Entre médias traditionnels et OpenAI : Des tensions croissantes

Par Dr Souhir Lahiani

Par Dr Souhir Lahiani

La facilité d’accès aux logiciels d’intelligence artificielle, comme ChatGPT pour la production de textes et Dall-E pour la création d’images, par exemple, a attiré l’attention des médias « traditionnels ». Ces progrès technologiques ont engendré un mélange de fascination et de craintes. Ces technologies IA vont-elles sauver ou détruire les médias ? Comment saisir les opportunités de ces innovations sans détériorer la déontologie des journalistes et la confiance du public ?

 Les deepfakes, manipulations numériques sophistiquées qui substituent le visage ou la voix d’une personne dans une vidéo existante, ont suscité des inquiétudes croissantes quant à leur potentiel pour induire en erreur et manipuler l’opinion publique. Ces incidents soulignent les risques d’une mauvaise utilisation de l’IA, mettant en lumière la nécessité de réglementer son utilisation pour prévenir les abus.
Cependant, en dépit de ces préoccupations légitimes, il est important de reconnaître que l’intelligence artificielle offre également des avantages significatifs. Par exemple, elle pourrait être utilisée pour détecter et contrer la propagation de fausses informations en ligne, fournissant ainsi un outil précieux pour les journalistes et les plateformes de médias sociaux.
En France, une Charte sur l’intelligence artificielle (IA) et le journalisme a été publiée en novembre 2023. Cette initiative, menée par Reporters sans frontières (RSF), a abouti à « la Charte de Paris sur l’IA et le journalisme », fruit de discussions entre 32 intervenants issus de 20 pays différents. Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général de RSF, décrit ces participants comme étant à la fois des acteurs de la presse et des experts techniques en IA. Selon lui, le «camp du journalisme» n’était pas forcément familiarisé avec l’évolution des technologies numériques, tandis que les experts en IA étaient plus déterministes quant à ces changements déjà en cours, doutant de la possibilité de les réglementer moralement étant donné que les pratiques s’imposent.

IA : Quel impact dans l’industrie des médias ?
Avec l’avènement de ChatGPT et de technologies similaires, les journalistes peuvent travailler plus rapidement et efficacement. Cette technologie peut être utilisée par exemple pour la collecte de données, la transcription de vidéos, la génération de sous-titres, la traduction de contenus, la transcription de déclarations publiques, etc, ce qui laisse plus de temps aux journalistes pour se concentrer sur la recherche, l’analyse et l’interview, des tâches plus créatives et analytiques !
Dans la production de contenus, les médias exploitent de plus en plus l’IA pour générer divers types de contenus tels que des articles d’actualité, des analyses financières, ou encore des scripts pour des vidéos. Les algorithmes d’IA sont capables d’agréger et de résumer des données provenant de multiples sources afin de créer des contenus informatifs et captivants.
La personnalisation des contenus est également optimisée grâce à l’IA, permettant aux médias de proposer des contenus adaptés aux préférences individuelles des utilisateurs. Les recommandations de contenus basées sur l’apprentissage automatique renforcent l’engagement et la fidélité des auditeurs ou des lecteurs en leur fournissant des informations pertinentes et ciblées.
L’IA est également un outil précieux dans le fact-checking et la détection de la désinformation en ligne. Les algorithmes d’apprentissage automatique sont en mesure d’analyser plusieurs données pour identifier les informations erronées et les fausses nouvelles, ce qui aide les médias à préserver leur crédibilité.
L’optimisation de la distribution et de la monétisation du contenu est également facilitée par l’IA. Les algorithmes d’IA sont utilisés pour diffuser le contenu sur différentes plateformes, en fonction des préférences et des habitudes des internautes. Également, analyser les données et identifier les tendances émergentes, ce qui permet de mieux comprendre leur public, d’anticiper les sujets d’intérêt et de prendre des décisions éditoriales plus éclairées.
En outre, l’IA est un outil puissant pour la création d’un contenu multimédia, permettant aux médias de générer et d’améliorer des images, des vidéos et des graphiques de manière efficace. Des technologies comme la génération de texte à partir d’images ou la synthèse vocale enrichissent l’expérience des utilisateurs et permettent aux médias de créer des contenus interactifs et attrayants.
Il est donc important que les acteurs de l’industrie des médias explorent les applications de l’IA pour saisir les nouvelles opportunités qu’elle offre.

 Accord de partenariat médias français-OpenAI
L’influence variée et significative de l’intelligence artificielle (IA) sur les médias a incité les médias français à réagir, amorçant ainsi des collaborations stratégiques dans ce domaine.
« La question est désormais : comment essayer de négocier une forme de compensation financière pour l’utilisation de nos articles dans l’entraînement des grands modèles de traitement du langage ? Et quelle stratégie juridique adopter ? », s’interroge Pierre Petillault, directeur général de l’APIG, qui rassemble des quotidiens nationaux et régionaux, ainsi que des hebdomadaires régionaux.
Le premier journal qui a signé un accord de partenariat avec OpenAI est le journal Le Monde. En effet, OpenAI puisera en toute légalité dans le contenu du journal pour entraîner ses modèles et enrichir les réponses de ChatGPT. Le Monde, de son côté, s’assure d’une nouvelle source de revenus tout en protégeant ses droits d’auteur.
Il s’agit selon les directeurs, d’un partenariat prometteur qui permettra aux équipes du journal de tirer parti des technologies de pointe d’OpenAI pour développer des projets et des fonctionnalités basées sur l’intelligence artificielle (IA). En retour, la start-up aura accès au riche corpus éditorial du Monde.
Louis Dreyfus, Directeur général et Jérôme Fenoglio, Directeur du Monde, ont souligné les termes clés de cet accord. Ils stipulent que les références aux articles du Monde seront désormais mises en avant et accompagnées d’un logo, d’un lien hypertexte et des titres des articles utilisés comme références, à l’exclusion des contenus fournis par les agences de presse et des photographies publiées par le journal.
Les deux dirigeants ont également rappelé leur rôle de pionniers en France dans la signature d’accords de droits voisins avec des géants du web tels que Facebook et Google. Ces accords, rendus possibles depuis 2019, permettent aux éditeurs de presse de recevoir une rémunération pour l’utilisation de leurs publications par les plateformes en ligne. Le montant de cette rémunération est déterminé à la suite de négociations entre l’éditeur et la plateforme, comme cela a été le cas pour ce partenariat avec OpenAI.
Ils ont exprimé leur espoir que cet accord serve d’exemple pour l’ensemble de l’industrie des médias, incitant d’autres plateformes d’IA à entamer des négociations similaires. Ils ont souligné que cet accord bénéficiera à l’ensemble de la profession journalistique.
Selon les dirigeants, cet accord ne restreindra en rien la liberté des journalistes du Monde d’enquêter sur le secteur de l’intelligence artificielle en général, y compris sur OpenAI.
Frederic Filloux, journaliste expert en technologie et transformations, exprime une opinion divergente. Il soutient que conclure des accords avec des entreprises spécialisées dans l’intelligence artificielle (IA) est une idée peu judicieuse, principalement en raison de l’incertitude quant à la fiabilité des engagements pris par ces entreprises technologiques.
Comme pour le scorpion piquant la grenouille qui l’aide à traverser un ruisseau, c’est dans la nature des boîtes de tech. À plusieurs reprises, elles ont attiré les médias avec des offres mirifiques concernant le texte, la vidéo, la recherche, des commissions variées, les outils de développement ou de marketing, avant de changer les termes ou de faire évoluer leur produit, vidant de facto l’accord de sa substance. Il n’y a donc aucune raison pour que les nouveaux venus dans la BigTech – ceux qu’il appelle la BigTech+ – aient une mentalité différente. Ils agissent selon leur intérêt, sont soumis à l’énorme pression de leurs investisseurs, sont obnubilés par leur fragilité, et n’ont aucun attachement particulier pour l’écosystème de l’information. Il est toujours bon de le rappeler.
Frederic Filloux est catégorique : si OpenAI – ou Apple – lançait un service d’information nourri en temps réel par des articles de presse et propulsé par un LLM puissant, cela signerait l’arrêt de mort des médias d’information, c’est le principal risque existentiel qui pèse sur le monde de l’information.

 Conflit entre les médias américains et OpenAI
En décembre 2023, le New York Times a intenté une action en justice contre OpenAI et Microsoft pour «des milliards de dollars de dommages légaux et réels» pour avoir utilisé ses articles à des fins de formation. Le New York Times a intenté cette action en justice pour mettre fin à la pratique consistant à utiliser son matériel publié pour former des chatbots.
Les outils d’OpenAI génèrent «des résultats qui récitent mot pour mot le contenu du Times, le résument étroitement et imitent son style expressif, comme le démontrent des dizaines d›exemples», affirme le procès.
De son côté, l’entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle avait précédemment déclaré, dans des preuves écrites fournies à la Chambre des Lords britannique, qu’il serait «impossible» de former des outils d’IA sans contenu extrait de l’internet.
Le 26 février 2024, OpenAI a accusé le New York Times d’avoir payé quelqu’un pour «pirater» ChatGPT afin de montrer que l’outil peut reproduire de larges portions des articles du journal à la demande, repoussant ainsi le procès en violation de droits d’auteur intenté par le New York Times contre le géant de l’intelligence artificielle (Zachary Folk, Forbes US)
Ian Crosby, l’avocat principal du New York Times, a rejeté les accusations, notant qu’OpenAI ne conteste pas la plainte principale du procès du journal, à savoir que des articles du New York Times protégés par le droit d’auteur ont été utilisés pour construire et former ChatGPT. « En fait, l’ampleur de la copie d’OpenAI est bien plus importante que la centaine d’exemples présentés dans la plainte », a déclaré Ian Crosby dans un communiqué adressé à Forbes. « OpenAI ne devrait pas être surpris d’apprendre que la copie illégale et la désinformation sont des caractéristiques essentielles de ses produits et non le résultat d’un comportement marginal. »
Ce conflit soulève des questions cruciales concernant la propriété intellectuelle, la responsabilité des entreprises technologiques et le respect des droits des médias. Alors que les médias cherchent à protéger leurs contenus et à faire valoir leurs droits d’auteur, OpenAI se retrouve au centre d’un débat sur l’éthique de l’utilisation de ces contenus pour former des IA.
Au-delà des aspects juridiques, cette guerre met en lumière les tensions croissantes entre les médias traditionnels et les géants de la technologie, qui exploitent de plus en plus les contenus médiatiques pour alimenter leurs innovations.
Dans un paysage médiatique mondial en constante évolution, cette confrontation pourrait avoir des répercussions durables sur l’avenir de l’industrie de l’information et de l’intelligence artificielle.

A suivre…

 Note
1 Témoignage recueilli jeudi 11 janvier 2024, à Paris, dans un «brainstorm » et « séminaire commun », plusieurs représentants de l’Alliance de la presse d’information générale (APIG) et du Syndicat des éditeurs de presse magazine (SEPM), hôtes de la réunion. Source journal Le Monde.
2 Reporter, chroniqueur et responsable du podcast Control F, il couvre la tech et le business à l’Express, après avoir passé douze ans à Libération, créé le journal »20 minutes », travaillé pour le groupe de presse norvégien Schibsted, ou encore dirigé les opérations numériques du Groupe Les Echos.
Il a également enseigné pendant dix ans le journalisme et les médias à Sciences Po, et a passé sept ans aux Etats-Unis, comme correspondant à New York et récemment comme chercheur invité à l’Université de Stanford où il a développé un projet d’intelligence artificielle appliqué au journalisme.

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