Entre forte abstention et large victoire au référendum : La fracture

Par Yasmine Arabi

L’adoption par voie référendaire de la Constitution de 2022 signe la fin pacifique du règne de la branche tunisienne de l’organisation des Frères musulmans et institue le retour du régime présidentiel après une expérience parlementaire décennale tourmentée, chaotique. Mais la Tunisie en sort fracturée et devant Kaïs Saïed se dressent plusieurs défis, à commencer par l’amélioration des conditions de vie des Tunisiens et des indicateurs économiques et financiers du pays, le rétablissement de la confiance en les pouvoirs publics et la réconciliation nationale après la reddition des comptes dans les affaires de terrorisme et de spoliation des biens publics, une revendication nationale. Le président Saïed est condamné à réussir, les Tunisiens ne lui ont pas offert de cadeau au soir du 25 juillet 2022 : « On t’a fait confiance mais on ne t’a pas donné un chèque en blanc », lui ont-ils dit à l’Avenue Bourguiba où ils étaient venus fêter la naissance de la nouvelle République.
Le référendum constitutionnel du 25 juillet 2022 a bien eu lieu en dépit des efforts soutenus des diverses parties d’opposition (formations politiques et société civile) pour le faire boycotter par les électeurs ou carrément l’annuler. Il n’y a aucun doute que la constitution de 2022, qui a balayé celle de 2014 – par un coup de force « constitutionnel » selon son auteur et « putschiste » selon ses victimes, Ennahdha et ses alliés -, met en place un régime présidentialiste conçu sur mesure pour le président Saïed : autoritaire, conservateur, adepte du juridisme. L’autoritarisme est porté par l’accaparement des pouvoirs exécutifs par le chef de l’Etat qui n’a de comptes à rendre qu’au peuple après la fin de son mandat. Le conservatisme identitaire se trouve dans la référence religieuse (seul l’Etat a la responsabilité de l’application des finalités de l’islam dans l’article 5 et la Tunisie est partie intégrante de  la «  Oumma » islamique dans le même article). Le juridisme, Kaïs Saïed, en tant qu’homme de droit, s’y restreint pour légitimer tout ce qu’il entreprend depuis l’activation de l’article 80 de la Constitution de 2014 jusqu’au référendum du 25 juillet 2022 en passant par les décrets présidentiels régissant l’Etat d’exception et son bras de fer avec les magistrats. 

La démocratie est dans tous les esprits
Dans les faits, l’unique « démocratie du printemps arabe » vient de changer de parapluie et de remettre son étoffe révolutionnaire, par la volonté populaire. Se présentant comme étant le seul à connaître la «vraie histoire», et comme indiqué dans le préambule de «sa»  constitution, l’histoire de la Tunisie commence un certain 17 décembre 2010 reconnu comme étant le point de départ de la révolution, Saïed recentre ses orientations vers les besoins du peuple et ses attentes en termes d’emploi, de libertés et de dignité.  La république des partis politiques laisse ainsi la place à la république populaire et la démocratie est désormais exercée à la base dans les localités, les régions et les districts avant de remonter au national.  C’est le projet politique de Kaïs Saïed qu’il « a porté pendant une décennie et dévoilé en 2011 », dit-il. La nouvelle République donne au citoyen le pouvoir de décider lui-même de ce qui convient à sa région en siégeant dans le Conseil national des régions et des districts et remplace ainsi la démocratie représentative classique qui a atteint ses limites, et pas seulement en Tunisie. La séparation des pouvoirs est quant à elle compensée par la notion de fonctions et par la scission en deux de la fonction législative.
L’adoption de la Constitution de 2022 ne signifie pas pour autant la fin de la démocratie en Tunisie, bien au contraire. « Nous ne sommes pas prêts à sacrifier nos acquis démocratiques, pour qui que ce soit, nous voulons bâtir une démocratie plus forte et aussi améliorer notre vie et notre pays », concède ce quinquagénaire présent à la manifestation de joie à l’Avenue Bourguiba le soir du 25 juillet 2022. Après une décennie chaotique des points de vue sécuritaire, économique, financier, social et culturel, les Tunisiens veulent bâtir une nouvelle démocratie, plus authentique, plus  normative, qui octroie l’autorité au peuple, rétablit la souveraineté de l’Etat et réinstaure la justice pour tous. Un avant-goût a été donné par l’opération référendaire elle-même, transparente et propre dénuée de tout financement politique légal ou illicite. Près du tiers du corps électoral (30,5%) s’est déplacé vers les bureaux de vote et a avalisé le projet de constitution, malgré les doutes et les inquiétudes suscitées par les zones d’ombre et les non-dits qui planent notamment sur le régime politique qui sera adopté par le président Saïed, sur l’application des finalités de l’islam et sur l’égalité homme-femme. L’envie de tourner la page de l’islam politique est si forte chez les Tunisiens qu’ils sont prêts à tenter toute autre expérience quel que soit le risque encouru : « Nous avons fait tomber Ben Ali, nous n’avons plus peur des présidents, Kaïs Saïed devra tenir ses promesses sinon on le dégagera »,  témoigne un autre citoyen adepte du « Oui » au référendum. Une page ratée du processus démocratique engagé en 2011 vient donc d’être tournée ce 25 juillet et une autre pleine d’optimisme s’ouvre, celle de la naissance d’une nouvelle République débarrassée de la chape islamiste. Dès lors, c’est Kaïs Saïed qui passe dans le viseur de ceux qui ont voté pour « sa » constitution et ceux qui l’ont boycotté ou rejeté. Ses partisans ne lui feront pas de cadeau et ses opposants ont promis qu’ils maintiendront la pression et la confrontation. 

La reddition des comptes, une revendication nationale 
L’adoption de la Constitution de 2022 ne va pas rassembler les Tunisiens et pourrait même aggraver l’ampleur des divisions au sein de la société. Une bonne partie des Tunisiens, qui soutiennent Kaïs Saïed ou son projet politique, souhaitent que la vraie reddition des comptes commence dans les dossiers liés notamment au terrorisme, à la faillite financière de l’Etat, à la grande corruption et à la paupérisation d’une large frange de la population tunisienne. Ils veulent connaître la vérité sur les assassinats des militants Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en 2013, et voir leurs commanditaires jugés. Le comité de défense, qui a ramé à contre-courant pendant neuf longues années, a finalement réussi, et pour la première fois, à faire convoquer Rached Ghannouchi par le pôle judiciaire chargé des affaires de terrorisme et de blanchiment d’argent en tant qu’accusé. Impensable un an auparavant. Ils attendent également le dénouement des enquêtes judiciaires relatives aux affaires « Instalingo » et « Namaa », deux structures suspectées de faire partie de réseaux d’espionnage, de terrorisme et de blanchiment d’argent en liaison avec la mouvance islamiste tunisienne, en l’occurrence Ennahdha, son président Rached Ghannouchi et d’autres dirigeants du mouvement. Ceux qui sont visés par ces affaires menacent, quant à eux, de mettre le feu dans le pays, paroles de Rached Ghannouchi en personne.
Avec ses pleins pouvoirs, Kaïs Saïed devrait désormais pouvoir aller jusqu’au bout de ses promesses faites à ses partisans et à ses électeurs. Mais avec l’adoption de « sa » constitution, l’heure du rassemblement a aussi sonné. Le pourra-t-il ? Cessera-t-il de stigmatiser ses adversaires politiques ? Et ces derniers, cesseront-ils de le défier et de le dénigrer ? La Loi fondamentale de 2022 a préservé les bases de l’exercice démocratique, à savoir les libertés et les droits de l’homme. Les prochains jours démontreront si le président omnipotent et l’opposition sauront jouer le jeu démocratique en vue de bâtir une véritable démocratie avec d’un côté le pouvoir politique et de l’autre, l’opposition. Pour ce faire, il conviendrait d’abord que la justice puisse faire son travail sans que des pressions soient exercées sur elle par l’un ou par l’autre et que la reddition des comptes n’épargne personne quelle que soit sa position dans la société.
Le référendum du 25 juillet 2022 a mis fin à une première expérience démocratique malheureuse à cause essentiellement d’un consensus politique contre-nature et fallacieux entre islamistes et laïcs. Même le seul atout de cette étape, la liberté d’expression, s’est vite transformé en une arme à double tranchant. Les dirigeants politiques occupés à gérer leurs interminables crises politiques et querelles partisanes avaient trouvé dans la liberté de la presse et d’expression le moyen d’occuper le peuple et de détourner son attention, jusqu’à ce 25 juillet 2021. Les partis politiques, alors au pouvoir et dans l’ARP transformée en ring et en cirque, n’ont rien vu venir. Aujourd’hui encore, ils semblent vivre dans le déni et continuent de défier le peuple qui est le seul véritable responsable de leur éviction du pouvoir, Kaïs Saïed n’étant que l’exécutant du fait de ses prérogatives. 
Après le 25 juillet 2022, l’autorité est officiellement passée entre les mains du peuple, les partis politiques gagneraient à se montrer plus coopératifs et moins belliqueux dans l’intérêt général du pays. 

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