Me Sami Mahbouli
Tout au long de son histoire, la Tunisie a traversé des crises sanitaires graves dont certains de nos historiens ont rapporté les effets ravageurs. C’est en me replongeant dans les volumes de l’ouvrage « Ithaf Ahl El Zaman Bi Moulouk Tounes we Ahd El Aman » que j’ai pu, grâce à son auteur, me rendre compte qu’entre la peste et le choléra, nos ancêtres n’ont jamais eu à choisir puisqu’ils subirent les deux fléaux.
Pour mémoire, Ahmed Ibn Abi Dhiaf fut un grand commis de l’Etat beylical au 19e siècle, rédacteur du Pacte fondamental et dont l’ouvrage sus-cité demeure une référence incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de notre pays.
Dans son ouvrage, notre auteur consacre de très nombreuses pages aux épidémies qui ont sévi en Tunisie depuis le 13e siècle jusqu’à la fin du 19e siècle. L’état des connaissances médicales et le manque de moyens firent qu’elles eurent des conséquences démographiques et économiques souvent désastreuses.
Pour la période allant de 1270 à 1867, Ibn Abi Dhiaf recense pas moins de quatorze importantes épidémies dont il relatera, parfois dans le détail, le déroulement.
C’est en abordant la question du débarquement de Louis IX, Roi de France, et de son armée à Carthage en 1270, que l’auteur évoque l’épidémie de peste qui s’abat sur la Tunisie. Celle-ci se répand dans tout le pays et Louis IX y succombera. Le Roi hafside, El Mostancir Billah, en profita pour proposer aux Français un traité de paix en contrepartie d’un lourd tribut qu’il distribua, selon Ibn Abi Dhiaf, à tous les sujets de son royaume. L’historien Taoufik Bachrouch, dans son encyclopédie sur la ville de Tunis (Imprimerie officielle-1999), estime que la première évocation d’une épidémie collective en Tunisie remonte à la 8e croisade au cours de laquelle périt Louis IX connu comme étant Saint Louis après sa canonisation.
Curieusement, Ibn Abi Dhiaf ne fait pas état dans son ouvrage de la peste noire de 1347, véritable pandémie qui ravagea l’Afrique du Nord jusqu’en 1352. La seule allusion de l’auteur à cet événement résulte des indications nécrologiques relatives à plusieurs savants durant cette période, tels que Ibn Habbab, Ibn Abdelsattar, Ibn Abdelssalam, El Kettani mort le même jour que sa femme.
En revanche, Ibn Abi Dhiaf n’est pas avare en informations sur la peste qui s’abattit sur la Tunisie en 1468 sous le long règne du grand roi hafside, Abu Amr Othman (1435-1488).
Si l’on en croit notre auteur, elle causa la mort de 400 000 sujets du royaume. Il précise qu’à son pic, elle faucha en un jour 14 000 personnes à travers tout le pays. Le roi Abu Amr Othman se confina dans sa résidence du Bardo pendant plus d’un an. Six siècles plus tard, nous n’avons, en fait, rien inventé en la matière…
La peste noire frappa, de nouveau, à partir de 1493 comme le rapporte Ibn Abi Dhiaf, faisant beaucoup de victimes dont le roi hafside de l’époque, Abu Yahia Zakaria (1488-1493). A cet égard, l’historien Bachrouch indique que les deux épidémies de peste noire de 1468 et 1493 expliquent la crise démographique aiguë qu’a connue la Tunisie durant le 16e siècle.
Ahmed Ibn Abi Dhiaf
Durant le règne de Othman Dey (1598-1610), la Tunisie sera affligée de nouveau par la peste en 1604; elle durera deux années et sera appelée sans qu’on en sache la raison « l’épidémie Bouricha ».
Sous le règne de son successeur, Youssef Dey (1610-1637), la peste fera des ravages entre 1620 et 1621. On la désignera, d’après Ibn Abi Dhiaf, par «l’épidémie d’Abu Ghaith El Qachach », du nom d’un Saint vénéré de Tunis et qui y succomba. Selon Taoufik Bachrouch, durant cette dernière épidémie, on dénombra à Tunis plus de 1000 morts par jour.
Entre 1643 et 1650, la peste sévira encore en Tunisie, faisant son tombereau de morts. Elle durera 7 ans et sera désignée par «l’épidémie d’Ahmed Khouja » du nom du Dey qui partageait alors le pouvoir avec le Bey mouradite Hamouda Bacha (1631-1666).
En 1663, la peste sévira, de nouveau, pendant huit mois avec son cortège de morts et de désolation.
A la lutte fratricide qui déchira la dynastie mouradite à partir de 1675 s’ajouta la peste de 1676 dont périra un des fils de Hamouda Bacha, Hassen Bey.
Si Ibn Abi Dhiaf ne nous livre pas plus de détails sur la peste de 1676, Bachrouch, par contre, nous apprend que rien qu’à Tunis, on déplora plus de100 000 morts.
Au début du 18e siècle, au cours du siège de la ville de Tripoli par Brahim Echerif, un militaire d’origine turque maître de la Tunisie entre 1702 et 1705, la peste décima son armée.
Elle ne tarda pas à s’étendre à la Tunisie où l’on recensa plus de 700 morts par jour aux dires d’Ibn Abi Dhiaf.
La série noire était loin de son épilogue: Ibn Abi Dhiaf évoque avec force détails la peste qui éclata dans le pays en 1783 et qu’on désigna par « la grande épidémie ». Elle emporta de nombreux savants et affecta lourdement l’économie. Le Bey husseïnite de l’époque, Hamouda Bacha, prit des mesures draconiennes à cette occasion: il ordonna de brûler tous les vêtements et les meubles laissés par les morts, de sceller leurs maisons et d’isoler les personnes atteintes dans des dépôts du souk des « Qallalin » situé dans la médina de Tunis.
Un des grands muftis de Tunis, Cheikh Ahmed El Bransi, l’adjura, face à tant de rigueur, de s’en remettre à la volonté de Dieu et de ne pas ajouter à l’affliction des esprits celle du porte-monnaie. La protestation s’enflant, le Bey se résigna, selon Ibn Abi Dhiaf, à renoncer à cette mesure de prophylaxie par le feu si onéreuse pour ses sujets.
Après un répit de quelques décennies, la peste se déclara en 1818. Le premier à s’en alarmer fut un médecin chrétien converti à l’Islam, nommé Rejeb El Tabib. Il en informa aussitôt le Bey, Mahmoud Bacha, qui ne trouva pas mieux que de le faire bastonner et jeter en prison.
Bientôt le fléau se répandit et pendant deux ans, on dénombra parfois plus de 1000 personnes par jour. Face à l’épidémie, Ibn Abi Dhiaf nous apprend que deux clans s’opposaient : les partisans de la quarantaine dont le chef de file était Cheikh Mohamed Bairam, et ceux qui s’en remettaient à la volonté divine à l’instar de Cheikh Mohamed Manaï.
Ces deux savants de l’époque rédigèrent des épîtres enflammées et très doctes pour étayer leurs positions respectives.
Le prince héritier, Husseïn Bey, se rangeait parmi les sceptiques et raillait les tenants de la quarantaine. Pour joindre la parole à l’acte, il se plaisait à parcourir les ruelles de Tunis et de la Hara, le quartier juif, malgré les nombreux malades qui s’y entassaient.
D’après Ibn Abi Dhiaf, l’épidémie de 1818 marqua l’amorce du déclin après le règne prospère de Hamouda Bacha car la Régence y perdit la moitié de sa population et l’activité agricole en pâtit gravement.
Après avoir enduré pendant plusieurs siècles les affres de la peste, la Tunisie se trouva confrontée dès le milieu du 19e siècle à une épidémie inconnue jusqu’ici : le choléra. Désigné par les Tunisiens de l’époque comme « le vent jaune », une appellation venant du Hijaz, le choléra se déclara dans notre pays fin 1849.
Ibn Abi Dhiaf, témoin direct de cette épidémie, lui consacre de longs développements dans son ouvrage. On apprend ainsi que le choléra sévit, au départ, dans le Nord-Est du pays, notamment à Béja.
Le Bey régnant, Ahmed Bacha, sur les conseils de médecins français, tenta d’en empêcher la propagation vers Tunis. A cet effet, il ordonna au commandant de la cavalerie, Abu Abbas Ahmed, d’isoler Béja et ses environs afin d’interdire à ses habitants le moindre voyage à Tunis. Un autre officier, Salah Kahia, fut dépêché au Kef avec la même mission. Quant au Bey Ahmed Bacha, il choisira de se confiner avec sa cour dans une demeure en bord de mer à Carthage, appartenant à son premier ministre Mustapha Khaznadar. Il expédia son gendre, Mustapha Bach Agha, dans une demeure voisine au Kram de manière à pouvoir le recevoir quotidiennement.
Selon Ibn Abi Dhiaf, la crainte qu’inspirait le choléra au monarque était telle que selon la rumeur il avait quitté provisoirement le pays en laissant son sceau à Mustapha Khaznadar. Pour la démentir, le Bey se mit à faire des apparitions en dehors de sa résidence pour y inspecter sa garde.
Dans un échange verbal avec Ibn Abi Dhiaf, reproduit intégralement dans « Ithaf Ahl El Zaman », le Bey considéra que la peur de ce mal était légitime et que s’il l’atteignait, il s’en voudrait de ne pas avoir été prudent et de ne pas avoir observé strictement la quarantaine. Il appuya ses propos par l’opinion émise 30 ans plus tôt par l’illustre uléma, Mohamed Baïram. Une polémique s’installa entre les savants de l’époque sur le point de savoir si la victime du choléra était un martyr ou pas. Cheikh Mohamed Taieb Riahi était de cet avis tandis que Cheikh Mohamed Ben Slama le rejetait. L’ironie du sort fut que nos deux vénérables savants moururent du choléra, sans que l’on sache, du coup, comment les départager.
Malgré son confinement, le monarque Ahmed Bacha assumait ses responsabilités tant bien que mal avec l’aide de ses deux plus proches collaborateurs: Ibn Abi Dhiaf et Mohamed Aziz Bouattour, futur premier ministre sous le protectorat. Il recevait les consuls et répondait aux lettres qui lui venaient de toutes parts mais en s’entourant d’un luxe de précautions : les lettres étaient brûlées après leur lecture et les cérémonies de vœux pour l’Aïd furent annulées.
Hamouda Bacha, Bey mouradite
On assista, pendant plusieurs mois, à un curieux ballet; en effet, le roi Ahmed Bacha se déplaçait d’une localité à une autre pour échapper à l’épidémie: après Carthage, il se confina à M’hamdia, puis à Ghar El Melh et de nouveau, à M’hamdia avant de revenir à Carthage. N’eût été l’opposition de ses conseillers, le Bey envisagea même de se transférer à Djerba.
Sa terreur du choléra n’empêcha pas le Bey Ahmed Bacha de secourir de son mieux la population. Ce mal faisant des ravages au sein des juifs pauvres, il décida d’installer leurs malades dans une caserne de Tunis où ils reçurent tous les soins requis. Des sommes considérables furent allouées aux pauvres et les médecins, souvent espagnols ou livournais, mobilisés pour les secourir.
Le Bey exigeait qu’un rapport sur la mortalité liée au choléra lui fût rédigé quotidiennement. Lorsqu’on lui annonça en 1850 que le mal avait emporté le plus illustre savant de l’époque, Sidi Brahim Riahi, quelques mois après la disparition de son fils, Cheikh Mohamed Taieb, il en conçut une profonde tristesse.
Quelques années plus tard, en 1856, une autre épidémie de choléra se déclara dans la régence mais elle fut de courte durée; contrairement à son prédécesseur, Mohamed Bey refusa la quarantaine et tout confinement. Il réprima, en revanche, sévèrement les tribus montagnardes, comme les Khemirs ou les Ouechtata qui, profitant du désordre causé par le fléau, voulurent se soustraire à l’impôt.
La dernière épidémie qu’évoque Ibn Abi Dhiaf dans son ouvrage est toujours celle du choléra qui frappa le pays en 1867. Les Juifs furent ses premières victimes avant qu’il ne se propage parmi la population musulmane. Il faucha de très nombreux soldats, en particulier ceux de la méhalla du général Zarrouk, de triste réputation pour sa cruauté dans la répression du Sahel.
Mohamed Sadok Bey
La population de Béja fut, quant à elle, presque entièrement décimée. La Tunisie, sortie exsangue de la révolte de 1864 et de la répression féroce qui s’en est suivie, n’avait pas besoin de cette calamité supplémentaire. Ibn Abi Dhiaf tient dans son ouvrage à mettre en exergue la générosité et le dévouement dont firent montre, durant la crise sanitaire de 1867, les commerçants français installés à Tunis, ainsi que leurs associés juifs. Ils formèrent entre eux une association caritative à laquelle chaque commerçant contribua à raison de ses moyens afin de venir en aide aux malades démunis; les commerçants français réunirent des médecins aidés par 20 auxiliaires dans un local à Bab El Bhar, connu également comme la Porte de France, pour y soigner ces pauvres hères.
Il est intéressant de souligner qu’Ibn Abi Dhiaf, dont le penchant réformateur voire libéral est avéré, profite de la description des conséquences du choléra en 1867 et de la famine terrible qui sévira la même année pour régler ses comptes avec l’absolutisme. A ses yeux, ce dernier est la cause de tous les maux de la régence.
Rappelons, dans cet ordre d’idées, qu’Ibn Abi Dhiaf s’est retiré de la vie publique à partir de 1864 lorsque Sadok Bey décida de suspendre la constitution de 1861.
Parcourir six siècles de notre histoire, au cours desquels la Tunisie risqua de sombrer sous les coups d’épidémies dévastatrices, n’offre peut-être pas l’occasion d’une lecture joyeuse; mais, dans cette conjoncture particulière où nous renouons avec les peurs d’un passé que nous pensions révolu, n’est-il pas réconfortant de voir que notre nation a survécu et s’est toujours redressée?
*Avocat et éditorialiste