Et la culture du labeur ?

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L’Etat social dans toute sa force d’Etat-providence est de retour. L’amendement de certains articles du Code du travail interdisant, voire même criminalisant la sous-traitance et l’emploi précaire de durée déterminée, sur décision du président de la République, se présente comme une révolution inédite, inattendue, inespérée, dans le marché du travail et le monde des entreprises.
Désormais, l’emploi précaire, l’exploitation de la main-d’œuvre, les emplois temporaires à long terme, dénoncés par Kaïs Saïed comme de « l’esclavage déguisé et de traite d’êtres humains », seront considérés en Tunisie comme des crimes économiques et sociaux qui tombent sous la coupe de la loi.
Il ne faut pas se mentir, cette décision fait des millions d’heureux dans les familles tunisiennes ; une fois actée et entrée en vigueur, ce sera la porte du paradis (terrestre) qui s’ouvrira devant des centaines de milliers de jeunes en situation de précarité dans leur travail et jusque-là sans perspectives d’avenir, comme des millions de leurs prédécesseurs.
En lançant cette initiative et en s’attelant à la mettre à exécution juridiquement, Kaïs Saïed pose un pilier central à l’Etat social et devient, ainsi, le premier syndicaliste du pays, voire l’unique, signant ainsi la marginalisation de l’action syndicale symbolisée par les mouvements de grève et de protestations et les rounds de négociations sociales houleuses. La décision unilatérale du chef de l’Etat de mettre fin à la précarisation de l’emploi n’est sans doute pas pour déplaire aux syndicalistes de carrière, aux ténors du militantisme syndical, mais le sentiment d’être écartés de leur mission originelle doit être douloureux et frustrant.
Ce qui est, toutefois, loin d’être rassurant sur la place M’hamed Ali, c’est le rôle et le devenir de l’historique Centrale syndicale, l’Ugtt, et sur l’ensemble de la société civile dont l’action complémentaire à celle des institutions de l’Etat a prouvé par le passé son utilité et son efficacité, à l’exception des abus, nombreux, qui ont pu être commis par certaines structures associatives et des figures de la société civile auxquelles il a été nécessaire de demander des comptes par les moyens judiciaires afin de préserver les intérêts, la sécurité et les droits des Tunisiens. Mais il ne faut pas occulter le fait que cette nouvelle grande décision ne va pas faire que des heureux.
Les premiers inquiets sont, à n’en point douter, les employeurs qui ne disposent pas tous des mêmes moyens pour faire face à la vague de recrutements qu’ils seront appelés à concrétiser. Le marché du travail est composé dans sa grande majorité de petites et moyennes entreprises qui, sortant, de surcroît, d’une période de souffrance post-Covid-19 auront beaucoup de mal à mobiliser les fonds nécessaires pour internaliser tous les CDD et les stagiaires et assumer ainsi une charge salariale plus lourde. Ce qui fait craindre une réaction spontanée des employeurs du secteur privé surtout qui seraient, à l’avenir, plus avares en termes de recrutements et que les futurs jeunes demandeurs d’emploi seront confrontés à un marché du travail saturé pour des années. Il faut espérer que l’Etat prenne des mesures d’accompagnement au profit des PME au même titre que les entreprises publiques en difficulté qui sont déjà sous perfusion et qu’il faudra soutenir davantage.
Il est une autre inquiétude qu’il convient de soulever à titre préventif afin qu’elle bénéficie, elle aussi, de tout l’intérêt qu’elle mérite. A savoir que dès l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions du Code du travail, tous les employés seront logés à la même enseigne : « un clou dans le mur », comme le dit l’adage populaire. Ces trois mots, aussi légers soient-ils, sont lourds de sens et portent le poids de toute une philosophie populaire du travail, celle du moindre effort. Il ne faut pas se mentir, dans nos contrées qui s’étendent jusque dans toute la région du Maghreb, le culte du salaire passe avant la culture du labeur. Si ce n’est pas une généralité, il faut le convenir, c’est une mentalité largement partagée. S’il faut donner des exemples pour le prouver, il suffira de s’interroger sur le rendement des centaines de milliers d’ouvriers affiliés aux entreprises de jardinage créées au lendemain de la révolution dès lors que le pays tout entier manque d’espaces verts et ceux qui existaient ont été livrés à l’abandon.
S’interroger, également, sur le rendement des municipalités tandis que les ordures jonchent les rues tunisiennes et l’insalubrité occupe l’espace public. S’interroger, aussi, sur la densité du trafic et les embouteillages aux heures de travail du matin et de l’après-midi dans les centres urbains. La liste des exemples est encore plus longue, ce qui laisse craindre une contagion des jeunes recrues fraîchement diplômées, sans expérience, qui ne connaissent rien encore au monde du travail et qui ont besoin de tout découvrir et de tout apprendre. Le recrutement définitif au terme de six mois de stage comme le stipule l’amendement du Code du travail risque de compromettre l’élan et l’engagement d’un jeune stagiaire qui cherche toujours à convaincre ses supérieurs en se surpassant au travail. Ceci suppose donc que des garde-fous (bilans, projets…) soient placés par les employeurs dans l’organisation du travail et l’évolution professionnelle du jeune recruté qui prônent la culture du labeur afin de continuer à susciter sa motivation et le préserver le plus possible de la culture du « Rizk El Bilik », un autre adage tunisien qui signifie gaspillage, dilapidation des biens publics, qui peut être appliqué au gâchage du temps et des ressources humaines.

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