Entretien avec José Antonio de Gabriel Pérez : Observer sans interférer

L’on peut dire de José Antonio de Gabriel Pérez que c’est un savant qui aime confronterson savoir aux réalités fluctuantes du terrain. Juriste de formation, ancien professeur de sciences politiques (qui a exercé dans

des universités espagnole, britannique et américaine) et auteur de plusieurs publications en matière de théorie de la démocratie, il a participé à des missions d’observation et d’assistance technique électorale de l’Union européenne, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et de l’ONU, dans une trentaine de pays. Aujourd’hui Chef observateur adjoint de la Mission d’observation électorale de l’Union européenne en Tunisie, il nous fait part de ses premières observations concernant le processus électoral en cours. Entretien

Quels sont les objectifs prioritaires de la mission européenne d’observation électorale ?

L’objectif fondamental de la mission est de fournir une analyse complète du processus électoral dans toute sa complexité. Le processus électoral ne se limite pas au jour même des élections, il commence avec l’enregistrement des électeurs, des candidats et concerne également les conditions du déroulement des campagnes des partis, la couverture médiatique, le cadre législatif, etc.

Nous avons des observateurs qui ont travaillé dans divers pays et sont de ce fait bien expérimentés et hautement opérationnels. Nous sommes arrivés en Tunisie le 17 septembre et nous allons rester jusqu’à la fin du processus, c’est-à-dire jusqu’à la publication des résultats définitifs de la présidentielle. Dès lors, il s’agit d’une mission multisectorielle à long terme.

L’évaluation d’une élection, qui est probablement l’acte juridique le plus complexe dans tous les pays démocratiques, ne réside pas en un jugement « en blanc ou noir » et résiste à la tentation du tout ou rien. Ce que nous voulons, c’est retracer avec le plus de précision possible la réalité complexe de ce moment électoral pour pouvoir le comparer avec les standards internationaux en matière d’élections démocratiques.

Si j’ai bien compris, vous disposez d’une centaine d’observateurs. Or, il existe en Tunisie à peu près 12.000 bureaux de vote, comment allez-vous vous y prendre ?

C’est une très bonne question à laquelle je vais répondre par une métaphore. Quand vous allez chez le médecin pour vous renseigner sur votre état de santé, il ne vous retire pas tout votre sang, mais seulement un échantillon ! En matière électorale, cela s’appelle la magie des statistiques… Nous avons développé une méthodologie depuis déjà plus de vingt ans et dans plus de cent-trente pays qui nous permet, je crois, d’avoir une image assez précise de ce qui s’y passe.

Votre mission a commencé et vous êtes désormais présents sur le terrain. Or, à ce stade, des manquements et des bévues sont d’ores et déjà dénoncés, à commencer par la question des parrainages. Quelle analyse en faites-vous ?

Notre département juridique est en train d’analyser ces situations au cas par cas. C’est ainsi que nous avons appris à procéder. Ce débat est bien sûr important, mais notre rôle est de vérifier objectivement ce qui s’est passé dans chaque cas et cela prend évidemment du temps.

Mais ce que je peux vous dire pour le moment, c’est que dans ce que nous avons vu jusqu’à présent, d’après l’ISIE et de l’avis de certaines organisations de la société civile qui s’occupent des élections (et font un excellent travail), il y existe évidemment des candidats qui ont commis des erreurs ou enfreint certaines règles. Nous ne pouvons pas encore nous prononcer sur la présence ou non d’intentionnalité et je veux insister sur le fait que nous devons vérifier les choses de la manière la plus rigoureuse. Mais, d’ores et déjà, l’ISIE a dénoncé ces faits auprès du procureur de la République. Si la justice estime qu’un candidat a commis un acte répréhensible, la faute incombera dans ce cas à celui qui l’a commise et non à celui qui l’a dénoncée, en l’occurrence l’ISIE. Je pense qu’il est important de distinguer les responsabilités afin d’éviter toute confusion en la matière.

En cas de dérives ou de défaillances graves avérées, les dénoncez-vous aussitôt après les avoir constatées ou bien attendez-vous la fin du processus électoral ?

Évidemment, nous ne voulons pas interférer dans le processus. Mais cela ne veut pas dire que nous ne parlons pas avec les acteurs, avec l’administration électorale ou la société civile… Nous discutons également avec les médias. Nous nous prononçons sur les choses qui peuvent être améliorées ou qui peuvent constituer un problème grave. Mais n’oubliez pas que nous sommes là depuis relativement peu de temps et ce serait prétentieux d’arriver et de commencer à prodiguer des conseils… En tout état de cause, nous nous prononcerons de manière globale sur le processus au moins deux fois, peut-être trois, avant sa fin. Il y aura une conférence de presse avec une déclaration préliminaire qui sera présentée par la chef de la mission, Mme Annemie NEYTS-UYTTEBROECK. C’est à ce moment-là que nous procèderons à une évaluation globale de chacune des élections.

Nous avons toujours présent à l’esprit le respect du caractère tunisien de ces élections et c’est en fonction de la gravité de la chose que nous nous prononçons à travers des entretiens réguliers avec les médias…

Le rôle de la mission, tel que stipulé dans son acte de création, est aussi d’empêcher la fraude. N’est-ce pas ?

Oui, c’est ce que nous essayons de faire, notamment par la dissuasion consécutive à notre présence.

Il est très important de rappeler que nous sommes présents partout sur le terrain, dans tous les gouvernorats du pays. Et nous nous déplaçons de ville en ville et aussi en milieu rural. Nous examinons toutes les demandes présentées par les acteurs, quels qu’ils soient. Cela constitue un élément de dissuasion. En plus, nous-nous n’interdisons pas de dénoncer les choses qui pourraient nous paraître graves.

Vous savez qu’il y a eu des cas avérés d’achats de voix, en 2011, qui n’ont pas été sanctionnés. Aujourd’hui aussi on parle de l’intrusion de l’argent dans la campagne. Que pense la mission européenne de cette question d’achat des voix, qui est une tentative de corruption de la volonté populaire et représente un cas de fraude ?

Si nous venons à constater de telles situations, nous les dénoncerions, évidemment. Mais il faut dire que le problème de l’achat des voix n’est pas un problème exclusivement tunisien. Nous l’observons dans presque chaque élection à travers le monde. Mais les partis ou les candidats qui auraient la tentation d’acheter les voix gagneraient à avoir présent à l’esprit qu’il s’agit d’un délit.

Je me souviens qu’en Indonésie cette question a constitué un grand sujet politique. La commission électorale avait fait une publicité avec une chanteuse qui entonnait « si on essaye d’acheter votre voix, vendez-la ! Mais, ensuite, dans l’isoloir, votez pour le parti qui a votre préférence !»  C’est-à-dire que le secret du vote existe justement pour libérer l’électeur de toute pression externe et il faut aussi rappeler cela… Il y a aussi une responsabilité de l’électeur, le moment venu, de décider pour qui il vote, s’il vend ou s’il ne vend pas sa voix…

Considérez-vous que le Code électoral tunisien sanctionne suffisamment les délits en matière électorale ?

Nous sommes en phase d’étude approfondie du cadre électoral et il faudra aussi constater sa manière de fonctionner dans la réalité. Parce que, parfois, les textes sont très séduisants, mais leur mise en application traduit une toute autre chose. Nos observations seront éventuellement soumises au nouveau Parlement qui sera élu le 26 octobre prochain pour d’éventuelles réformes législatives.

Je sais que vous venez d’arriver, mais avez-vous constaté des défaillances sur lesquelles vous souhaiteriez attirer notre attention dès maintenant ?

Pour le moment je voudrais surtout noter une chose positive. Il s’agit de l’engagement civique des Tunisiens dans les préparatifs de ces élections. J’ai eu moi-même l’opportunité de le vérifier, une fois encore ce matin à Bizerte, lors de la formation des présidents des bureaux de vote. Ce sont des gens qui travaillent à plein temps dans différents secteurs et à plusieurs niveaux de responsabilité, qui, quand même, offrent une partie de leur temps pour le processus électoral. La principale garantie, celle qui se trouve à la base du succès démocratique, c’est l’engagement civique des citoyens, ce que nous avons déjà pu constater en Tunisie et il faut s’en réjouir.

L’actuel découpage des circonscriptions n’est-il pas trop compliqué ? N’est-il pas un obstacle à une organisation plus facile et plus transparente des élections ?

Il a été décidé de maintenir les circonscriptions de 2011 et c’est la future Assemblée qui décidera de les conserver ou non. Il est vrai qu’il existe actuellement une certaine discrimination positive pour certaines circonscriptions, parce qu’elles sont moins peuplées ou moins favorisées économiquement, ce qui est dans l’esprit de la Révolution. Mais il faut dire qu’en droit comparé, tous les scenarii existent la situation tunisienne n’est pas exceptionnelle. Toutefois, il est très important que le découpage des circonscriptions soit le résultat d’une décision réellement consensuelle adoptée par le Parlement. Son importance n’est pas moindre que celle du texte constitutionnel. C’est un élément essentiel du fonctionnement de la démocratie…

Y a-t-il une coordination entre vous et les autres missions locales d’observation comme Atide, Al Bawsala, Mourakiboun ?

Oui, nous nous sommes déjà rencontrés et sans doute allons-nous nous rencontrer davantage. Mais il ne faut pas oublier que nos contacts les plus importants se font sur le terrain. Ils ont leurs observateurs et leurs coordinateurs et nous avons les nôtres et lors de nos rencontres permanentes, nous nous échangeons des informations…

Vous avez été présents dans de nombreux pays. Pouvez-vous nous fournir quelques éléments de comparaison avec le contexte tunisien ?

Je dirai que le processus tunisien est très original. Nous sommes conscients que la situation régionale est complexe, mais que, quand même, la Tunisie s’achemine vers une stabilisation politique, sous le parapluie de la nouvelle Constitution qui est tout à fait avancée. Cette originalité tunisienne est intéressante pour l’ensemble de la région.

Vous avez effectué une analyse électorale et politique des élections de 2011, peut-on partager quelques unes de vos conclusions ?

Comme vous le savez, nous sommes une mission d’observation électorale, donc nous ne nous prononçons pas sur les préférences exprimées par les Tunisiens lors des élections de 2011 parce que tel n’est pas notre rôle. Cela porterait atteinte à notre crédibilité et à notre impartialité qui sont les seules garanties de la qualité de notre travail.

Je ne vous demande pas une prise de position, mais une analyse sur le plan technique. Avez-vous constaté d’éventuelles défaillances ou des obstacles qui auraient pu être évités pour les échéances en cours et qui pourraient servir à améliorer les opérations futures ?

En 2011 ont été dénoncés des problèmes ayant trait à l’agrégation des résultats, car il existait des systèmes différents dans les différentes circonscriptions. C’était un peu chaotique et l’agrégation nationale a pris du temps, évidemment, et cela a pu alimenter la suspicion et la méfiance. Mais cette fois l’ISIE a mis en place un système complètement différent et plus homogène. Nous sommes, bien sûr, très vigilants et très intéressés à voir sa mise en œuvre. Espérons qu’il fonctionnera mieux que le système de 2011, en assurant une raisonnable sévérité.

J’insiste sur le fait que le plus important est que le résultat soit exact, qu’il soit publié un jour ou deux jours plus tôt et j’insiste également sur sa transparence. C’est-à-dire que toutes les Tunisiennes et tous les Tunisiens pourront avoir la possibilité de rentrer dans la base de données de l’ISIE pour voir les copies des procès-verbaux de leurs bureaux de vote afin de pouvoir les comparer avec les résultats qu’ils auront notés lors du dépouillement public qui aura lieu après la fermeture du processus électoral.

Aujourd’hui en Tunisie, la valeur d’un siège à l’assemblée (en termes de nombre de voix) d’une ville à l’autre n’est pas le même et il peut aller du simple au triple. Dès lors, la voix d’un électeur habitant une ville du sud, par exemple, vaut trois fois celle d’un électeur Tunis ou de la Manouba. Cette situation n’est-elle pas de nature à compromettre ce principe élémentaire de la démocratie : « une femme, un homme, une voix » ?

En fait, il y a très peu de pays — je me souviens maintenant de la Hollande et d’Israël — dans lesquels, du fait de la circonscription unique, toutes les voix ont le même poids.

Mais dans de nombreux pays, parmi lesquels le mien, à savoir l’Espagne, si l’on compare le poids d’une voix issue de Barcelone ou de Madrid avec celui d’une voix provenant de la Castille dépeuplée, la différence est encore plus marquée que cela. C’est ce qui se passe ici.

Ce sont des décisions souveraines que nous allons évidemment étudier dans le détail pour formuler des recommandations. Mais j’insiste sur le fait que le découpage électoral est une chose qui touche au centre du processus démocratique et qui doit être décidée au Parlement à une écrasante majorité. D’où l’importance du consensus, tout comme pour la Constitution ou pour la loi électorale.

Mais peut-on accepter le principe de la discrimination positive en matière électorale ?

Cela se fait dans beaucoup de pays en fonction de différents critères comme l’éloignement du centre où tout se passe, le fait d’être une île et d’être séparée du continent, etc. Et cela se fait, très souvent, pour favoriser les zones rurales qui sont moins peuplées et qui normalement ont plus de problèmes économiques. Mais, j’insiste, ce sont des décisions souveraines.

Mais il faut dire que le système tunisien est mixte, car quand on parle de l’élection présidentielle on parle d’une circonscription unique et toutes les voix pèsent de la même manière, la différence de traitement opère seulement pour les élections législatives.

Ayant travaillé dans de nombreux pays à travers le monde, vous avez certainement remarqué que dans tous les pays en transition démocratique le seuil électoral a été retenu afin d’avoir une représentation et une classe politique crédibles ainsi qu’un parlement gouvernable. En Tunisie, malgré l’insistance de la société civile, le principe du seuil a été rejeté. Cela ne vous a-t-il pas surpris ?

Là encore, il s’agit d’une décision souveraine qui doit être adoptée par le Parlement et évidemment avec une écrasante majorité…

Le maintien d’un seuil ne favorise-t-il pas la crédibilité du processus démocratique ?

Normalement, le seuil est utilisé pour stabiliser le système des partis, en en réduisant le nombre, et éviter, ainsi, l’éparpillement. Par exemple, quand il y a des Parlements qui sont très émiettés et où il est parfois difficile d’arriver à des majorités stables, cela peut créer des problèmes de gouvernance. C’est dans ces cas que certains pays ont décidé d’introduire le seuil. C’est par exemple le cas bien connu de la France de la Ve République. Mais on rencontre aussi le cas contraire. Par exemple, quand il existe un bipartisme très marqué, on peut essayer d’ouvrir le système des partis par l’option proportionnelle.

Je rappelle que cette question-là relève de la souveraineté et des décisions constitutionnelles d’un pays et qu’elle peut, éventuellement, être l’objet d’un débat en Tunisie. Mais ce n’est pas l’objet de notre mission que de se prononcer pour tel ou tel modèle. Ce n’est donc pas une question de crédibilité du résultat, mais plutôt une question qui concerne le système des partis qui est en jeu.

Qu’est-ce qui est important pour vous en tant que mission ?

Tout d’abord la transparence, dans tout le processus. Ensuite l’inclusion, aussi bien des électeurs que des candidats, j’entends le fait qu’ils ne soient pas exclus. Ensuite, un certain équilibre dans les conditions de campagne des différents candidats, y compris dans leur accès aux médias. Vous avez des lois qui sont très novatrices et complexes et nous sommes très intéressés de voir comment elles vont fonctionner dans la réalité…

Quelles sont ces lois novatrices que vous allez observer pendant la campagne ?

Principalement, le système de financement des partis, le système des contrôleurs (qui a maintenant changé pour recouvrir une fonction de police judiciaire) qui voit leurs procès-verbaux avoir force probatoire devant les tribunaux.

Nous nous intéressons aussi beaucoup à l’observation du respect de la législation et des règlements de l’ISIE et de la HAICA sur la couverture des candidatures par les médias audiovisuels. Tout en ayant présent à l’esprit que cela ne va pas être facile étant donné le nombre considérable de listes.

Propos recueillis par Hassan Arfaoui

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