La Tunisie, étranglée par une lancinante crise économique et financière, après une révolution et une décennie qui ont décimé l’économie nationale, veut oser autre chose, sortir du moule, se créer un modèle économique spécifique, approprié à ses faibles capacités et à ses grandes ambitions. La voie choisie est inédite, c’est le retour de l’Etat social. Rien que du social. Ultra-social. Un changement de cap radical, hors contexte international, dont peu d’experts croient en l’ingéniosité et le succès. Pourtant, l’Etat social prend forme, petit à petit.
Quand le service public va, tout va. Cette citation prêtée au bâtiment convient parfaitement à ces domaines vitaux que sont la justice, la défense nationale, l’éducation, la santé, les transports, la culture, l’environnement, les technologies, les télécommunications, et qui font le quotidien du citoyen, des collectivités et de l’ensemble de la société. Ainsi peut-on dire que quand l’humain va, tout va. Quand le citoyen est placé au centre des politiques publiques destinées à satisfaire l’intérêt général, au cœur des stratégies de développement économique du pays et dans le viseur de la prospection de l’Etat en quête d’évolution vers des niveaux avancés de progrès socioéconomique, technologique, politique et diplomatique, la paix et la cohésion sociales s’installent, alors, durablement favorisant la stabilité et la souveraineté nationales. C’est ce que prétendent viser tous les dirigeants qui gouvernent à travers le monde et le promettent dans leurs slogans de campagnes, mais combien sont-ils à traduire concrètement leurs promesses en plans d’action pour améliorer le quotidien de leurs administrés ? La situation dans la quasi-totalité des pays démontre le contraire, surtout depuis que les guerres sont prônées comme la seule voie de sortie des crises entre les pays, marginalisant ainsi le rôle jadis prépondérant de la diplomatie et les garde-fous mis en place par le droit international, y compris humanitaire. La Tunisie, sous la direction de Kaïs Saïed, est en train de le faire avec beaucoup d’audace, en prenant beaucoup de risques.
Hors contexte international
Dans un contexte mondial d’économie ultralibérale se basant sur la notion de l’humain servant comme simple « outil » de production menacé par la progression et la prépondérance de la robotisation et de l’intelligence artificielle, la précarité bat son plein et les tensions sociales n’épargnent plus aucun pays, même les plus riches. La Tunisie, étranglée par une lancinante crise économique et financière, après une révolution et une décennie qui ont décimé l’économie nationale, veut oser autre chose, sortir du moule, se créer un modèle économique spécifique, approprié à ses faibles capacités et à ses grandes ambitions. Et le divorce d’avec le FMI fut. La voie choisie est inédite, c’est le retour de l’Etat social. Rien que du social. Ultra-social. Un changement de cap radical, hors contexte international, dont peu d’experts croient en l’ingéniosité et le succès. La dernière décision qui a soulevé des montagnes de critiques pariant sur son échec est la révision du Code du travail sur la base de l’interdiction de la sous-traitance. Une gageure. Un choix personnel, déterminé, du président Kaïs Saïed qui s’est engagé à ressusciter l’Etat social en luttant contre la précarité, en mettant fin à « líesclavage et ‡ toute forme dÈguisÈe díasservissement (au travail) sous couvert de lÈgalitÈ fictive » et à satisfaire le maximum de revendications et d’attentes des Tunisiens. « LíEtat social níest pas un simple slogan mais une rÈalitÈ », soutient Kaïs Saïed qui a démarré une guerre de libération de la Tunisie du joug de la corruption, de la spéculation, du clientélisme, de la précarité et de l’injustice sociale en prônant, pour ce faire, une révolution législative. Tout en œuvrant, par ailleurs, mais toujours sans succès notable, à récupérer les biens de l’Etat spoliés et les avoirs détournés à l’étranger, l’instigateur du 25 juillet 2021 promet que la vocation sociale de l’Etat bénéficiera à tous et partout. Elle a, en effet, commencé en 2024, dès la première année de son deuxième mandat présidentiel, avec l’adoption de mesures spécifiques et exceptionnelles au profit des couches et des catégories défavorisées. Il en a résulté la création d’un fonds de protection sociale au profit des ouvrières agricoles leur garantissant une prise en charge médicale et une assurance contre les accidents de travail et les maladies professionnelles en plus d’une pension de retraite, l’ajustement automatique des pensions de retraite revues à la hausse dans les deux secteurs, public et privé, deux augmentations successives du salaire minimum garanti (mai 2024 et janvier 2025) et des augmentations des allocations accordées aux familles nécessiteuses ainsi que des pensions d’invalidité versées par la Caisse nationale d’assurance maladie dans le cadre du régime d’assurance contre les accidents de travail et les maladies professionnelles. L’accent a, également, été mis sur la réhabilitation du secteur de la santé publique, du transport public, de l’école publique…de tout le service public afin de réduire la précarité, la marginalisation, l’hégémonie capitaliste. Pour ce faire, Kaïs Saïed promet encore d’autres mesures et d’autres augmentations périodiques dans le but de réduire les disparités sociales et garantir une vie digne à tous les citoyens, un des objectifs de la révolution 2010-2011. A défaut d’avoir les moyens de bâtir des mégaprojets, l’auteur du coup de force du 25 juillet 2021 a opté pour la rénovation de ce qui a été endommagé par des politiques publiques biaisées et sapées par le fléau de la corruption et du népotisme : le service public, pilier de l’Etat social et seul recours des plus démunis.
Ici et ailleurs
La révolution sociale qui est en cours en Tunisie pourrait bien devenir une revendication populaire ailleurs, dans d’autres pays. Un exemple suffira pour le prouver. Il vient de la France. Les salariés de l’audiovisuel public français menacent d’entamer une grève illimitée dès le 26 juin courant en protestation à un projet de loi porté par la ministre de la Culture Rachida Dati sur la fusion de l’audiovisuel public. Parmi les nombreuses revendications des salariés figure « l’arrêt des politiques de précarisation et de sous-traitance ». La précarité de l’emploi que les patronats présentent comme de la flexibilité afin d’encourager l’embauche pour une période déterminée n’est pas propre aux pays sous-développés et peu nantis, elle est un choix de modèle économique ultralibéral occidental qui privilégie la santé de l’entreprise devant celle du salarié. Ce qui explique la vague de licenciements dans divers secteurs économiques suite à la réforme du Code du travail. Un vent de panique a secoué un nombre d’entreprises privées contrariées par le coût supplémentaire engendré par l’interdiction de la sous-traitance de la main-d’œuvre et celle des contrats de travail à durée déterminée. L’appel au calme viendra de certains experts qui, comme l’ancien ministre de la formation professionnelle et de l’emploi et universitaire, Hafedh Laâmouri, expliquent que certaines activités saisonnières ne sont pas concernées par la nouvelle législation, que celle-ci permet d’intégrer des solutions aux cas spécifiques et que si la sous-traitance de la main-d’œuvre est désormais interdite, celle des services reste légale. Autrement dit, la loi n’interdit pas l’externalisation de certains services tels que la comptabilité ou les services informatiques. Selon l’universitaire, la réforme du Code du travail œuvre à protéger simultanément les droits de l’employé et ceux de l’entreprise.