Le pays craque et le peuple gronde. La crise insidieuse et infiniment profonde a pris la forme d’une inexorable montée en puissance de la défiance des citoyens à l’égard de la classe politique. Cette crise se creuse depuis onze ans et plonge ses racines dans les inégalités, la déstabilisation de la classe moyenne, la perte des repères culturels, le désarroi identitaire et la délégitimation des dirigeants et des institutions politiques. Une étrange situation où le pays à vif s’embrase à la moindre étincelle, où une sorte de haine implacable semble avoir dominé les esprits, où le moindre opposant aux islamistes devient immédiatement l’ennemi mortel. Le pays est au bord du chaos et proche de la guerre civile, gavé au misérabilisme victimaire, totalement déprimé ayant cessé de travailler pour se consacrer entièrement à suivre un match idéologique qui, de part et d’autre, oppose des prédateurs islamistes et des braillards populistes. Pourrait-on pour une fois parler, derrière ce bras de fer très périlleux, d’un sujet plus grave, avant qu’il ne s’impose à nous ? Cela redonnerait une ardente nécessité au débat politique : pourquoi, en matière de religion, nos politicards au pouvoir et à l’opposition assument un risque forcément très élevé : celui de l’ambiguïté? Pourquoi les esprits les plus affûtés trébuchent sur le rapport au fait religieux de l’actuelle classe politique ? Le peuple tunisien va-t-il accepter plus longtemps ce cirque de dandins aux oripeaux afghans, de cons en sursis et de donzelles voilées ? L’hypocrisie du religieux, ses petits arrangements avec le ciel et ses grands écarts avec lui-même et avec la société ? Cette politique fondée sur la cruauté, l’obscurantisme, l’ignorance et le mensonge ? Pour sauver notre pays, nous faut-il plus de religieux ou plus de modernistes ? Comment regarder le monde quand on a perdu la vue ? Comment voir où le monde se dirige sans vision ? Éminemment raisonnables, ces questions ne doivent laisser personne indifférent. Plusieurs Tunisiens sont persuadés qu’une manipulation sauvage de la religion, sous la coupe des seuls seigneurs de l’obscurantisme, ferait planer une véritable menace sur la société et son avenir, surtout que l’expérience a prouvé que partout où ils accèdent au pouvoir, les islamistes accumulent les échecs et se fracassent donc contre le mur de la réalité, prouvant que la répétition d’un mensonge ne fait jamais une vérité. Il s’est avéré que lorsqu’ils s’offrent une échappée dans la politique, ils ratent généralement le coup. Ils ont tendance à politiser la religion, ce qui donne souvent des fictions “politiques” calamiteuses. D’autant qu’une folle obsession religieuse cache souvent un vide politique abyssal. C’est le degré zéro de la politique : pas de style, pas de charisme, pas de psychologie sociale, pas d’expérience, pas de crédibilité donnant raison à Péguy lorsqu’il écrit : “Les triomphes des religieux sont passagers. Mais les ruines sont éternelles”. Malgré les échecs répétés, l’hydre islamiste continue, depuis plus d’une décennie, de tisser ses toiles sitôt que ses fils se défont. S’inspirant d’un vieil adage ironique, “un mensonge a le temps de parcourir la moitié du monde avant que la vérité ait pu enfiler son pantalon”, ils repoussent toujours plus loin les limites de l’abjection. Malheureusement, peu de voix osent défier ouvertement ce système obscurantiste, incarné par des prédateurs comme si l’on ne pouvait rien contre la fatalité. Un club de caciques aux poches bien remplies. Experts dans l’”art” de provoquer, de prononcer des discours déroulés, de mentir, notamment à eux-mêmes, afin d’instaurer leur seule méthode de “débat” : “Le pouvoir ou la guerre civile”. Pourtant, je comprends que cette analyse pourrait susciter des réserves, voire une levée de boucliers, dans une société en pleine crise d’identité. Mais l’injonction de se taire sous peine d’être qualifié d’hostile à la religion est directement en cause dans la fuite en avant des islamistes et leur désir passionné de faire advenir une autre société.
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