Entre initiatives et mutisme : Imbroglio national

Le Dialogue national ne cesse de susciter l’adhésion des uns et le rejet des autres. Alors que l’Union générale tunisienne du travail a lancé ce qu’elle considère comme une bouée de sauvetage, il y a plus de deux ans, de nouvelles initiatives ont vu le jour.

Par HATEM BOURIAL

Dans une conjoncture politique délicate, ce forum inclusif verra-t-il enfin le jour pour mettre fin à un dialogue de sourds qui n’a que trop duré ? Le point sur une question controversée qui rencontre une résistance résolue de Kaïs Saïed et du gouvernement Bouden. 
Alors que la Cheffe du gouvernement participait au Forum de Davos pour la deuxième fois consécutive, les appels à son départ continuent à se faire entendre. C’est maintenant la Ligue tunisienne des droits de l’homme qui demande le départ du gouvernement Bouden à cause de son «rendement très faible».

Un malaise persistant et des escarmouches nocturnes 
Pourtant, Najla Bouden compte bien sur sa présence à Davos pour rebondir. Avec de nombreux entretiens bilatéraux sur son agenda, la Cheffe du gouvernement compte par ailleurs infléchir la position des hauts responsables du Fonds monétaire international tout en obtenant l’aval d’autres institutions financières. 
Gage de dynamisme, la ministre des Finances a plaidé à sa manière, la solvabilité du gouvernement et sa capacité prospective en affirmant que «l’heure était venue pour les grandes réformes». Sihem Boughdiri Nemsia entendait ainsi convaincre l’opinion tunisienne de cet impératif tout en faisant un clin d’œil aux grands argentiers. Car pour cette ministre qui est en première ligne dans ce dossier, le programme présenté au FMI a pour objectif d’enclencher un train de réformes d’envergure pour sortir de la crise actuelle et rétablir les grands équilibres économiques. 
Comme le souligne un adage connu, l’enfer est pavé de bonnes intentions et il reste beaucoup de monde à convaincre localement pour envisager des réformes durables et consensuelles. Le pays est littéralement en effervescence à cause justement de ces projets de réformes. 
Alors que les citoyens-consommateurs subissent de plein fouet une augmentation vertigineuse des prix, des mouvements nocturnes ont secoué plusieurs villes depuis la fin de l’année écoulée. Est-ce un simple rituel d’accompagnement de la commémoration du 14 janvier ou s’agit-il de raisons plus profondes ? Ces escarmouches de groupes de jeunes (et parfois d’enfants mineurs) avec la police sont-elles manipulées par des mains occultes comme le soutient le pouvoir ou sont-elles le reflet du désespoir d’une jeunesse déboussolée ? Le fait est que ces accrochages nocturnes doivent être pris très au sérieux car ils sont en train de se propager. Kasserine, Sousse, Bizerte, Kairouan, Tunis et d’autres régions ont été secouées par ces débuts d’émeutes. Il n’y a pas que le mimétisme qui caractérise ces mouvements mais aussi un malaise ambiant qui mérite d’autres réponses que les ripostes sécuritaires et les anathèmes accusateurs. 

La Tunisie pointée du doigt 
Il ne faut pas perdre de vue à ce titre que la Tunisie est dans le collimateur de l’écosystème global de défense des droits humains. À chaque dérapage, les réactions sont nombreuses en Tunisie et à l’international. Dans cet esprit, le récent rapport de Human Rights Watch exprime parfaitement la situation actuelle. Cette organisation non gouvernementale estime que de «graves violations des droits humains» ont pour cadre la Tunisie actuelle. L’organisation pointe notamment les restrictions à la liberté d’expression, les violences à l’égard des femmes et la multiplication des restrictions arbitraires ayant pour socle le recours à l’état d’urgence. 
Le pouvoir exécutif reste sourd à ce type de reproches ouvrant par son silence, la voie à d’autres doléances dont le caractère répétitif plombe l’image de la Tunisie. Les termes de «dictature», «répression» ou «liberticide» sont désormais monnaie courante dans la presse internationale. De même, à mots entendus, plusieurs diplomaties déplorent ce qui est qualifié de «dérive» et tendent de manière inédite à dissocier le «peuple tunisien» de la gouvernance actuelle. Ainsi pouvons-nous constater que les soutiens de partenaires essentiels deviennent nuancés et résonnent comme un reproche au pouvoir en place. 
Entre-temps, Kaïs Saïed persiste dans un déni qui a la peau dure. À chacun de ses discours, il fait feu de tout bois mais se contente de désigner des coupables qu’il ne nomme pas. Ensuite, le président de la République prend l’initiative de visites inopinées censées être un baromètre de sa popularité et du contact direct avec le «peuple qui veut». Seulement, le chef de l’État n’a aucun mot ni geste pour le peuple qui «ne veut pas».

Les surenchères politiciennes continuent 
Lors de sa dernière apparition sur l’avenue Bourguiba ou dans un café à Bab Menara, le président a plus suscité de quolibets que d’adhésion. Les accusations de «populisme» et de «choix autistes» tendent à se généraliser dans l’opinion publique qui est lasse de ce nouvel immobilisme. 
De leur côté, les politiques appellent à la démission de Kaïs Saïed et l’organisation d’une élection présidentielle anticipée. Des tribuns comme Moncef Marzouki n’hésitent plus à employer un vocabulaire outrancier alors que les tendances qui apparentent le processus du 25 juillet à un coup d’État ont radicalisé leur discours. Les plus modérés parmi ses opposants se contentent pour leur part de désigner Kaïs Saïed comme une partie du problème à résoudre.
Imperturbable, Kaïs Saïed n’en a cure et ignore superbement ceux qui désormais le défient ouvertement et vont jusqu’à prédire sa fin politique prochaine. Ces oppositions frontales sont pour beaucoup dans les polarisations actuelles et la proximité du 14 janvier ainsi que la participation étique au premier tour des élections législatives, exacerbent davantage les réactions des politiques qui attendent Kaïs Saïed au tournant. Dans cette optique, la question devenue complexe, en ce qui concerne le dialogue national inclusif, a tout d’un imbroglio en cours. Le mutisme présidentiel continue à prévaloir sur les offres de services et la surenchère continue. 

La valse-hésitation de Kaïs Saïed 
L’Union générale tunisienne du travail porte la première des initiatives d’organisation d’un dialogue national. La Centrale ouvrière a depuis plusieurs années, proposé à Kaïs Saïed de parrainer cette initiative. Mais le chef de l’État avait préféré jouer le jeu de la valse-hésitation, acceptant en un premier temps puis se rétractant en cultivant l’ambiguïté. Offensif, le président de la République était allé jusqu’à estimer que le dialogue porté par le Quartet en 2014 n’était pas «national», pointant de supposées ingérences étrangères. Malgré les réticences de Saïed, cette question du dialogue national inclusif ne cesse de revenir sur le tapis et semble devoir se concrétiser à plus ou moins brève échéance. 
L’activisme des uns et des autres est permanent à ce niveau. Dès juin 2021, Ennahdha prônait un dialogue national sans exclusive alors que Abir Moussi et le Parti destourien libre préconisent un dialogue national pour s’opposer à Kaïs Saïed. Ce dernier maintient la même position qu’il défendait en avril 2022, en recevant une délégation de députés européens. Pour le président de la République, il n’y a pas besoin d’un «autre» dialogue national. Celui qu’il considère comme déjà organisé n’est autre que la consultation électronique dont les résultats ont balisé la feuille de route pour le référendum et les élections législatives.
Bien sûr, cette lecture est quasi unanimement rejetée alors que les porteurs d’alternatives trépignent d’impatience pour faire prévaloir leurs initiatives. Deux propositions se dégagent du lot avec en premier lieu l’Initiative pour le salut émanant de militants indépendants et de défenseurs des droits de l’homme. Ghazi Chaouachi, ancien secrétaire général du Mouvement démocrate, affirmait récemment que les concertations pour finaliser ce projet étaient en cours et allaient déboucher sur cette initiative. 

Le nouveau Quartet accélère la cadence 
Du côté de l’UGTT, les choix sont très clairement exprimés. La Centrale syndicale en partenariat avec l’Ordre des avocats, la Ligue tunisienne des droits de l’homme et le Forum tunisien des droits économiques et sociaux, a lancé une consultation nationale de grande ampleur.
Les objectifs sont au nombre de trois. En premier lieu, un temps pour des concertations à grande échelle sont au programme afin de définir les grandes lignes de la feuille de route destinée à résoudre la crise actuelle. En second lieu, un collège pluridisciplinaire d’experts sera désigné et engagé dans une session de travail qui se poursuivra durant un mois. Ensuite, les recommandations et résolutions exprimées par les experts, seront synthétisées et présentées aux autorités politiques. Cette initiative est d’abord ouverte aux organisations citées plus haut puis englobera la société civile et les partis politiques. Toutefois, l’UGTT prévient que tous ceux dont la position considère que le processus du 25 juillet est un coup d’État seront exclus de ce dialogue national. 
Alors que la place Mohamed Ali annonce l’accélération des démarches relatives à l’initiative du nouveau Quartet, la précision est faite qu’elle concernera tous les aspects politiques, économiques, sociaux et culturels. 
Entre-temps, aussi bien Kaïs Saïed que le gouvernement Bouden laissent entendre qu’ils voient d’un mauvais œil cette initiative du Quartet bis. Est-ce un hasard si le président de la République a accordé une audience à Samir Majoul, président de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat ? Pour quelles raisons, la Cheffe du gouvernement a-t-elle reçu Ismail Sahbani, Secrétaire général de l’Union des travailleurs de Tunisie, un syndicat concurrent ? 

La Centrale syndicale, bille en tête 
Ces questions restent posées alors que l’UGTT continue à avancer bille en tête, fustigeant les choix du gouvernement et dénonçant les réformes socio-économiques comme la levée des subventions aux produits de base, la privatisation des entreprises publiques ou la réduction de la masse salariale dans le secteur public. Très offensive, la Centrale syndicale s’inscrit en faux par rapport à la loi de Finances et également en ce qui concerne les accords avec le Fonds monétaire international. 
Ces passes d’armes et les relations tendues entre les syndicalistes et le pouvoir exécutif vont-elles se poursuivre ? Il semble bien que oui car le discours de la Centrale syndicale est «borderline» pour reprendre l’expression d’un journaliste anglophone. 
Dans cet esprit, Hfaiedh Hfaiedh, secrétaire général adjoint de l’UGTT, affirmait il y a peu que la Centrale syndicale «ne permettrait jamais un retour à la dictature». Tout aussi remonté, Noureddine Taboubi, le Secrétaire général, abondait dans le même sens en appelant tous les syndicalistes à travers le pays à se mobiliser et se préparer à «une bataille nationale encadrée» pour sauver le pays. 
C’est lors du Conseil régional de l’Union régionale de Tunis, le 14 janvier dernier, que Taboubi a appelé les travailleurs à s’engager dans cette bataille dont selon ses propos, « les mécanismes et les objectifs sont clairs et visent à extirper la Tunisie de la crise actuelle ». Tout en laissant entendre sa différence, Noureddine Taboubi sait bien que le président de la République n’est pas favorable à la démarche syndicale. Cela ne l’empêche pas de soutenir que le manque d’empathie du pouvoir ne fera que renforcer la détermination de l’UGTT. 
L’arme de la grève est également envisagée puisque plusieurs mouvements ont été constatés ces dernières semaines alors qu’on agite maintenant le spectre d’un débrayage général de la fonction publique. Durant la commémoration du 14 janvier, Taboubi a par ailleurs rappelé, sur fond d’interdictions à base sécuritaire, que tous les partis avaient le droit de manifester «sans violence ni répression».

Trois questions et plusieurs inconnues 
Comme on peut le constater, la situation générale est plutôt tendue alors que trois questions se poseront les semaines à venir. En premier lieu, quelle sera la position des opposants exclus a priori du dialogue national pourtant qualifié d’inclusif par l’UGTT ? Ensuite, quelles pourraient être les implications d’un dialogue national sur la continuité gouvernementale ? Enfin, quelle sera l’attitude de la Centrale syndicale par rapport au nouveau parlement qui devrait être en place lorsque la feuille de route née du dialogue national sera adoptée ? Enfin, last but not least, Kaïs Saïed aura-t-il les moyens de s’opposer à l’élan actuel de l’UGTT ? Le chef de l’État pourrait se rapprocher de la Centrale syndicale en endossant sa feuille de route, soutenir une autre initiative, maintenir sa fin de non-recevoir actuelle ou bien sortir une alternative de son chapeau. En attendant, le bouillonnement politique est à son comble alors que l’opinion publique s’inquiète de plus en plus haut et fort pour son pouvoir d’achat. 

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