans les diverses instances gouvernementales (Directions régionales des Finances, Services de douanes, administrations portuaires, etc.). En face, les divers ministres concernés des gouvernements post-2011 atténuent ces constats internationaux, dédouanent le système fiscal et blâment plutôt l’«incivilité fiscale» des acteurs économiques (entreprises, individus, secteur informel, corruption, etc.). Qui dit vrai et à qui revient la faute? Les «acteurs» ou le «système», ou encore les deux à la fois ?
Les microdonnées d’un sondage récent réalisé par la Michigan State University (MSU) sont très instructives à ce sujet. La MSU et ses chercheurs ont interrogé entre 2015 et 2016, un échantillon représentatif de toutes les régions et couches sociales de la Tunisie, et constitué de 1205 citoyens et citoyennes. La marge d’erreur des données obtenues est inférieure à 2,6% (dix-neuf fois sur vingt).Ces données sont, depuis peu, accessibles gratuitement en ligne (Afrobarometer, Tunisia), avec tous les détails sur le questionnaire, le codage et la méthodologie.

Le Tunisien, un citoyen solidaire du consentement à l’impôt
Sans détour, les résultats du sondage de la MSU montrent que les citoyens tunisiens sont très majoritairement (86%) favorables au principe du consentement à l’impôt.

 Évasion
Seuls 14 % des répondants déclarent leur défiance à la fiscalité, pensant que les citoyens ne doivent pas payer des taxes et des impôts à l’État. Malgré tout, de tels résultats suggèrent que les citoyens en Tunisie sont conscients de l’importance de la fiscalité et de son utilité pour financer les services publics. Cette «déclaration de principes» est validée par les réponses à une autre question dans le même sondage et dont les résultats soutiennent que 15% des répondants avouent ne pas payer leurs taxes et impôts, à chaque fois que c’est possible.
Dans la même veine, le sondage pose une question relative à l’évitement fiscal (par optimisation, «fausses déclarations», etc.). Les réponses à cette question indiquent que 16% des répondants avouent qu’il est facile, voire très facile, de pratiquer «l’évasion fiscale» en Tunisie.

 Pénalisation
Interrogées sur leurs valeurs relativement au respect du consentement à payer l’impôt, les données du sondage indiquent que pour 40% des répondants, l’évasion fiscale est un mauvais comportement, mais un comportement «compréhensible dans le contexte». Ce taux reste élevé, puisque 2 répondants sur 5 ont tendance à «comprendre» le comportement de l’évasion, évitant ainsi de le condamner ou de le dénoncer.
En revanche, 55 % des citoyennes et citoyens tunisiens estiment que l’évasion fiscale constitue une vraie infraction qui doit être sanctionnée par la loi. Ce résultat est rassurant, puisque plus d’un citoyen sur deux trouve que les fraudeurs du fisc (citoyens et administrateurs) doivent être traduits en justice… et pas amnistiés!

 Ouverture
Quant à l’éventualité de hausser les taxes afin de permettre au gouvernement d’offrir de «meilleurs services de santé publique», 51% des citoyens s’opposent à cette éventualité, devenue envisageable dans le contexte d’un délabrement avancé des services de santé publique (hôpitaux, équipements, qualité des soins, etc.). Seulement 45% sont ouverts et plutôt favorables à de nouvelles taxes pour financer la santé.
En somme, ces données montrent que les citoyens tunisiens sont majoritairement favorables à la fiscalité et au consentement à l’impôt. Seule une proportion oscillant entre 13 et 17% (en tenant compte de la marge d’erreur) déclare des valeurs et des comportements peu favorables aux impôts et taxes. Une prochaine tribune analysera les spécificités de ces récalcitrants, réfractaires et potentiels «fraudeurs» invétérés.

Une défaillance systémique
La MSU a interrogé les 1205 Tunisiens échantillonnés au sujet de leur perception de la performance et intégrité de leur système fiscal. Et les réponses à ces questions sont surprenantes, fort instructives et à plusieurs égards.

Scepticisme
Quasiment un Tunisien sur deux avoue qu’il ne fait plus confiance aux administrations fiscales. Et 47% des répondants se déclarent comme étant plutôt sceptiques, et 21% comme ayant un peu confiance en l’administration fiscale. Selon ces données, seulement 23% des répondants font totalement confiance au système fiscal. Le sondage ne creuse pas davantage les raisons de ce déficit de confiance, mais livre des statistiques plutôt préoccupantes, et qui ne doivent pas passer inaperçues par le gouvernement, les médias et la société civile dans son ensemble.
Un vrai déficit de confiance qui serait fortement corrélé à la défiance et au renoncement de certains à confier leurs taxes et impôts à des administrations fiscales jugées «indignes de confiance», par presque la moitié des contribuables.

Lisibilité
Selon le sondage de la MSU, deux citoyens sur cinq (39,4%) avouent qu’«il est difficile, voire très difficile» de savoir exactement quoi payer comme montant précis en taxes et en impôts, pour chaque transaction économique. Cela confirme plusieurs appréhensions et critiques au sujet de l’illisibilité et la complexité du système fiscal tunisien. Les contribuables et payeurs de taxes, indépendamment de leur niveau d’éducation, statut social ou région, auraient besoin de savoir exactement quel montant du prix à payer revient au fournisseur (du produit ou service) et quel montant revient aux taxes. Il faut dire que le système de facturation actuel ne fournit pas le détail des taxes et impôts des transactions. Le système de TVA devrait aussi être simplifié et harmonisé pour mieux comprendre par exemple pourquoi le même pain (baguette ou autre) subit une TVA différente, selon qu’on l’achète chez le boulanger, chez un marchand de casse-croûtes ou dans un restaurant. Une telle «illisibilité» est manifeste pour presque tous les produits et services soumis aux impôts indirects, à savoir ceux qui procurent les 2/3 de l’ensemble des recettes fiscales de l’État (14 milliards de dinars par an).

 Corruption
C’est bien au sujet de la corruption du système fiscal que le «bât blesse»! Le verdict du sondage est accablant pour le système fiscal tunisien. Seulement 15% des répondants déclarent l’«absence de corruption» chez les fonctionnaires et gestionnaires gérant les administrations fiscales. Plus de 2 répondants sur 3 déclarent que la corruption sévit de façon endémique dans les rouages et milieux de fonctionnaires, comptables et actuaires impliqués dans les processus fiscaux. Et là, les plus gradés prennent pour leur grade, même s’ils ne sont pas directement impliqués dans les activités d’évasion et d’évitement fiscaux. Ceux qui ferment les yeux (ministère de la Réforme, ministère des Finances, etc.) sont implicitement perçus comme complices, tant et aussi longtemps qu’ils laissent faire.

La goutte d’eau qui fait déborder le vase!
Le fait de placer la Tunisie dans la liste rouge des 17 pays ayant le système fiscal le plus «véreux» et le plus propice à l’évitement fiscal, est révélateur des failles du système fiscal tunisien. Ces failles systémiques sont synonymes de malgouvernance du système fiscal tunisien.
Une directive européenne est votée depuis un an, pour lutter contre l’évitement fiscal des entreprises européennes qui se délocalisent pour justement éviter de payer des taxes et des impôts. La directive pénalise la Tunisie, en la mettant dans la liste rouge des «Paradis fiscaux», notamment parce que la Tunisie offre à des centaines d’entreprises européennes un taux d’imposition zéro! La raison évoquée par la Tunisie est liée à la création de l’emploi en Tunisie, et cela ne peut plus durer, considérant que ce genre de dumping fiscal est décrié de par le monde, pour son caractère injuste, incohérent et non viable pour la performance économique.
Le consentement à l’impôt constitue un principe érigé et défendu par toutes les Conventions et tous les Traités défendant les droits de la personne et le droit à une justice fiscale digne des régimes démocratiques.
Le gouvernement ne doit pas continuer à croiser les bras face aux fléaux de la fraude fiscale, dans ses diverses formes d’évasion ou d’évitement. Il doit réformer, sans tarder, son système fiscal, pour réhabiliter la confiance liée, éradiquer la corruption et montrer une gouvernance fondée sur une fiscalité moderne, juste et équitable.

*Ph.D-Analyste en économique politique

 

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