La journée organisée par le Tunisian Institute for Strategic Studies, plus connu en Tunisie sous son acronyme ITES et ouverte par le président de la République, a été l’occasion pour réfléchir sur l’avenir de la planification en Tunisie et les visions stratégiques pour le développement. Cette réflexion a été introduite par deux présentations de qualité. La première effectuée par Ridha Ben Mosbah, ministre et conseiller économique du Premier ministre. Cette présentation a effectué un large tour d’horizon sur l’histoire du système de planification en Tunisie depuis l’indépendance et son essoufflement lors des dernières années avant la Révolution. La seconde présentation a été effectuée par l’ancien ministre Habib Lazreg et a porté sur le projet phare et ambitieux de l’ITES avec l’étude Tunisie 2030 qui a cherché à définir au milieu des années 2000 une nouvelle vision stratégique pour le développement de notre pays.
Des échanges et des discussions denses et de qualité auxquels ont pris part des anciens ministres, des universitaires et un grand nombre d’experts. On peut retenir quelques points d’accord, mais aussi quelques questionnements pour l’avenir. Le premier point d’accord concerne le rôle historique joué par la planification tunisienne dans la modernisation de notre pays et dans son développement. Les présentations ont mis l’accent sur les quatre grandes perspectives décennales qui ont été les visions stratégiques pour notre pays avant l’heure. Chaque perspective décennale a donné deux plans quinquennaux qui ont tracé les grandes lignes de notre développement et des travaux d’infrastructure. Ces plans offraient aux budgets nationaux leur cadre général d’action.
Le second point d’accord concerne l’absence d’un cadre stratégique depuis la Révolution pour définir les politiques économiques de notre pays. Cette absence est d’autant plus importante que tous les experts et les responsables économiques et politiques s’accordent à reconnaître l’essoufflement du modèle de développement et la nécessité d’en définir un nouveau, capable d’offrir une nouvelle perspective pour la transition économique. Ce manque a beaucoup pesé sur les lois de Finances définies depuis la Révolution qui se limitaient au maintien des grands équilibres macroéconomiques et ne les inscrivaient pas dans une perspective stratégique. Une limite que nous avons cherché à dépasser pour les Lois de Finances complémentaires 2014 et la Loi de Finances de 2015 en accordant une place importante aux défis stratégiques et en cherchant à inscrire les priorités de ces lois de Finances dans une perspective globale. Du coup, ces lois de Finances sont des « projets hybrides », plus qu’une loi de Finances et moins qu’un plan. Et, le redressement économique qui était la grande priorité des lois de Finances dépasse le cadre strict du budget pour offrir à l’économie un cadre de développement futur.
Le troisième élément d’accord entre les différents intervenants concerne le rôle joué par l’ITES depuis sa création et qui a été un espace d’échange libre autour des priorités stratégiques du développement de notre pays. L’exemple de l’étude Tunisie 2030 a été un grand moment de réflexion stratégique qui a permis la mobilisation de l’Administration, des experts et des universitaires. D’ailleurs, certaines conclusions de cette étude sont toujours d’une grande pertinence par rapport aux défis de développement de notre pays. Mais, cet institut a également souffert de la réduction des espaces de liberté que notre pays a connue lors de la seconde moitié des années 2000. Cet environnement a pesé sur l’ITES et sur son rayonnement.
Mais, au-delà de ces points d’accord, ces échanges ont laissé apparaître certains questionnements. Le premier concerne le rapport ou le positionnement institutionnel entre la planification et les visions stratégiques. Et, la question a été posée de manière provocatrice : avons-nous besoin d’un plan quinquennal aujourd’hui au moment où nous cherchons à actualiser une vision stratégique de notre développement ? Cette question n’est pas dénuée d’intérêt dans la mesure où tous les pays du monde ont abandonné la planification et les plans quinquennaux et s’orientent de plus en plus vers des visions stratégiques sur vingt à trente ans. Le moyen et court termes sont pris en charge par des budgets glissants sur trois ans. Il s’agit d’un changement important auxquel se sont convertis tous les pays en développement et notamment des pays comme le Maroc avec la vision Emergence, l’Egypte et le Sénégal. Ce changement s’explique par l’évolution du rôle de l’Etat dans les économies en développement et l’émergence du secteur privé comme un acteur essentiel. En effet, si dans les années 60 et 70 où l’Etat jouait le rôle essentiel et le plan avait pour objectif d’organiser les investissements publics sur cinq ans, le rôle de plus en plus actif joué par le secteur privé interne et international dans les dynamiques économiques rend le rôle du plan de plus en plus aléatoire. Dans ce contexte est apparue la programmation stratégique qui avait pour objectif de formuler un cadre général de développement sur une période longue pour offrir une cohérence à l’action des acteurs publics et privés. Mais, la Tunisie semble aujourd’hui hésiter entre les deux voies avec d’un côté, le gouvernement qui prépare son plan quinquennal et des instituts comme l’ITES et d’autres qui s’inscrivent dans l’élaboration de visions stratégiques. Une hésitation qu’il faut résoudre afin de préciser le positionnement institutionnel entre les deux processus de programmation stratégique et de planification.
La seconde question est liée aux défis auxquels les processus de planification ont toujours cherché à répondre. Pour beaucoup, les différents plans ont toujours donné la priorité aux contraintes internes et il est temps d’ouvrir notre réflexion aux contraintes internationales. A ce propos, l’année 2015 est importante dans la mesure où elle verra l’organisation de trois conférences majeures notamment celles sur le financement du développement, le sommet sur les SDG et COP 21 qui construiront le nouveau consensus sur le développement et que la réflexion stratégique sur notre développement futur doit prendre en considération.
En définitive, notre pays se trouve à un moment important de son histoire économique. Il nous faut définir un nouveau modèle de développement pour sortir de l’essoufflement du modèle actuel et ouvrir une nouvelle perspective de développement. Il s’agit d’un important chantier de réflexion non seulement sur le contenu de ce nouveau modèle mais aussi sur les instruments pour y parvenir et notamment sur les rôles de la programmation stratégique et de la planification.