Ancien juge administratif et homme de grande culture, Abderrazek Ben Khlifa, nommé Secrétaire d’État aux collectivités locales et à l’administration régionale dans le gouvernement de M. Jomâa, était il y a tout juste une semaine gouverneur de Tunis et il avait de beaux projets pour sa ville. Misant sur les capacités de la société civile, car croyant en elles, il y a fait appel pour la faire actrice de cette ambition. Dans cet entretien qu’il a bien voulu accorder à Réalités la semaine passée, alors qu’il était encore gouverneur, il déclare « Après la Révolution, nous sommes passés du statut de sujets à celui de citoyens » et c’est cette citoyenneté qui l’inspire dans une vision moderne d’une Tunisie plus ouverte, moins bureaucratique et plus équitable envers ses régions, dont les citoyens s’impliquent pleinement dans sa reconstruction… Interview
Quel était l’état des lieux lors de votre accession au poste de gouverneur de Tunis ?
C’était le 27 août. Comme toutes les villes après la Révolution, la ville de Tunis avait son lot de problèmes et ne faisait pas exception comparée aux autres. La situation y était quelque peu anarchique, violation des règlements, construction anarchique, débordement de cafés et de restaurants sur les voies publiques, etc., tout cela constituait une réalité inquiétante. On a essayé de voir comment affronter une pareille situation, faire face à ces fléaux . Il y a aussi le phénomène de la violence urbaine et le problème de la pollution. La particularité de Tunis par rapport à d’autres gouvernorats, c’est que c’est une grande agglomération urbaine, une concentration démographique de 2500 habitants par kilomètre carré, alors que la moyenne nationale et de 69 h. ; même les taux à l’Ariana, de la Manouba ou de Ben Arous ne dépassent pas 200 ou 250 h..
En quoi consiste la campagne d’assainissement et d’embellissement de Tunis que vous avez lancée ?
Les motifs qui nous ont poussés à y penser sont la volonté de créer un réseau de propreté de la ville de Tunis. À cause, entre autres, des mouvements sociaux des employés des décharges publiques, on a constaté que la ville de Tunis se devait d’inventer des solutions originales pour éviter le pire. On a pensé à associer le secteur privé et la société civile en appui à l’action publique
On s’est rendu compte qu’il y existe nombre d’associations actives qui opèrent dans le domaine de l’environnement, mais dont les efforts sont en quelque sorte dispersés et cloisonnés. Elles œuvrent dans un contexte un peu chaotique où les initiatives existent, mais ne sont, ni bien planifiées, ni bien encadrées. On a donc pensé à créer un cadre, une instance qui regroupe et fédère cette dynamique associative, de telle sorte que l’action publique (l’action de la municipalité, de l’État, etc.), peut être épaulée par une action associative bien efficace.
Nos responsables sont souvent animés par une mentalité administrative pour ne pas dire bureaucratique. Comment en-êtes vous venu à l’idée de faire appel à la société civile ?
Je suis fondateur et vice-président de l’association Juristes sans Frontières, j’ai œuvré dans le tissu associatif en étant membre du Conseil national de l’Association des magistrats depuis l’an 2000 et je connais très bien le domaine associatif. Le rôle de la société civile est très important dans cette dynamique qu’on appelle la démocratie participative. On est passé d’une démocratie représentative, où l’État et ses représentants s’intéressent ou s’occupent de la chose publique, à la démocratie où la chose publique n’intéresse pas seulement l’État. C’est cette approche de la démocratie participative qui m’a amené à privilégier naturellement le recours aux acteurs de la société civile pour prendre en charge un problème que la seule volonté publique ne suffit pas à résoudre. Cette action se veut aussi un apprentissage de la citoyenneté.
Une citoyenneté responsable où l’on passe du citoyen se contentant d’exprimer ses revendications au citoyen responsable qui s’associe à l’action publique. L’adhésion aux projets publics est une condition sine qua non du vivre ensemble. Il y a beaucoup d’exemples : l’État peut programmer le budget de l’État, la loi de Finances de 2014 a disposé que l’obligation de la déclaration fiscale est une bonne mesure pour la transparence, mais cela n’a pas été bien reçu par la société civile, car elle n’a pas été impliquée dans la préparation de cette loi à cause d’un déficit de communication peut-être, mais aussi par manque d’adhésion de la société civile aux projets publics. Il faut toujours expliquer et rechercher l’adhésion citoyenne.
Dans ce contexte, comment associer la société civile aux projets publics ? La question de la propreté de la ville est l’affaire de tous. Elle exige de sensibiliser nos concitoyens quant à l’importance de cette campagne, mais aussi de détecter et d’identifier les besoins de la société civile et les solutions qu’elle peut apporter. Par exemple, l’association Barîq a fait une campagne de nettoyage énorme avec ses propres moyens, sans l’aide de l’État, ni de la commune et qui a enlevé près de 100.000 tonnes de déchets ménagers. Il faut travailler avec ces associations, je dirais, apolitiques.
Y a-t-il des limites franches entres les responsabilités des ministères et celles des responsables gouvernementaux ou locaux ?
Nous avons constaté un dysfonctionnement entre les institutions, surtout administratives, et ce, même avant la Révolution. Il y avait ce phénomène de décentralisation théorique en Tunisie et de déconcentration qui n’était pas respecté. Le système administratif est fondé sur ces deux techniques, la décentralisation et la déconcentration. La décentralisation est consacrée dans les textes, la déconcentration aussi. C’est-à-dire partager les responsabilités entre l’administration centrale, régionale et locale. Nous avons des textes très avancés par rapport à d’autres pays arabes, où nous avons consacré l’autonomie financière concernant les communes et les conseils régionaux, mais on a admis également le principe de délégation des compétences au niveau des gouvernorats. Les gouverneurs représentent l’État dans ses circonscriptions territoriales. En réalité, le partage de compétences prévu par la loi n’est pas respecté, car l’État continue à essayer de mettre la main sur la société, donc à centraliser la décision, à gérer tous les dossiers directement par les ministres ou par le chef d’État ou par le chef du gouvernement. On a trop politisé la société, il faut apprendre à déléguer. On n’a pas respecté les textes, on a continué à centraliser, à tirer par le haut, à ne pas impliquer directement l’administration régionale et locale dans la gestion des affaires publiques, d’où ce phénomène de retard dans l’exécution des projets publics, d’où ce phénomène de méfiance des localités et des régions vis-à-vis du pouvoir central.. Cette méfiance est préjudiciable à l’exécution des projets publics.
Cela fragilise la position du gouverneur ou du délégué qui sont appelés à recevoir ou à subir le choc des revendications sociales des citoyens, sans avoir pour autant les réponses urgentes à donner, ou savoir comment résoudre le problème. Le gouverneur, de par les textes, est appelé à exécuter le budget de l’État dans les régions. On met à sa disposition un budget, mais bien qu’il soit appelé à l’exécuter, il ne maîtrise pas un certain nombre d’aspects nécessaires à son exécution et qui relèvent de l’administration centrale, par exemple, l’affectation des terrains pour l’exécution des projets. Cela relève du ministère des Domaines de l’État. Par exemple, le déclassement des terres agricoles ou celles qui sont des espaces verts qui relèvent du ministère de l’Équipement ou de l’Agriculture. Alors, on vous charge de construire une école dans un espace bien déterminé sans avoir la possibilité d’affecter le terrain pour l’exécution du projet. J’ai alors demandé à ce que le gouverneur ne soit pas seulement un dépositaire de l’argent public, mais qu’il soit aussi un vrai maître d’ouvrage, capable d’employer cet argent public, ce budget régional de l’État et que cette régionalisation du budget soit une régionalisation effective et non pas théorique ou tributaire d’un certain nombre de mesures ou de procédures liées à l’administration centrale.
Quel mécanisme instaurer pour atteindre l’équilibre dans le développement entre les régions ?
On doit tout simplement renverser la vapeur. Pendant les années 60 et 70 on a surtout conçu un modèle de développement étatisé. C’est l’État qui conçoit et qui imagine l’avenir des régions. On a choisi par exemple la cellulose pour Kasserine, le tourisme pour la côte et le Sahel, l’industrie chimique pour Sfax et Gabès, l’industrie métallurgique pour Bizerte. C’est l’État qui a façonné l’image des régions. Or cette démarche a démontré ses limites, d’où tous ces phénomènes, d’exode rural, de déséquilibre régional, etc. Maintenant il faut changer de cap et il faut que la conception de l’avenir des régions soit issue ou émane de ces régions elles-mêmes au sein d’instances démocratiquement élues tels que les municipalités ou les conseils régionaux qui sont appelés à devenir des régions, parce qu’on n’a pas encore mis en place la notion de régions. Nous avons des conseils régionaux en Tunisie au sein des gouvernorats sans pour autant avoir des régions, la région étant une forme juridique de gestion des affaires locales et régionales où les membres sont élus, etc., la région a aussi ses propres ressources. C’est ce qu’il faut actuellement en Tunisie.
Quel est l’apport de la culture dans ces réformes ?
Il faut que la société reprenne son initiative dans la conception et dans l’identification du grand choix dans la gestion locale et régionale d’abord, ensuite il faut penser à ce que la société soit directement associée à cette gestion à travers beaucoup de mécanismes dont ces instances régionales qui seront peut-être élues, mais il faut aussi penser à ce que la société civile soit partie prenante. Dans les pays modernes, on travaille surtout avec ce qu’on appelle le système des réseaux, il faut que les différents réseaux soient présents dans les instances publiques : les commerçants, les agriculteurs, les sportifs, les associations œuvrant dans l’environnement, les artistes, etc. Nous vivons aujourd’hui dans ce qu’on appelle la société de réseaux où les réseaux sociaux, chacun selon sa vocation et ses angles d’intérêt, seront partie prenante dans l’action publique. Il faut briser cette fracture entre l’État, un État imposant et la société civile, même dans la loi, cela doit être toujours un résultat d’un consensus social. On n’est plus au stade de la loi qui est votée formellement et imposée d’une manière brutale pour être exécutée. Le modèle weberien de l’État n’a plus raison d’être maintenant dans une société mondiale ouverte où les intéressés interpénétrés sont gérés d’une manière assez complexe.
Êtes-vous optimiste par rapport à l’avenir de notre société ?
Je suis très optimiste, parce que je considère que la Tunisie est actuellement le plus grand laboratoire de démocratie au monde. C’est un laboratoire où tout est en effervescence. Le Tunisien est en train de se découvrir, mais aussi de découvrir l’autre. Aujourd’hui, il convientde faire sortir tout ce qu’on a intériorisé pendant la période de la dictature, car le Tunisien n’avait pas d’espace d’expression libreCela se fait dans une certaine agitation, mais je crois qu’avec le consensus made in Tunisia, tout devient possible. Ce dialogue national par exemple est quelque chose d’extraordinaire. Cela permet d’instaurer une société tunisienne riche et vive (vivacité culturelle) et on ne peut que se féliciter de ce qu’on a réalisé en tant que peuple et en tant que société civile. Nous avons une société civile très forte en Tunisie et qui constitue un gage pour la réussite de la période transitionnelle. Nous avons vaincu une dictature, nous avons réglé notre compte avec une histoire millénaire d’exclusion du plus grand nombre de la politique, où il y avait cette conception du monarque, du chef charismatique, du père (…) et non pas seulement avec Ben Ali. Nous avons réalisé quelque chose d’historique, un évènement majeur pour les Arabes et les musulmans…. Nous sommes passés du statut de sujets du prince à celui de citoyen…
Propos recueillis par Hajer Ajroudi