Le 28 septembre 2013 nous avons eu droit au scénario désormais habituel depuis des semaines : R. Ghannouchi, après avoir rencontré l’Ambassadeur des États-Unis, s’est rendu le 27 septembre, en compagnie de M. Ben Jaafar, à l’UGTT pour annoncer que son parti avait accepté, sans réserve, la feuille de route du Quartet moyennant quelques précisions au sujet des échéances concernant la fin des travaux de l’ANC et les prochaines élections. Ces rencontres sont intervenues au bout d’une semaine de marches, de manifestations et de différentes formes de mobilisation pour demander l’application de la feuille de route acceptée par le Front de Salut et refusée par la Troïka. Le Quartet, qui était obligé d’aller à l’épreuve de force et ne veut pas la voir durer trop longtemps, s’est réuni pour saluer cette « avancée » et appeler au démarrage du dialogue national. L’UGTT a publié un communiqué précisant que les « organisations parrainant le plan se félicitent de ce résultat et appellent tous les partis à entamer des concertations pour fixer la date du dialogue national ». Un communiqué d’Ennahda, publié à côté de celui de l’UGTT, réitère l’acceptation de ce parti du plan parrainé par l’UGTT, le patronat (Utica), l’Ordre des avocats et la Ligue de défense des Droits de l’Homme et affirme « sa volonté d’entamer immédiatement le dialogue » sur la base de cette initiative.
La feuille de route prévoyant l’engagement du dialogue sur la base de l’acceptation de la démission du gouvernement qui sera effective deux ou trois semaines après, et R. Ghannouchi n’ayant pas formulé de réserves sur ce point, il en a été déduit l’acceptation par le gouvernement de sa démission. Aussitôt l’accord annoncé, le conseiller médiatique du premier ministre, Abdessalem Zebidi, a réagi par un communiqué officiel précisant que le gouvernement ne démissionnera pas à l’ouverture du dialogue national, et qu’aucune déclaration n’a été donnée dans ce sens ! Et de nouveau la douche froide, les interrogations, l’inquiétude et l’indignation ! Le Quartet s’est-il laissé berner et a-t-il pris ses désirs pour la réalité ? A quoi se sont engagés clairement R. Ghannouchi et M. Ben Jaafar lors de leur rencontre avec H. Abbassi ? Est-ce un remake du film auquel le pays a eu droit au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, avec une inversion des rôles : au lieu du parti Ennahda dans le rôle du méchant refusant la démission proposée par le « gentil » Chef du gouvernement, on aurait cette fois le « gentil » chef du parti proposant la démission du gouvernement pour « assumer ses responsabilités à l’égard du pays » et le « méchant » Premier Ministre, refusant de quitter le pouvoir !
Retour à la case départ ?
Les déclarations contradictoires des dirigeants d’Ennahda sont loin d’apaiser les inquiétudes : Rafik Abdessalem déclare à la BBC (le 28 septembre) qu’Ennahda a accepté la démission du gouvernement sans préciser quand et sans se prononcer sur le démenti donné par le conseiller médiatique. De son côté, Lotfi Zitoun annonce, dans une déclaration au Figaro datée du même jour, que le gouvernement est d’accord pour démissionner … après les négociations. A l’opposé de ces attitudes, où la confusion, le dispute à un semblant de porte ouverte, le ministre des Tansports, A. Harouni, l’un des faucons notoires d’Ennahda, est plus clair : Il met en garde l’opposition contre l’illusion de croire à la démission du gouvernement, allant jusqu’à affirmer, dans un message daté du 29 septembre, que le pouvoir est un « dépôt » (amâna) confié par Dieu à son parti, au dessus de la constitution et de la loi, et qui ne peut être rendu qu’à ceux qui en seraient dignes, mais pas avant l’adoption de la Constitution ! Le nouveau porte-parole d’Ennahda, Lajmi Lourimi, a indiqué, dans une déclaration laconique à l’AFP, que son parti était « prêt à entrer dans le dialogue avec tous les partis » qui le souhaiteraient et que « ce dialogue pourrait commencer au cours de la semaine à venir », sans dire un mot des conditions de ce dialogue et des oppositions au sein de son parti au sujet de la démission du gouvernement.
Est-ce une répétition de la même « comédie » du lendemain de la rencontre de Paris : déclaration de R. Ghannouchi laissant entrevoir une sortie de la crise, exégèses contradictoires de ses propos, négociations au sein de la direction d’Ennahda et retour à la case de départ parce que les faucons ont réussi à imposer leur volonté ? Ou s’agit-il, cette fois, d’une véritable « avancée », selon les termes des déclarations du Quartet et de plusieurs composantes du Front de Salut et comme, obtenue grâce à la mobilisation de la société civile et aux pressions intérieures et extérieures exigeant la mise en application de la feuille de route que la Troïka rechigne à accepter ? En tout cas, l’optimisme semble partagé aussi bien par le Quartet, qui appelle à l’engagement du dialogue, que par les partis politiques, qui s’y préparent, ainsi que par les officiels américains et européens qui semblent avoir joué un rôle dans le rapprochement des positions des uns et des autres pour éviter la réédition du scénario égyptien. Est-ce le début de la sortie d’une crise qui n’a que trop duré ? Il faut l’espérer en restant vigilant pour éviter toute surprise de la part d’un pouvoir qui s’est montré capable de tous les reniements et de tous les coups tordus afin de perdurer.
La vigilance exige que les négociations, dont le démarrage est annoncé pour cette semaine, se limitent aux modalités de la mise en application de la feuille de route, et ne portent ni sur son contenu, ni sur l’agenda prévu, ni sur les priorités qu’elle a fixées ; sinon, « l’acceptation sans réserves de la feuille de route » serait un leurre. Le Quartet a une responsabilité particulière en tant qu’instance initiatrice de la feuille de route et garante de son application. Il doit veiller à l’intangibilité de sa crédibilité et du capital de confiance dont il bénéficie grâce au rôle qu’il joue depuis un an, et dont le pays a plus besoin que jamais pour réussir sa transition démocratique. Il doit rester uni, s’entourer de toutes les précautions pour éviter toute tentative de le détourner de la voie qu’il s’est tracée, garder l’attitude et la ligne de conduite qui ont fait sa force jusqu’ici, et prendre à témoin l’opinion publique en l’informant des termes du débat, des positions des uns et des autres et de toutes les tentatives de faire dévier les négociations des objectifs et de l’agenda fixés. Les composantes du Front de Salut et celles de la société civile doivent, de leur côté, maintenir l’unité et la mobilisation nécessaire pour empêcher toute volte-face du pouvoir et pour barrer la route à toute manœuvre dilatoire, tout en poursuivant les combats à mener sur les différents fronts : contre la politique de mainmise d’Ennahda sur les institutions de l’Etat et sur les services publics, contre les atteintes aux libertés individuelles et collectives, pour la dissolution des groupes prônant et pratiquant la violence et des poursuites contre les responsables des assassinats politiques, pour soutenir les luttes des populations et des régions défavorisées. Il en va de l’avenir de la transition démocratique et la réalisation des objectifs de la Révolution. Ce n’est pas le moment de se décourager et de se diviser. C’est quand la victoire pointe à l’horizon, que la vigilance, l’unité et la mobilisation sont plus que jamais indispensables.
Par Chérif Ferjani