Par Asef Ben Ammar, Ph.D.*
En Tunisie et depuis 2011, la transition démocratique fait son chemin avec, à la clef, de nouvelles institutions porteuses (constitution, vote démocratique, libre expression, pluralité politique, etc.). En revanche, cette même transition politique tarde à honorer ses promesses économiques. Et pire encore, elle serait génératrice de récession économique et de déroute pour les principaux indicateurs macroéconomiques (dette, inflation, chômage, déficit extérieur, érosion du dinar, etc.). Tout indique que pour la jeune démocratie tunisienne, c’est «le politique qui compte, l’économique, c’est secondaire !». C’est pourquoi la démocratie naissante en Tunisie est souvent qualifiée de «démocratie a-économique», tant l’économie est laissée pour compte, accumulant toujours plus d’errata dommageables au bien-être et à la création de la richesse.
Face à ces errata, beaucoup s’inquiètent du mutisme, voire de l’«omerta» des économistes reconnus par leur excellence en recherche. Nombreux sont ceux qui se demandent : mais, où sont les économistes tunisiens ? Pourquoi privent-ils l’économie tunisienne de leur science ? Pourquoi se taisent-ils, alors que l’économie appelle de tous ses vœux à des réformes et des ajustements majeurs ?
Répondre à ces questions n’est pas une mince affaire ! La présente chronique plaide pour l’importance de l’implication des économistes tunisiens dans le processus de transition démocratique. Elle émet aussi des hypothèses explicatives pour comprendre pourquoi les économistes tournent le dos à la transition démocratique à l’œuvre dans leur société.
Pour de nombreux citoyens et observateurs internationaux, les errata de l’économie post-2011 n’auraient pas eu lieu, sans le laisser-faire et le laisser-aller de la quasi-totalité des 3000 économistes tunisiens (docteurs, Ph. D., etc.). Ceux-ci sont principalement universitaires et encadrent annuellement plus de 30 000 étudiants (en économie, gestion et finance), dans les divers paliers et institutions universitaires en Tunisie. Une vraie force de frappe qui peut investiguer empiriquement une multitude de scénarios et leviers de réformes, quasiment pour tous les enjeux, secteurs et réalités économiques, et à la grandeur de la Tunisie. Mais, à quelques exceptions près, les économistes universitaires restent très peu présents dans les revues scientifiques internationales, les journaux et les médias publics tunisiens. Ils ne font pas grand-chose pour contrer l’«inculture économique» en présence, privant ainsi la transition démocratique en Tunisie de nouvelles options de développement et de précieuses réformes pouvant relancer la croissance et remettre la machine économique en marche.
Un tel mutisme est plutôt malvenu, surtout quand on observe le paysage et la rhétorique des débats actuels sur l’état des lieux de l’économie tunisienne post-2011. Des vertes et des pas mûres sont étalées au grand jour par de nombreux décideurs ; et cela en dit long sur l’«inculture économique» qui entoure la transition démocratique. Quelques exemples pour illustrer la gravité des enjeux.
Un député d’Ennahda proposait récemment, et sous la coupole du Parlement, l’intervention de l’Armée tunisienne pour contrer l’inflation des prix des pommes de terre. Lors des débats sur le projet de loi de Finances 2018, le ministre porte-parole du gouvernement décrète (en direct sur les ondes d’une radio très écoutée) l’inexistence de liens économiques avérés entre les politiques fiscales et leurs impacts sur la création d’emplois des jeunes. Dans le même registre, le ministre de l’Agriculture fait fi de la loi de l’offre et de la demande ; et de la récente hyperinflation du prix de l’huile d’olive (27%), pour affirmer en public que les «Tunisiens n’aiment plus l’huile d’olive de leur pays». Un conseiller senior du Chef du gouvernement soutient mordicus, il y a 4 semaines, qu’un point de croissance de l’économie tunisienne crée 15000 emplois (créations nettes). Un chef de parti représenté au Parlement déclarait sans gêne, il y a trois semaines, que «la Tunisie doit arrêter de payer ses dettes, au moins pendant 3 ans, et c’est l’unique solution pour faire sortir l’économie de la crise actuelle !» Les exemples foisonnent, le tout dans le mutisme et l’indifférence de la grande majorité des économistes tunisiens.
Certains analystes vont jusqu’à reprocher aux économistes tunisiens leur indifférence et non-assistance à une économie en chute libre, laissant le champ libre aux dictats des bailleurs de fonds internationaux (FMI, Banque mondiale, BERD, PNUD, etc.). Dans ce cadre, citoyens et observateurs souhaitent que les économistes de la Tunisie se mouillent davantage, pour expliquer, démontrer et suggérer des instruments novateurs et des réformes courageuses venant au secours d’une économie en mauvaise passe. Une économie qui appelle de ses vœux à une assistance vitale de la part de ses économistes.
Comment expliquer une telle omerta et un tel mutisme face aux errata de l’économie ? Quelques hypothèses explicatives peuvent être émises à ce sujet. Et elles sont émises ci-dessous de façon à susciter le débat et inspirer des changements significatifs à cet égard.
Division ?
Plus qu’ailleurs, la communauté des économistes en Tunisie est marquée par la division et la parcellisation théorique (de ses paradigmes, repères conceptuels et méthodes liées). En plus des soubassements économiques séculaires (keynésiens, néoclassiques, marxisants, etc.), s’ajoute depuis 2011, une pensée économique religieuse, se définissant comme islamique et divine.
Parallèlement à cette multiplication de chapelles de pensée économique, plusieurs «arrivistes en politique» se présentent désormais comme économistes, ajoutant de la confusion à la confusion dans les choix économiques du pays initiateur du «Printemps arabe». Et il n’est pas rare de voir de pseudo-économistes se contredire, au sujet du même problème économique. Il n’est pas rare non plus, de voir un même «expert en économie», sélectionné au gré des circonstances par certaines radios et télévisions, dire la chose et son contraire, et à seulement quelques jours d’intervalle. Beaucoup de tergiversations stériles et d’atermoiements improductifs au sujet des réformes attendues montrent l’ampleur de la division et l’incapacité des économistes tunisiens à emboiter le pas aux réformes démocratiques.
Contingences ?
La faible participation des économistes universitaires aux débats sur les réformes économiques attendues en Tunisie, serait aussi liée à un système universitaire dépassé et qui privilégie les tâches d’enseignement, au détriment de l’excellence en recherche et de l’aide à la décision gouvernementale. Aujourd’hui, quatre économistes universitaires sur cinq n’ont pas de bureau individuel, chauffé, équipé de téléphones, d’ordinateur muni des principaux logiciels économétriques, etc. Ces économistes universitaires n’ont pas accès à suffisamment de financements dédiés à la recherche, pour financer les collectes de données, la participation aux séminaires internationaux, ou encore pour payer les services d’assistanat en recherche. Il suffit de voir l’état des bibliothèques universitaires pour réaliser l’ampleur des contingences. En même temps, beaucoup d’économistes tunisiens n’évoluent pas dans un milieu valorisant la publication scientifique et l’utilisation des plus récentes connaissances économiques. Il faut dire que 80% des publications scientifiques en économie dans le monde se font en anglais (une langue encore très peu maîtrisée en Tunisie), et paraissent dans des revues payantes en devises fortes (30 à 40 $U l’article). Or, l’anglais est encore très peu utilisé par les économistes tunisiens et par leurs universités. La langue française n’est plus un véhicule permettant de publier dans les revues à la pointe du savoir. Faute de moyens budgétaires et de données (micro-données administratives, sondages, métadonnées, etc.). Et sauf exception, les économistes tunisiens seraient spontanément moins enclins à se prononcer sur des enjeux économiques de leur pays, préférant se consacrer à un avancement carriériste (sur la base de l’ancienneté), évitant de facto de faire des remous ou d’éventuelles «vagues», par des avis et contributions mal venus pour des collègues et de puissants «mandarins» ayant, eux aussi, choisi de rester en retrait des débats politico-économiques.
Compromis ?
Réformer l’économie de façon structurelle ne peut se faire sans compromis analysés ex ante. Des compromis (non compromettants) sont souvent difficiles, complexes à démontrer quand il s’agit de : i) introduire de la flexibilité dans l’emploi, pour créer de l’emploi additionnel, ii) baisser les impôts sur le capital pour stimuler l’investissement, iii) substituer les taxes aux subventions pour alléger les coûts de gestion des mesures fiscales, etc. De tels compromis ne seraient pas faciles à faire (par les élites politiques, par les ministres), si les économistes restaient en retrait, ne faisaient pas leur travail de vulgarisateurs, d’arbitres fiables et d’experts neutres dans les débats politico-économiques. Malgré le sérieux des enjeux économiques, certains débats et consultations politiques peuvent discuter à l’infini autour des symboles, de référents idéologiques, mais très peu du sujet, et de ce qu’il faut faire de façon pragmatique. Faute de preuves économétriques, il devient difficile de construire sereinement des scénarios et des pistes de réformes viables et bénéfiques pour la reprise économique.
Compréhension ?
L’économie n’est pas une science exacte. Ses concepts et postulats sont certes discutables, mais pas par n’importe qui et en méconnaissance des écrits et savoir empirique acquis. Cela dit, l’économique reste la seule discipline en science sociale bénéficiant de la prestigieuse récompense décernée par le «Prix Nobel». Aujourd’hui, et de par le monde, les économistes universitaires ont rompu avec le marxisme primaire (depuis la chute du Mur de Berlin). Mais en Tunisie, cette école de pensée est encore très présente, dans diverses universités et structures politiques. En même temps, une pensée économique islamique (ou islamisante) émerge et se fait le chantre d’un islam «orthodoxe» et collé aux préceptes économiques du 7e siècle.
Des néo-marxistes, islamistes, libertariens, syndicalistes, libéraux orthodoxes, keynésiens, monétaristes… sont aujourd’hui omniprésents au sein de la classe politique. Tous véhiculent des «théories économiques», et presque aucun ne procure une compréhension économétrique des véritables enjeux économiques de la transition démocratique à l’œuvre en Tunisie. Il faut dire que les économistes tunisiens n’ont pas vu venir le «Printemps arabe» dans leur propre pays. Mais, 7 ans après le changement de 2011, aucune synthèse n’est faite autour des enjeux de ce «Printemps arabe», en termes de défis économiques liés aux enjeux de la régulation, du rôle du marché, des missions de l’État, de la création de l’emploi, de la dette, de la fiscalité, etc.
Compétence ?
Avec tout ce qui se passe en Tunisie depuis 2011, l’économie tunisienne se présente comme un «laboratoire grandeur nature» ! Un laboratoire exceptionnel et foisonnant de faits, de tensions, de «chocs» sociaux et de données utiles pour faire des analyses économétriques, tester des hypothèses porteuses, tirer des conclusions prouvées sur le terrain des politiques économiques (échecs et succès). Le tout pour générer des résultats de causalité entre instruments de politique économique et résultats socio-économiques, à l’ère des transitions démocratiques.
Les économistes tunisiens ont accès à un «matériel informationnel unique». C’est du «pain bénit» pour les publications, le rayonnement international et l’aide à la décision gouvernementale. Or, rien n’est fait ou presque pour valoriser ce laboratoire unique au monde et fortement porteur pour l’humanité (la centaine de pays en développement et attendant leur transition démocratique). Rien n’est dit de consistant et de publiable dans les revues internationales ou dans les médias, sur les leviers et instruments de la transition économique.
Pour l’économie tunisienne, la boite à outils et instruments de la transition économique post-2011, reste à inventer et à rebâtir. Les économistes tunisiens se doivent de nourrir ces instruments à partir du vécu et du terrain expérimental unique en son genre.
Le mutisme des économistes est contreproductif pour la transition démocratique de Tunisie ! Les économistes tunisiens doivent aider à sortir l’économie tunisienne de sa léthargie. Ils doivent aussi aider les élus à éviter de politiser les dossiers économiques, avec souvent des schèmes de lecture révolus, des paradigmes surannés et même des référents folkloriques et caricaturaux.
Les médias doivent faire leur part en réservant plus de place aux économistes confirmés par leur prolificité en publication et en nouvelles idées de réformes économiques. Vivement que les économistes tunisiens s’en mêlent de leur économie. Vivement qu’ils retroussent leurs manches pour faire leur part dans l’investigation, la conception, l’implantation et l’évaluation de la relance des politiques économiques.
Le tout pour produire de nouveaux instruments de politiques économiques, adaptés aux réformes qu’impose la transition démocratique que vit la Tunisie post-2011.
*Analyste en économie politique