Tension sociale, émeutes, sit-in et colère rythment depuis quelques années le quotidien des habitants du gouvernorat de Gafsa. Ces derniers temps, la crise s’intensifia et en attendant une solution et un retour au calme, des millions de tonnes de phosphates restent enterrées causant des pertes énormes pour le pays et son économie. La population est aujourd’hui partagée entre des besoins et des aspirations socio-économiques et la méfiance voire un rejet de l’Etat, alimentés par certains discours et surtout par un passif de marginalisation qui dure depuis des décennies. Les mesures annoncées par le gouvernement ne semblent pas calmer les esprits et sont jugées insuffisantes. Décryptage
La Compagnie des phosphates de Gafsa, CPG, est depuis longtemps le cœur du problème. D’un côté, une population qui voit en la compagnie sa seule richesse et l’unique opportunité d’emploi pour ses nombreux chômeurs et sa potentielle ressource pour d’éventuels investissements dans la région. Paradoxalement, la population considère la CPG comme la source des différentes maladies (cancer, maladies respiratoires) sévissant dans la région en raison de la pollution et de la dégradation de l’environnement.
Face à l’impossibilité pour l’entreprise de « recruter tout le monde » et à la frustration que cette richesse « n’offre rien » à la région, qui, pour ses habitants, est marginalisée depuis des décennies, quelques centaines de personnes ont décidé de bloquer l’accès à la Compagnie. Résultat : la production s’arrête. De son côté, le gouvernement tente de présenter des solutions dont des mesures urgentes et d’autres représentant des solutions à moyen et à long termes rejetées in extenso et considérées ne répondant pas à l’essentiel des exigences des revendications. Par conséquent, la CPG, ainsi que ses cadres et fonctionnaires, pris en otage, sont paralysés, l’économie tunisienne en paie le prix, la paix sociale, déjà fragile, est davantage menacée et un fossé d’incompréhension se creuse entre la population locale et les institutions de l’Etat.
En remontant les origines de ces troubles, Gafsa a été la première région à déclencher des émeutes durant les dernières années du régime de Ben Ali. Emeutes qui ont constitué une forme de révolte contre la marginalisation que le pouvoir en place a cru avoir maîtrisée six mois après leur déclenchement, en janvier 2008. Sauf que la réponse répressive et musclée n’avait pas résolu le problème et n’avait fait qu’étouffer une colère dont les habitants ne se sont jamais départis. Entre autres mesures prises en ces temps, et comme réponse au problème du chômage : la création d’une entreprise d’environnement pour, officiellement, aménager et purifier un environnement empoisonné par le souffre et le phosphate alors qu’en vérité, c’est une entreprise fictive qui offre des emplois fictifs et des salaires sans contrepartie travail. Une prime de chômage, dit-on, plutôt qu’une rémunération.
En effet, l’entreprise de l’environnement ne bénéficie d’aucune structure réelle. Ne disposant ni de direction générale, ni de moyens logistiques, elle est devenue un simple budget alloué pour offrir des allocations à la population. Seulement, beaucoup en profitent tout en travaillant ailleurs alors que d’autres, réellement nécessiteux, n’arrivent pas à « y être embauchés ». Certains exigent que l’entreprise offre un réel travail, ce qui limiterait les demandes et permettrait d’en exclure ceux qui ont d’autres ressources ou encore d’étudier les dossiers de recrutement afin de n’en faire bénéficier que les familles qui en ont vraiment besoin.
Aujourd’hui, les troubles renaissent de leurs cendres et les gouvernements qui se sont succédé, depuis 2011, tentent de trouver des solutions sans succès.
« Le problème ne date pas d’aujourd’hui. La Compagnie des phosphates de Gafsa, CPG, est presque encerclée depuis 2011 et la cause en est que tout le monde veut y être recruté. La direction, de son côté, a fait des promesses de recrutement, notamment dans la société de l’environnement. 2000 personnes y ont été embauchées en 2008 et le salaire constituait plus une sorte de prime de chômage qu’une rémunération pour un travail effectué. Aujourd’hui, 250 personnes parmi celles à qui on avait promis l’embauche et qui n’ont rien vu venir ont déclenché ces troubles. D’autres les ont suivis dans leurs protestations en bloquant la CPG. Cette dernière a recruté, en 2012, 2500 personnes pour répondre à ses besoins de recrutement s’étendant de 2011 à 2016. L’embauche en mars 2015, de 2000 personnes au sein de la société de l’environnement répond par contre aux besoins d’un recrutement à caractère social soutenant les familles dans la région », explique Hafnaoui Bouguerra, citoyen de Gafsa et haut cadre de la CPG.
Le gouvernement Habib Essid a annoncé récemment des mesures qui, selon les gens de la région ne répondent pas au smig des exigences de la population du gouvernorat. Et malgré toutes les tentatives de règlement et les appels à la raison, le blocage reste total.
D’aucuns pensent que derrière cette tension se cachent des esprits malveillants. Certains vont jusqu’à pointer du doigt des partis politiques qui pousseraient à la confrontation avec pour objectif de faire tomber le gouvernement. Les avis divergent et chacun y va de son analyse, alors que la situation du pays ne cesse d’empirer.
Ils ont dit
Hafnaoui Bouguerra, (haut cadre à la CPG)
« La solution qui s’impose dans l’immédiat est la sécurisation de la CPG »
Les autorités sont en train de négocier avec les protestataires afin de calmer les esprits, et d’un autre côté, certains « politiques » jettent de l’huile sur le feu pour embraser la région en lançant diverses accusations à l’endroit des responsables de la CPG sans, toutefois, apporter une quelconque proposition concrète de règlement de la crise. Par ailleurs, les employés de la Compagnie sont bloqués et empêchés de travailler.
Le gouvernement, de son côté, n’aura offert que des mesures préliminaires, mais il manque à ses responsabilités, puisqu’il ne sécurise pas les entreprises. L’Etat se désengage et laisse les fonctionnaires de la Compagnie traiter seuls avec les protestataires.
Les mesures du gouvernement remplissent certes des besoins essentiels telle l’infrastructure, mais ce n’est pas ce que veulent les contestataires. En vérité, ils veulent être payés et ce n’est pas réellement un travail qu’ils cherchent. La société de l’environnement n’a jamais offert un réel travail. De nombreuses personnes, qui ont un emploi ailleurs, sont embauchées dans la pseudo société de l’environnement et touchent un salaire sans avoir eu à travailler. C’est devenu une habitude et c’est pour cela qu’il y a autant de demandes d’embauche. Ce qu’il faudra faire est au moins étudier les dossiers des éventuelles recrues et choisir des personnes issues de familles lésées. D’ailleurs, si la société de l’environnement cesse d’être fictive, non seulement il n’y aura plus autant de demandes, mais son effectif diminuera. Les cadres de cette société n’arrivent pas à faire travailler les gens, ils n’ont pas les moyens logistiques et il n’existe aucune direction générale, ni structure au sein de cette société dont les « employés » devraient être exploités dans d’autres domaines.
Yassine Azouz, (40 ans, professeur de l’enseignement secondaire)
La région est marginalisée et a besoin de développement
Les troubles ne se limitent pas au bassin minier mais s’étendent à l’ensemble du gouvernorat de Gafsa et les revendications sont légitimes puisque les mesures prises ne répondent pas aux aspirations de la population. La région est marginalisée et a besoin de développement. Le bassin minier se limite à la production du phosphate alors que d’autres secteurs peuvent être développés et devenir des secteurs d’embauche comme l’agriculture, l’industrie et pourquoi pas le tourisme ? Gafsa se limite à la CPG, sans que la production du phosphate ne soit bénéfique à la région ni que nous puissions jouir de cette richesse, qu’on considère par ailleurs comme une richesse nationale et non propre à la région. Par contre, on est confronté aux maladies cancéreuses et en contrepartie, l’infrastructure sanitaire et médicale est dérisoire et nous avons le taux le plus élevé de chômage. Il n’existe aucune zone verte dans toute la région. Les mesures prises ne sont pas au niveau d’une région productrice de phosphate. Une partie des gains devrait y être allouée sous forme de caisse gérée par l’Etat et dont les fonds serviraient pour des investissements dans la région et en infrastructure. La société de l’environnement quant à elle offre un salaire sans aucune contrepartie.
Sofiène, (32 ans, ouvrier)
Les mesures prises par le gouvernement ne constituent pas des solutions immédiates
Il existe certes une tension, mais l’ambiance générale est normale dans la ville de Gafsa. On y voit des tentes dressées et des protestataires pacifistes réclamant leur droit légitime à l’emploi. Les mesures prises par le gouvernement ne constituent pas des solutions immédiates, quelques-unes ne seront réalisées que dans 3 ou 4 ans, d’autres ont été décidées depuis 2008 et 2010. Ce sont aussi les mêmes promesses faites par la Troïka. En attendant, les gens ici sont malades, ils souffrent de maladies cancéreuses. Ce qu’ils gagnent du phosphate ne sont que les déchets et un air pollué et toxique. Une partie des gains devraient être consacrée à la région afin d’y bâtir des usines offrant de l’emploi. La société de l’environnement ne peut constituer une solution et le budget qui lui est alloué pour payer les salaires aurait pu être investi dans de vrais projets pour qu’il n’y ait plus aucun chômeur.
10 MD de pertes par jour
La majorité des citoyens de Gafsa ont refusé les mesures annoncées par le Chef du gouvernement. Pourtant, elles vont toutes dans le sens de la création d’emplois. Les projets d’infrastructure, les mesures administratives de création de nouvelles délégations, les équipements collectifs à créer…, tous ces projets feront de Gafsa, sur le moyen et le long termes une région prospère. Un important budget lui est consacré.
Les contestataires exigent leur recrutement immédiat et tout le monde veut être embauché par la CPG. Cette dernière vient de recruter 596 personnes. Le gouvernement, de son côté, refuse la solution sécuritaire et privilégie le dialogue. Le gouvernement reste ouvert au dialogue et la CPG est consciente de son rôle et de sa responsabilité sociale dans la région. Elle accorde des microcrédits, parfois sans même demander leur remboursement et des dons sont accordés aux ayants droit.
Le véritable problème, c’est que le pays est en train de perdre près de 10 millions de dinars quotidiennement et des millions de tonnes de phosphate restent enterrés dans la montagne. Il faut trouver le moyen de faire redémarrer la production pour pouvoir répondre aux demandes des citoyens et autres besoins de la région.
Adnen Hajji, député
Les mesures gouvernementales ne remplissent pas les conditions minimales pour calmer la population
Ce que propose le gouvernement, malgré son importance, n’est pas une solution. La majorité des mesures sont des projets bloqués, ou déjà réalisés ou encore en cours de réalisation. Elles ne remplissent pas les conditions minimales pour calmer la population. Les mines, à l’origine du problème, ne sont pas concernées par les solutions proposées. Le gouvernement doit faire des concessions et procéder à des recrutements afin de résoudre les problèmes des familles que les solutions passées n’ont pas touchées. D’ailleurs les solutions proposées jusqu’ici et les recrutements effectués ont été injustes, dépourvus d’équité et sont caractérisés par la corruption et le favoritisme.
Ammar Amroussia député
Le gouvernement a tourné le dos aux revendications de l’emploi et du développement
Le problème du bassin minier, et de Gafsa en général, ne date pas d’aujourd’hui et il est lié au modèle de développement basé sur la marginalisation, l’appauvrissement et l’approfondissement de l’inégalité entre les régions. Il est aussi causé par l’échec de la Révolution tunisienne dans l’accomplissement de ses objectifs notamment ceux économiques et sociaux. Ce problème est réapparu cette fois plaçant le gouvernement et le pouvoir en général devant un grand défi.
La crise s’est intensifiée durant les derniers mois. Les sit-in et les grèves de la faim se sont multipliés dans tout le gouvernorat, mais le gouvernement a tourné le dos, comme d’habitude, aux revendications de l’emploi et du développement.
Les décisions du conseil ministériel n’ont pas été à la hauteur des exigences pouvant calmer la tension sociale. Le gouvernement est passé à côté du diagnostic correct. Ce dernier serait de répondre à un minimum de revendications surtout l’emploi. Les démarches ministérielles ont été minces de ce côté, car les gens demandent à travailler. Il fallait exécuter les engagements d’embauche formulés par l’Etat et par la CPG et stipulés dans les procès-verbaux. Il était possible d’y ajouter Redeyef, Om Lâarayes, Gafsa sud et M’Dhila. Une mesure pareille garantirait 1500 postes d’emploi. Le budget qui lui serait alloué serait par ailleurs moindre que les pertes causées par l’arrêt de la production. Le Chef du gouvernement reconnait ces engagements et les démarches annoncées vont dans ce sens, sauf qu’elles ont été repoussées jusqu’à la vérification des dossiers des 1500 personnes à embaucher par un comité neutre. Cette décision n’est pas la meilleure à prendre dans ce contexte de tension. Le gouvernement devrait accepter d’exécuter cette revendication puis vérifier.