Entreprises publiques en difficulté : les dessous d’une malgouvernance

Gouffre financier permanent et illimité pour les experts économiques et financiers, acquis stratégique national indéfectible pour les syndicalistes et les hommes de gauche qui les considèrent comme un rempart au déferlement d’un capitalisme sauvage, les entreprises publiques méritent l’intérêt des pouvoirs publics pour leur trouver des solutions durables.

Elles ont besoin d’un programme d’assainissement et de restructuration ainsi que d’une stratégie et d’une bonne gouvernance, il y va de l’avenir de notre économie et de notre société.

 

La situation financière des entreprises publiques était déjà difficile avant le déclenchement de la Révolution, elle a empiré de façon alarmante depuis trois ans. Sureffectifs, recrutements massifs, erreurs de gestion, accumulation des pertes et de l’endettement bancaire, retards et insuffisances des subventions, vieillissement des outils d’exploitation. Le rôle social prend le dessus sur le rôle économique, les motifs ne manquent pas, structurels et conjoncturels. Ce qui fait défaut, c’est la stratégie de thérapie et les solutions à court et à long termes.

 

Déficit de 28 entreprises publiques : 3,5 milliards de dinars

Parmi les grandes entreprises nationales qui souffrent de déficits lourds, on peut citer TUNISAIR, dont les pertes tournent autour de 400 MD alors qu’elle supporte déjà des dettes lourdes dues notamment aux deux avions présidentiels, sans compter les sureffectifs de personnel (8400.)

La SONEDE a un déficit structurel de 180 MD, tandis que le manque à gagner de la compagnie des phosphates de Gafsa aurait dépassé les 2 milliards de dinars en trois ans à cause des arrêts de production, grèves et sit-in.

Il faut dire que la CPG, dont l’effectif de personnel ne dépassait pas 5000 salariés en 2010 a dépassé les 27.000 après la suppression de la sous-traitance et l’intégration des travailleurs dans ses filiales nouvellement créées. Tandis que le groupe chimique, qui employait 8000 salariés, a dû en recruter autant après la suppression de la sous-traitance dans le secteur public par le gouvernement.

De son côté la STEG, qui comptait déjà 9700 salariés en 2010, a dû intégrer les ouvriers des sociétés de sous-traitance qui travaillaient pour elle. Au total la STEG compte aujourd’hui 12.500 salariés, alors que les factures impayées totalisent 493 MD parmi lesquelles celles des administrations, des collectivités publiques, des sociétés nationales, des entreprises privées, des hôtels, des privilégiés de l’ancien régime et des ménages. À tout cela s’ajoutent les vols d’électricité et les fraudes sur les compteurs.

Tunisie-Telecom compte 8000 salariés parmi lesquels des salaires chimériques pour certains cadres supérieurs. Ses finances ne sont pas prospères.

La STIP fabrique des pneus de qualité de marque AMINE dans deux usines à Msaken et à Menzel  Bourguiba. Malgré tous les efforts des cadres et du personnel, son déficit est croissant à cause des importations légales de grandes marques de pneus, mais aussi du développement de la contrebande de pneus de qualité douteuse qui entrent clandestinement dans le pays en passant les frontières. Parallèlement à cela il y a eu des recrutements de personnel en sureffectifs, d’où l’accumulation de déficits et de dettes auprès des banques publiques.

Le cas du complexe alfatier de Kasserine est à rapprocher de celui d’El Fouladh. Il y a deux usines, la première qui transforme l’alfa en pâte à papier (cellulose) et SOTU PALFA qui transforme la pâte en papier de luxe. Les deux usines sont très polluantes (rejets de produits chimiques dans les oueds), mais le plus grave c’est le vieillissement de l’outil de production devenu obsolète (plus de 40 ans) et l’absence de tout investissement de renouvellement. L’État n’a pas les moyens d’investir massivement dans une industrie lourde alors que le complexe industriel a toujours joué le rôle de pôle de développement pour toute la région. Il faudrait ajouter à cela le sureffectif de personnel qui pèse lourd dans le bilan des deux sociétés, ce qui explique l’endettement des entreprises et les déficits cumulés.

 

Après la Révolution, le dérapage

Avant le déclenchement de la Révolution, l’Administration accordait aux entreprises publiques déficitaires une subvention d’équipement après avoir étudié et approuvé leur bilan. Pour les cas exceptionnels et graves, l’administration de tutelle et l’entreprise étudient et mettent au point un plan de restructuration qui comporte généralement un allègement des effectifs, une recapitalisation de l’entreprise et un rééchelonnement des dettes ainsi qu’une rénovation du dispositif de production.

Après le déclenchement de la Révolution, il y a eu un véritable dérapage de tous les indicateurs, dont la gouvernance des entreprises suite aux revendications salariales et perturbations sociales. Il faut dire que les recrutements massifs des travailleurs des sociétés de sous-traitance ont augmenté les charges de façon sensible et ont déséquilibré les bilans.

La productivité, l’assiduité, la discipline au travail ont beaucoup baissé dans les entreprises publiques, le manque de maintenance a engendré la dégradation de l’outil de production. Conséquence : vieillissement prématuré du potentiel, baisse des recettes, accumulation des dettes bancaires et des déficits. La nomination de responsables incompétents à la tête de certaines entreprises publiques a engendré des erreurs de gestion aux conséquences graves.

 

Situation de la Transtu

Selon une étude publiée récemment par M. Adel Ounali dans un média en langue arabe, il apparaît que le déficit cumulé par la Transtu a atteint 330 MD dont 133 MD en 2012 et 67 MD en 2011.

Rappelons que la TRANSTU assure l’ensemble des transports en commun publics de voyageurs dans le Grand-Tunis à travers le réseau du métro léger, du TGM et du réseau de bus jaunes. À ce titre, des centaines de milliers de voyageurs ont un besoin quotidien de recourir à la Transtu pour aller travailler ou étudier. Le cas de la Transtu est éminemment complexe, essayons de simplifier les choses à travers l’évolution de certains indicateurs significatifs de la gestion.

Toujours selon l’étude citée plus haut, la Transtu disposait en 2012 de 1249 bus dont la disponibilité ne dépassait pas 64% avec un âge moyen de 7 ans 10 mois alors qu’en 2010 le nombre de bus était de 1177 bus avec une disponibilité de 82% et un âge moyen de 8 ans.

Ce qui signifie que malgré le rajeunissement du parc et son extension, le nombre de bus en panne ou en réparation a augmenté de façon sensible. Il y a là un grave problème de rentabilité, de compétitivité, de mobilisation du personnel et d’organisation du travail. Parallèlement, les recettes de la compagnie ont baissé, passant de 74 milliards de dinars en 2010 à 53 milliards de dinars en 2010, un certain nombre de passagers refusent de payer, le resquillage se propage.

Alors que le kilométrage parcouru a baissé de 9% en 2012, les achats de carburants ont augmenté de 4,5 milliards par rapport à 2011. Il y a là un mystère à élucider. Il faut dire que suite à l’acquisition de 312 bus en 2011, Transtu a obtenu l’accord de la tutelle pour le recrutement de 1308 agents. À cela s’ajoutent l’intégration des ouvriers de la sous-traitance, le retour des licenciés et des victimes de la Révolution.

L’État s’est porté au secours de la Transtu en honorant ses dettes vis-à-vis d’Agil et de la CNSS : 240 MD en 2011.  Un découvert bancaire de 11 MD a été également épongé.  Sans compter la prise en charge du différentiel annuel de prix pour ce qui est des abonnements scolaires (10% du tarif normal) soit 112 MD en 2014.

Il faut dire que le paiement de l’acquisition du matériel roulant pour le métro, soit 55 rames Citadis pour un montant de 50 millions de dinars sur crédit bancaire, n’a pas encore été pris en charge par la TRANSTU, mais par l’État.

 

El Fouladh : plan de restructuration

El Fouladh, est l’aciérie nationale qui date de plus de 40 ans et qui a constitué à Menzel Bourguiba un pôle de développement régional. Il s’agit d’un secteur stratégique qui a approvisionné le marché en fer à béton, fabriqué les pylônes en fer galvanisé à chaud pour la STEG et le bâtiment, les rails de chemin de fer, le fil de fer pour les besoins des agriculteurs. C’est une industrie de base, lourde en investissements et créatrice d’emplois directs et indirects.

L’évolution de cette industrie durant les vint dernières années n’a pas été très positive : vieillissement du potentiel de production et timidité des investissements de modernisation, sureffectifs de personnel et accumulation des déficits et de l’endettement, montée en puissance de la contrebande du fer à béton algérien qui envahit le marché et évaluée à 300.000 tonnes par an.

Toujours est-il que le coup de grâce a été asséné à El Fouladh avec l’intégration des ouvriers issus de la sous-traitance, soit plus de 470 personnes, ce qui fait que depuis trois ans l’effectif est monté à 1250 salariés pour une entreprise dont les besoins sont de 800.

Ce plan de restructuration implique un “dégraissage” de 300 salariés parmi ceux qui approchent de l’âge de la retraite, ainsi que le rééchelonnement de la dette qui a atteint 190 millions de dinars. L’État a pris à sa charge les pertes découlant des importations d’acier vendu à perte pour 60 MD en 2008. La reconversion des dettes à court terme en crédit moyen terme va réduire le poids des frais financiers qui pèsent sur le bilan.

Il est essentiel de trouver un partenaire stratégique étranger pour investir en masse dans le capital d’El Fouladh, à concurrence de 49% afin de moderniser les équipements de production. Il y a là une urgence si l’on veut sauver les aciéries tunisiennes et pérenniser l’emploi à long terme.

Il est fondamental également de continuer à interdire l’exportation de la ferraille, car son recyclage par El Fouladh est vital et stratégique, il s’agit de 200 à 250.000 tonnes par an.   

 

Un cas à part : les Offices agricoles

Office des céréales, de l’huile, de l’élevage et des terres domaniales détiennent un mandat de la part de l’État pour assumer des rôles vitaux et des responsabilités essentielles qui lui incombent. À ce titre, ces Offices veillent à l’approvisionnement du pays en céréales et à leur collecte chez les agriculteurs ou encore à l’achat en vue de l’exportation de l’huile d’olive.

Ils sont tenus de pratiquer une gestion rigoureuse et d’avoir des bilans équilibrés et sont soumis au contrôle de leurs tutelles respectives. Logiquement, leur gestion et leur budget sont contrôlés par l’État. Cependant, pour assurer le financement des campagnes, ils ont besoin de crédits bancaires garantis par l’État puisqu’il s’agit de montant élevés.

 

Les entreprises de transport : le déficit dépasse 1,4 milliard de dinars

La SNCFT, qui a connu une longue période de léthargie et de manque d’intérêt de la part des pouvoirs publics qui a abouti au vieillissement du matériel roulant et qui voit certaines lignes être abandonnées au profit du transport routier, connaît une certaine reprise. Il faut rappeler que le transport ferroviaire est plus économique, moins polluant et plus sécurisé que le transport routier.

La SNCFT a toujours connu des déficits raisonnables, mais depuis trois ans la perte du transport des phosphates, à cause des perturbations sociales, a engendré un manque à gagner de 400 MD par an, alors que les pouvoirs publics commencent à investir lourdement dans le renouvellement du parc roulant avec l’acquisition de nouvelles rames et l’électrification du réseau de la banlieue sud de Tunis. Il y a bien sûr plusieurs sociétés régionales de transport qui connaissent des difficultés financières : vieillissement du parc roulant, sureffectifs…

La SNTRI traîne un déficit lourd alors qu’elle a fait un gros effort il y a quelques années pour créer des lignes régulières entre Tunis et les grandes villes de l’intérieur avec des bus confortables. Le cas de TUNISAIR est bien connu tandis que pour la COTUNAV nous n’avons pas de chiffres précis. Il faut dire que les tarifs de transport de voyageurs sont sous-estimés par rapport aux coûts réels.  

 

Une large gamme de solutions

Il n’y a pas une solution pour assainir les entreprises publiques, mais toute une panoplie de solutions selon une étude à mener au cas par cas. Certaines entreprises peuvent et doivent être restructurées moyennant un allègement des effectifs de personnel et un rééchelonnement des dettes.

Pour d’autres, l’État doit absolument recapitaliser en injectant des fonds dans le capital et en prenant à sa charge les dettes de l’entreprise afin de lui permettre de repartir du bon pied de façon durable.

La privatisation de certaines entreprises s’impose, car elles évoluent dans un contexte concurrentiel et leur plan de sauvetage implique des sommes colossales pour renouveler le potentiel de production. Or l’État n’a pas les moyens d’investir lourdement étant donné le déficit du Budget et les ressources financières insuffisantes. C’est le rôle du secteur privé de mobiliser des capitaux importants pour investir massivement à long terme.

C’est le cas de la STIR : raffinerie de pétrole de Bizerte ainsi que la SNDP (AGIL) qui distribue le pétrole. La STIR perd 6 à 7 millions de dinars chaque année, car ses effectifs se montent au double de ses besoins alors que la raffinerie a beaucoup vieilli. Construite il y a près de 50 ans, Elle connait des fuites et des déperditions importantes et donc les risques sont multiples dont ceux ayant trait à la pollution et à la sécurité.

 

Responsabiliser les conseils d’administration et activer les contrôles

Dans les entreprises publiques, les conseils d’administration n’assument pas leur rôle alors que juridiquement ils sont aussi responsables que les PDG. Ce sont en fait des fonctionnaires qui sont désignés par leurs administrations respectives pour approuver ce que propose le PDG lorsque celui-ci veut bien les consulter.

D’ailleurs, leur rémunération est souvent symbolique, pour ne pas dire insignifiante. Les administrateurs changent souvent, ne reçoivent que tardivement sinon pas du tout l’ordre du jour ou les documents sur lesquels il faut statuer, ne discutent pas les bilans ou documents comptables lorsqu’ils sont habilités à les lire ou à les discuter.

 

Le service public, un argument de poids

Il est incontestable que certaines entreprises publiques assument un rôle responsable et vital dans l’économie et au service au public, elles sont irremplaçables. Citons seulement quelques-unes, la STEG et la SONEDE pour les réseaux fluides, la SNCFT, CTN, TUNISAIR et Transtu dans les transports, la STIR et l’ETAP dans les hydrocarbures, OACA et l’Office des ports pour la sécurité des transports, l’Office des céréales et de l’huile pour les denrées alimentaires et l’Agriculture, l’OCT pour l’approvisionnement du pays en denrées de base. Les trois banques publiques sont à l’origine de l’édification de l’économie du pays et la prospérité du secteur privé, tandis que les caisses sociales assument un rôle social vital.

 

Le chantage à l’emploi est-il justifié ?

La création d’un emploi coûte en moyenne un investissement de 15.000D, même si cela varie selon les secteurs d’activité. Or le maintien artificiel des emplois dans certaines entreprises publiques revient à une subvention de l’ordre de 40.000D selon le ministre de l’Économie et des Finances. Et ce qui est artificiel ne dure pas longtemps. Certes il est dramatique de licencier du personnel et des solutions doivent être trouvées pour réintégrer ce personnel dans d’autres entreprises moyennant une formation appropriée. Mais souvent des allègements de personnel permettent de sauver l’entreprise ainsi que les emplois qui restent. L’argent public est précieux, il y a lieu de rationaliser son utilisation et de l’investir dans le développement, non dans les rentes de situation.

 

Absence de stratégie et d’un business plan

Les entreprises publiques n’ont pas le droit de “naviguer à vue”, mais doivent avoir un business plan, une stratégie à suivre avec des objectifs et des moyens destinés pour les atteindre, par étapes si nécessaire. En fait, il n’y a pas seulement un problème de gouvernance en la matière, mais aussi un problème de gestion : manque de rigueur en gestion financière, gestion des ressources humaines et gestion du parc roulant. On utilise des découverts bancaires pour financer des équipements à long terme, on recrute à tort et à travers, on utilise des voitures de service à des fins personnelles, etc. Il y a sûrement un manque de contrôle interne et de contrôle de la part de la tutelle.

Des contrats de performances

L’adoption de contrats de performances a été récemment évoquée en conseil des ministres comme solution pour conditionner l’octroi de subventions et sauver certaines entreprises publiques. Cela pourrait concerner plusieurs entreprises publiques à caractère stratégique : industriel, énergie, transport ou commercial.

L’État accorde une subvention donnée à condition que l’entreprise atteigne des objectifs précis convenus d’un commun accord préalable. La subvention ne doit plus être annuelle ou cyclique, mais doit impliquer une restructurable durable permettant à l’entreprise de s’auto-responsabiliser et s’autogérer sous le contrôle de l’État pour équilibrer sa gestion.

Ridha Lahmar  

 

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