Quelle est votre lecture de la position d’Ennahdha de rester à égale distance de tous les candidats à la présidentielle ?
La décision prise par le Conseil Echoura de laisser le libre choix à ses sympathisants et adhérents exprime un soutien conditionné à Béji Caïd Essebsi et je crois que la base électorale d’Ennahdha votera pour Moncef Marzouki, même si le mouvement Ennahdha leur conseillait le contraire. Ainsi, Ennahdha a voulu garder une marge de manœuvre avec le mouvement Nidaa Tounes afin de négocier la constitution du prochain gouvernement.
Quels sont les scénarii possibles quant au prochain gouvernement ?
Il en existe trois. Un gouvernement entièrement constitué de technocrates, un gouvernement d’union nationale constitué de plusieurs partis et un gouvernement dont la plupart des membres seront des technocrates avec la participation d’un quota réduit de politiques et c’est le scénario le plus facile à réaliser. Il est aussi probable qu’on attribue les ministères régaliens à des personnalités indépendantes. Il est difficile de supposer que les ministères des Affaires religieuses, de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur seraient accordés à Ennahdha s’il participait au gouvernement.
Est-ce préférable qu’Ennahdha participe au prochain gouvernement et quel sera le positionnement des islamistes sur la scène politique, aujourd’hui et à l’avenir ?
On vient de sortir de la première période de transition dont le président et le chef de gouvernement ont été «provisoires» pour entamer une deuxième et dernière période de transition qui durera environ dix ans et qui sera suffisante pour construire des institutions démocratiques permanentes et une administration neutre. Cette nouvelle période, entamée après les élections, nécessite un gouvernement fort ainsi qu’une forte opposition. Dans le cas actuel, le gouvernement est constitué de Nidaa Tounes et de ses alliés, l’opposition est constituée essentiellement d’islamistes et de quelques petits partis. Il est possible qu’un consensus soit établi entre les deux premiers partis sur les grandes orientations politiques sans la participation du mouvement Ennahdha au gouvernement, mais en lui accordant par contre certains postes comme la présidence de l’Assemblée, la nomination de certains ambassadeurs islamistes.
Le pays a besoin d’une nouvelle politique attirant les investisseurs étrangers et mettant fin au terrorisme. Il a été prouvé que ces deux exigences ne peuvent être réalisées avec la présence des islamistes au pouvoir. Je crois que l’Algérie, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït n’investiraient pas en Tunisie si Ennahdha se trouvait au pouvoir.
Qu’est-il alors attendu du mouvement Ennahdha pour qu’il soit accepté sur le plan national et international ?
Je conseille au mouvement Ennahdha de ne pas participer au prochain gouvernement et de se contenter momentanément des postes cités ci-dessus et de commencer immédiatement la construction d’un nouveau parti différent du parti actuel dans le nom et dans le contenu. Les fondements de ce nouveau parti se baseraient sur l’annonce claire et définitive de la rupture avec le courant de l’islam politique et le refus catégorique de toute appartenance organisationnelle et intellectuelle avec les Frères musulmans. Les fondements devraient aussi se construire sur un refus annoncé et catégorique de l’instrumentalisation de la religion dans la politique étant donné que la religion est le point commun entre tous les Tunisiens et qu’il ne faut pas l’instrumentaliser dans le militantisme partisan. Je crois qu’Ennahdha est capable de devenir plus fort à l’avenir s’il réalise des changements idéologiques considérables, comme l’ont fait les partis communistes européens à l’ère du président Gorbatchev quand ils ont délaissé la dictature du prolétariat et la foi marxiste-léniniste et, dans ce contexte, Ennahdha pourrait annoncer son refus d’un point basique qui est l’instrumentalisation de la religion dans la politique et de cadrer la concurrence partisane dans les programmes et les perspectives. Son adhésion actuelle à la civilité de l’État, tout en restant attaché à l’islam politique, ne peut aboutir à une réelle démocratie, l’islam politique étant le contraire de la civilité de l’État.
Est-il possible de voir apparaître des courants religieux radicaux sur la scène tunisienne si Ennahdha délaisse sa référence religieuse ?
Cela pourrait arriver dans un État totalitaire, mais dans un État démocrate et de droit le danger de l’extrémisme radical sera réduit, car l’État protège tous les courants et toutes les croyances sur le fondement du respect de tous, de la paix sociale et de la lutte contre le terrorisme ainsi que leur refus de la violence. L’État qui garantit à ses citoyens un minimum de leurs besoins financiers, intellectuels, de bonne gouvernance, d’une éducation sérieuse et d’un développement équitable, sera capable d’éradiquer tous les phénomènes radicaux et extrémistes. Le préjugé du renforcement de l’islam radical en cas d’affaiblissement de l’islam politique est faux. Il s’agit d’un regard erroné, car la plupart des courants radicaux sont issus du courant de l’islam politique.
Peut-on dire après l’expérience du Printemps arabe que la page de l’islam politique a été tournée ?
Je crois que le courant de l’islam politique dans sa version actuelle est entré dans une phase décroissante et qu’il semble difficile de l’imaginer revenir au pouvoir durant une longue période, surtout si les courants libéraux et démocrates au pouvoir savent convaincre avec leurs prestations politique, économique et sécuritaire. J’insiste sur le fait que l’islam politique est devant une occasion historique pour réviser ses idées et ses stratégies, loin du double discours et de la double organisation. Je souhaite que la société civile puisse être vigilante envers la classe politique, au pouvoir ou au sein de l’opposition, afin de contrer toute orientation vers le totalitarisme de l’un ou de l’autre. Les islamistes de la Tunisie et du monde arabe savent sans aucun doute que le courant de l’islam politique a reçu un coup fatal en Tunisie à travers les urnes dont les résultats ont été acceptés par les islamistes. Ils savent que leur retour au pouvoir n’est pas pour bientôt et c’est pour cela qu’ils accepteront de soutenir le gouvernement sans y participer et d’obtenir quelques postes diplomatiques et peut-être bien administratifs. Dans ce cas, il serait meilleur que le côté technocrate soit dominant sur ce gouvernement, avec une participation limitée de politiques et une présence dominante de compétences indépendantes. Ce gouvernement aura ainsi l’opportunité d’un retour à la sécurité, à l’investissement et à l’aisance économique et sociale. Un tel gouvernement permettra aussi à tous les partis politiques de mener une révision et d’organiser leur congrès ainsi que de se préparer aux prochaines élections municipales et locales qui auront lieu dans un an. Il s’agit là d’importantes échéances faisant de la démocratie locale l’un des fondements de l’expérience tunisienne moderne. Je pense que l’avenir du courant de l’islam politique, sur les plans régional et arabe, entrera dans une période de stagnation et qu’une partie réussira à rationaliser son discours politique et idéologique et à se défaire de la religion dans la politique, mais que cette partie restera limitée, car la transformation intellectuelle nécessite toute une génération et donc dix ans ou plus. Ainsi, je ne vois aucun retour au pouvoir de ce courant dans un avenir proche. Les Frères musulmans en Libye et au Yémen ont laissé le pire des impressions dans l’opinion publique. En Égypte et malgré la violence actuelle, les Frères musulmans ne reviendront au pouvoir que s’ils font des concessions douloureuses et qu’ils rejoignent activement le travail politique civil, délaissant l’idéologie de l’islam politique. Ces transformations exigent au moins toute une génération.
Je crois que les plus sages parmi les Frères musulmans en Égypte peuvent pousser vers la rationalisation et la réforme ainsi que vers le refus de la violence en échange d’une réintégration progresse à la vie politique à condition de respecter les conditions évoquées, avec à leur tête l’éloignement de l’instrumentalisation de la religion en politique et l’intégration dans la nouvelle loi des partis en Égypte qui interdit la formation de partis sur une base raciale, religieuse ou linguistique. N’oublions pas que la crise des Frères musulmans réside dans le conflit ouvert non seulement avec l’institution militaire dans lequel ils sont entrés, mais aussi avec les États du Golfe qui les protégeaient et les finançaient durant des années. Ainsi, la perte du soutien du Golfe et la colère populaire interne ont grandement participé à la crise actuelle des Frères musulmans et c’est une crise qui peut durer si on la traite sans rationalisation et pragmatisme de la part de tous.
Peut-on parler, après les élections, de l’exception tunisienne et comment peut-on protéger ce modèle ?
La réussite de l’exception tunisienne est possible sous conditions. Tout d’abord que les Tunisiens tournent la page du terrorisme avec l’organisation d’un sommet national contre le terrorisme pour élaborer une stratégie pour traiter avec les combattants tunisiens, ceux revenant de Syrie et les activistes tunisiens au sein d’organismes terroristes à l’intérieur et à l’étranger et de leur permettre une réintégration basée sur la remise en question de leurs idéologies comme le takfir, le djihad et la nature de la relation entre la religion et l’État.
Une charte devrait en être conclue comportant des consignes sur lesquelles tout le monde se mettrait d’accord. Je propose que l’on motive financièrement les Tunisiens souhaitant se repentir afin de réintégrer le cycle économique. J’imagine que le nombre de personnes à recadrer vivant ici ou ailleurs ne dépassera pas les 5.000. Je crois que la réussite de ce programme limiterait énormément le phénomène du terrorisme et obligerait le courant salafiste à intégrer le travail associatif et non le travail politique, car le salafisme est un courant intellectuel à travers l’histoire musulmane. Sa transformation en projet politique après le printemps arabe a eu une incidence négative.
En deuxième lieu, il faut neutraliser l’institution sécuritaire et militaire et éviter d’exporter le modèle tunisien.
En effet, il n’y a pas plus dangereux sur l’expérience tunisienne que de vouloir en faire un modèle à «commercialiser» à l’étranger. Chaque pays a ses spécificités, et on voit que tous les pays démocratiques dans le monde traitent avec l’étranger selon leurs intérêts et ne tentent pas de commercialiser leur modèle dans les pays avec lesquels ils traitent.
Troisièmement, l’Algérie et les pays de Golfe ont un rôle important à jouer dans la réussite de l’expérience tunisienne après les élections de 2014. L’annonce d’un plan Marshall algérien pour la Tunisie se basant sur l’investissement dans de grands projets dont profiteraient les deux parties, tunisienne et algérienne, aura une incidence importante sur la lutte contre la précarité et le développement des zones frontalières ainsi que sur la lutte contre la contrebande. Les pays du Golfe, surtout l’Arabie saoudite, les Émirats et le Koweït pourront investir dans tous les domaines, ce qui pourrait servir aux deux parties et participerait à la réduction du chômage et à soutenir l’orientation moderniste du nouveau gouvernement. Même les investissements du Qatar et de la Turquie sont les bienvenus en Tunisie tant qu’ils ne tentent pas de s’ingérer dans les affaires tunisiennes. Je crois que le chef de la diplomatie au sein du nouveau gouvernement devra être en harmonie totale avec la présidence de la République et que son programme devra fortifier la diplomatie économique et approfondir les relations commerciales et économiques avec les partenaires classiques de la Tunisie en Europe, aux États-Unis et en Asie. La diplomatie à venir devra également permettre de s’ouvrir sur tout pays désireux d’investir en Tunisie. Il existe des premiers indices de l’amélioration de la situation régionale avec la voisine libyenne même après cette période. Cela fera dans l’avenir de la Tunisie un pôle financier pouvant être appelé «la Suisse des Arabes.»
Il est important, en quatrième lieu, de continuer dans la politique consensuelle entre tous les courants politiques et d’enraciner des institutions solides afin de participer, dans le pouvoir ou dans l’opposition, ainsi que de respecter le jeu démocratique et donc accepter les résultats des urnes. Cela fera de l’exception tunisienne un modèle réussi.
Il nous faut créer des facteurs de réussite de la nouvelle expérience tunisienne après les élections de 2014 en faisant participer tous les Tunisiens, sans aucune marginalisation, à la construction du modèle tunisien socialement, économiquement, culturellement et politiquement. La force historique de la Tunisie est dans la multitude de ses affluents et son ouverture sur l’autre.
Il faut aussi que la Tunisie entame un projet de réforme de la pensée religieuse en instaurant un Conseil scientifique regroupant des oulémas, des sociologues, des économistes et des scientifiques ainsi que des techniciens. Le rôle de ce conseil serait d’étudier de possibles modifications religieuses telles que celles concernant les accusations d’apostasie et le djihad ainsi que la relation de la religion avec l’État. Il faut réviser ces concepts en se basant sur les évolutions modernes de la part de chercheurs compétents, ce qui aidera à montrer aux peuples arabo-musulmans que l’extrémisme, le radicalisme, l’intégrisme religieux et les crimes au nom de l’identité n’ont aucun fondement dans la religion. Le djihad à l’épée peut se transformer en djihad contre la pauvreté, le sous-développement et l’ignorance. La relation entre la religion et l’État en deviendra une relation de respect et non d’instrumentalisation.
La politique et les programmes gouvernementaux devraient être loin de toute instrumentalisation religieuse et l’État devra être un État de citoyenneté devant respecter toutes les religions et interdire son instrumentalisation dans les conflits politiques et partisans.
Y a-t-il un risque de retour à l’autoritarisme quand un parti cumulera la présidence du gouvernement et la présidence de la République ?
Quand le président de la République et le chef du gouvernement appartiennent au même parti, la stabilité politique est réalisée, mais la cohabitation entre la présidence et le gouvernement est une exception et non une règle. On a vu l’absence d’harmonie entre les deux institutions à l’ère de la Troïka concernant les affaires politiques étrangères. Nous avons aussi mis en garde par le passé quant au besoin du pays d’un régime présidentiel modéré et non d’un régime parlementaire modéré, mais Ennahdha a insisté pour cette orientation. Quant à la domination, elle n’est plus possible, car la société civile est devenue plus forte que la société partisane. Le Quartet du dialogue national reprendra ses activités après les échéances présidentielles et les médias sont vraiment devenus un quatrième pouvoir. Ces facteurs empêcheront toute domination de n’importe quel parti sur le pouvoir.