Il y a quelques jours, l’affaire des caricaturistes de Mahdia a ressurgi sur le devant de la scène. Longtemps annoncé, le pourvoi en cassation de Jabeur, l’un des deux hommes condamnés, a finalement été retiré ; le jeune détenu, épaulé par un comité de soutien, s’orientant aujourd’hui vers une demande de grâce. Au-delà du fond, à savoir l’atteinte au sacré par deux citoyens tunisiens, l’affaire pose une réelle interrogation : de toutes les libertés, la liberté de conscience est-elle la plus difficile à défendre dans une Tunisie en crise identitaire, repliée sur ses valeurs sûres ? Éclairage
«Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé, par le culte et l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement». L’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié depuis les années 60 par la Tunisie, ne disjoint pas les trois libertés. Elles sont comprises dans un même bloc. Depuis l’énoncé du texte, la jurisprudence, notamment internationale, élargit jour après jour l’interprétation de la liberté de conscience. En résumé, elle implique la liberté de croire ou de ne pas croire, de pratiquer librement ou encore de changer de religion. Les limites telles que l’atteinte à l’ordre public ou encore la protection des droits fondamentaux d'autrui sont conditionnées par deux critères : la nécessité et la proportionnalité.
Théoriquement présentée, la liberté de conscience est hors d’atteinte, car elle est la consécration suprême des libertés individuelles qui devraient être garanties pas l’État. Théoriquement seulement… Car en Tunisie, parler de liberté de conscience équivaut à marcher sur des œufs. Le sujet, battu à plate couture par la notion de sacré, souffre d’un défaut de perception qui se résumerait ainsi : les partisans de cette liberté défendent l’athéisme et constituent une menace pour l’Islam. De fait, il n’est donc pas surprenant de constater que mis à part les constitutionnalistes conscients de l’importance des libertés et quelques militants des droits humains, on ne se bouscule pas au portillon pour en parler… L’affaire des deux caricaturistes de Mahdia en est la parfaite illustration (voir encadré.)
La liberté de conscience, la «patate chaude»
Est-il possible en Tunisie de soutenir deux hommes coupables d’avoir porté atteinte à l’image du prophète ? La question posée embarrasse jusque dans les organisations de défense des droits humains. Pour les partis politiques, la question est tranchée. L’atteinte est simplement criminelle pour les uns, d’autres évitent un sujet qui ne pourrait pas remporter l’adhésion de l’opinion publique. Tous critiquent un acte jugé indéfendable», car il touche «aux symboles religieux d’autrui». «Il est plus facile de défendre l’absence de libertés, de jouer sur la foi et les sentiments plutôt que de défendre la liberté, estime l’activiste Bochra Belhadj Hamida. Les partis politiques ne s’engagent pas par peur de perdre l’électorat». Elle ne croit pas si bien dire… La Tunisie postrévolutionnaire ne manque pas d’exemples en la matière. La diffusion du long-métrage d’animation Persépolis a constitué un facteur déterminant dans la campagne électorale. Les quelques partis progressistes qui ont exprimé ouvertement leur soutien à la chaine Nessma TV en ont payé le prix le 23 octobre. Il semblerait que la (très grande) majorité des formations ait retenu la leçon. Si le positionnement est «compréhensible» en ce qui concerne les partis politiques, les interrogations se posent dès lors que l’on analyse le «soutien» des ONG de défense des droits humains. Pour résumer, dans l’affaire de Ghazi et Jabeur, plusieurs organisations telles que Reporters sans frontières (RSF), l’International Freedom Of Expression Exchange (IFEX) ou encore Human Rights Watch (HWR) se sont exprimées. «Mejri et Beji ont peut-être choqué certains Tunisiens par leurs publications, mais ce n’est pas une raison pour les emprisonner», déclarait Sarah Leah Whitson, la directrice de la région MENA dans un communiqué publié le 6 avril 2012. Ces soutiens ponctuels exceptés, seule Amnesty International (AI) qui a pris une position ferme, suit à ce jour le développement du dossier. L’ONG qui considère Jabeur comme un prisonnier d’opinion lance régulièrement des campagnes de soutien, notamment sur les réseaux sociaux. «Le soutien d’Amnesty International, le fait que le suivi du dossier de Jabeur comme prisonnier d’opinion ait été confié à plusieurs groupes d’AI, nous a confortés dans notre démarche, nous expliquent les membres du comité de soutien Jabeur et Ghazi (…).
Malgré des premiers contacts que nous espérons fructueux, les ONG tunisiennes sont parfois restées plus en arrière sur ce dossier». Et c’est là que le bât blesse. En effet, dès le début de l’affaire, AI a considéré que Jabeur était un prisonnier d’opinion, car il a été «arrêté pour ses idées». «Il n'y a aucune raison pour que les autorités tunisiennes maintiennent Jabeur Mejri en prison», a récemment déclaré Philip Luther, le directeur du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d'Amnesty International. Avant de poursuivre : «Il faut que cet homme soit libéré immédiatement et sans condition et que les autorités réforment de toute urgence les articles du Code pénal qui restreignent la liberté d'expression». Mais l’engagement des organisations internationales n’a pour écho que la frilosité des organisations nationales. Depuis le début de l’affaire, elles sont peu entendues. Certes, l’avocat de Jabeur, Me Ahmed Mselmi, membre de la Ligue des Droits de l’Homme (section Mahdia) a pris en charge l’affaire «parce qu’elle relève de la liberté d’expression». Mis à part ce service (minimum) rendu, les jeunes de Mahdia n’ont pas à proprement parler été soutenus. «Il n’est pas tout à fait aisé de défendre cette affaire, explique Me Mokhtar Trifi, l’ancien président de la LTDH. Normalement ça devrait l’être… Car en défendant la liberté d’expression et de conscience, les organisations défendaient non pas les idées de ces jeunes, mais leur droit de les exprimer. Je ne suis pas d’accord avec eux, mais les condamner à sept ans et demi de prison pour une opinion qui n’est pas la mienne et qui est contraire à l’opinion de la majorité des Tunisiens n’est pas normal. Lorsque nous avions défendu le groupe de Slimane, nous avions condamné leurs actes, mais notre objectif était de leur garantir un procès équitable». Un avis que partage Bochra Belhadj Hamida : «Aujourd’hui si tu défends les autres, c’est que tu partages les mêmes opinions !, s’exclame-t-elle. Or, l’essence même de la liberté d’expression est de défendre toute personne qui n’a pas les mêmes idées que toi. Toute personne a le droit de s’exprimer tant qu’elle n’appelle pas à la violence». Défendre l’indéfendable au risque de voir l’opinion publique sombrer dans la confusion des positions… Tel est le risque qui n’a pas été pris. Qui oserait dans le contexte actuel considérer deux athées comme des prisonniers d’opinion ? L’équilibre est difficile à tenir et les arguments pas évidents à présenter. «Il y a aussi la pression médiatique et physique exercée contre toute personne qui défendrait ces individus, explique Me Trifi. Elle est tout de suite accusée de mécréante. Cela a dissuadé les militants des droits humains.»
Le mauvais présage constitutionnel
Alors que l’ensemble des partis politiques signataires membres du Collectif du 18 octobre avaient reconnu la liberté de conscience, elle a été simplement éludée lors des discussions au sein des commissions constituantes «sous prétexte que la liberté de cultes couvre la liberté de conscience». « Dès lors que l’on abordait le sujet, le débat s’enflammait. Il y avait un refus catégorique, certains estimant que liberté de conscience est une terminologie existante dans les pays laïcs», se souvient la députée Selma Mabrouk, membre de la Commission des libertés. Son absence aujourd’hui n’est pas l’unique crainte. L’affaire délicate des caricaturistes de Mahdia refait surface au moment où le débat sur la Constitution fait rage. Le texte dans sa globalité n’inspire pas confiance. «L’absence de liberté de conscience n’est pas l’unique problème. Cette Constitution (le brouillon présenté) instaure une dictature bien solide, un État religieux.
En analysant le tout dans sa globalité, on se rend compte que l’État rentrera dans la pratique religieuse des individus. Cet État, dont la religion est l’Islam, protégera la religion, le sacré, édictera ces lois selon les principes de l’Islam», poursuit la députée. Elle n’est pas la seule à nourrir cette crainte. Une fois de plus, les constitutionnalistes ont souligné l’absence flagrante de la liberté de conscience dans un cadre où l’Islam devient, au terme de l’interprétation donnée par l’article 136, religion d’État. «Le problème, dans le projet actuel, est que l’on trouve la chose et son contraire, ce qui posera un problème d’interprétation. Aujourd’hui, chacun comprend le texte comme il l’entend. La liberté de conscience doit être présente dans la Constitution. La version actuelle essaie de limiter les libertés dans une lecture spéciale qui a comme référent la religion musulmane. Mais les citoyens tunisiens doivent avoir les mêmes droits, quelles que soient leurs convictions. La loi doit s’appliquer à nous de manière égale», conclut Me Trifi. Le paradoxe ne s’arrête pas là. La Constitution de la deuxième République serait même en retard sur ce point par rapport à celle de 1959 qui garantissait dans son article 5 «l'inviolabilité de la personne humaine et la liberté de conscience et (la protection du) libre exercice des cultes, sous réserve qu'il ne trouble pas l'ordre public». Absence du délit de prosélytisme ou du crime de l’apostasie, le dispositif législatif tunisien qui a consacré jusqu’à présent le droit positif a toujours évoqué «les cultes», car les Tunisiens sont égaux devant la loi». L’expérience tunisienne démontre que malgré toutes ces garanties prises, rien n’est définitivement acquis. De nombreux Tunisiens ont été entravés pendant des années dans le libre exercice de leur culte… malgré l’inscription de cette liberté dans le texte fondamental. Ce simple rappel démontre à quel point l’enjeu de la liberté de conscience est fondamental.
Azza Turki
Portrait du premier réfugié tunisien
Ghazi Beji est considéré comme le premier réfugié de la Tunisie postrévolutionnaire ; un « titre » dont il se serait bien passé. Agronome de formation, son ressentiment envers ses concitoyens transparait aisément. « Je n’ai connu de ce pays que la censure et la répression. J’étais interdit de travailler avant « la Révolution » et exilé après « la Révolution », nous a-t-il dit. Selon HRW, Beji, aurait « décidé d’écrire son livre après avoir été licencié de son travail dans une gare ferroviaire, puis d’un emploi dans une usine. Il attribue ces deux licenciements à des collègues qui n’acceptaient pas son athéisme, ses remarques critiques sur l’Islam, et son refus de jeûner pendant le mois de Ramadan ». Agé de 28 ans, le Tunisien originaire de Mahdia vit aujourd’hui « en France avec une carte de séjour française et un titre de voyage de protection subsidiaire délivré par les autorités roumaines ». La traversée de la Méditerranée a été un long périple ; le jeune homme ayant « nagé de la Turquie en Grèce à travers le fleuve de Evros, marché à pied de la Grèce à la Roumanie, entré en prison deux fois en Macédoine, deux fois en Serbie et une fois en Roumanie, (il a été) attaqué dans le camp de refugiés de Radaouti par des musulmans ». Sa situation administrative régularisée ne l’a pas pour autant apaisé. Ghazi est toujours en colère… « J’avais des difficultés à vivre en société, raconte-t-il. Vous connaissez la situation des minorités en Tunisie… ils ne peuvent ni s’exprimer dans les médias, ni pratiquer leurs croyances. Mais je n’ai jamais caché mes opinions. J’ai écrit mon livre « l’illusion de l’Islam » car j’ai souffert de la société qui m’a accablé et j’ai voulu changer la mentalité de notre peuple». Malgré « l’intolérance » dont il a été victime, le jeune homme s’est déclaré tout de même surpris par la sentence du Tribunal de Mahdia : « Franchement, je n’aurais jamais pensé que mon pays me condamnerait à 7 ans et demi de prison même si j’avais une idée du fanatisme religieux dans notre société. Je considère que ma condamnation était une atteinte à la liberté d’expression », conclut le jeune homme condamné par contumace.
Jabeur, prisonnier d’opinion ?
« (…) Nous demandons qu’une grâce présidentielle soit prononcée le plus rapidement possible et nous sollicitons chacune et chacun d’entre vous à manifester son support et son soutien à cette cause auprès de la présidence de la République tunisienne ». Créée le 26 avril 2013 par le comité de soutien (Ghazi et Jabeur), la page Facebook « Pour la grâce présidentielle de Jabeur et Ghazi » a recueilli quelques 228 voix. Rappel sommaire des faits… Début mars 2012, un avocat, Me Foued Cheikh Zaouali dépose une plainte contre Jabeur Mejri et Ghazi Beji, les accusant d’avoir « porté atteinte au prophète par des photos et des écrits, ainsi qu’aux valeurs sacrées de l’Islam, causant une fitna entre les musulmans ». Dans la foulée, Jabeur qui est arrêté quelques jours plus tard est aussitôt placé en détention dans la prison à Mahdia. Il n’en sortira plus… Le 28 mars 2012, une peine de sept ans de prison est prononcée contre les deux hommes (dont l’un, Ghazi, par contumace). Tout en reconnaissant la liberté de conscience, le tribunal de Mahdia les condamne pour avoir « nui à l'ordre public et aux bonnes mœurs » en vertu des articles121(3) et 226 du Code pénal, ainsi que de l’article 86 du code des télécommunications. Le jugement est confirmé en appel par la Cour (d'appel) de Monastir le 25 juin dernier. « J’ai fait un pourvoi en cassation. J’ai notamment avancé pour motifs que la Cour d’appel s’était fondée sur des références religieuses faisant fi des conventions internationales et sortant de sa neutralité. Mais la Cour de cassation s’est désistée à la demande de Jabeur qui a pris la décision d’effectuer une demande de grâce, une fois que sa condamnation est devenue définitive», nous a expliqué Me Ahmed Mselmi, son avocat. Jabeur n’a pas bénéficié d’une surexposition médiatique nationale. Mais un comité de soutien réunissant des citoyens, des activistes, des avocats ou encore des journalistes, de toutes les nationalités a été constitué dès le 27 juin 2012 pour le soutenir. « Sa genèse (du Comité) est malheureusement assez classique. Elle ressemble aux comités de soutien qui se mettaient en place sous Ben Ali dès lors qu’une arrestation arbitraire avait lieu suivie d’un procès réalisé dans des conditions non optimales pour une Justice impartiale et suivi d’une condamnation parfaitement disproportionnée par rapport aux faits et au Droit et n’ayant comme autre objectif qu’un message politique de la part du pouvoir », nous ont expliqué ses membres qui ont créé un blog détaillant les actions en faveur du prisonnier. Et de nombreuses inquiétudes sur sa détention pèsent… En effet, selon certains, le jeune homme ne souffrirait d’aucun problème. Mais selon les membres du comité, «en Tunisie, les conditions de détention des prisonniers sont plus que difficiles. L’état de délabrement des installations, les conditions d’hygiène pitoyables, la surpopulation carcérale et les violences sont l’horrible quotidien de la population carcérale. Nous craignons pour la santé physique de Jabeur. Il a été malade (il a attrapé la gale en prison) et nous craignons aussi qu’il soit victime de violences en raison de ses opinions et des raisons de sa condamnation. A l’occasion des parloirs, Jabeur n’exprime pas, par pudeur et afin de ne pas démoraliser sa famille, ces questions là ».