Exclusif ; Asymétrie, dépendance, inertie : Pourquoi le partenariat Tunisie-UE doit changer de logiciel

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 Trente ans après l’Accord d’association de 1995, le partenariat entre la Tunisie et l’Union européenne s’épuise, pris au piège d’un logiciel diplomatique obsolète, hérité d’une époque révolue. Conçu comme un levier de convergence normative et de modernisation économique, il repose encore sur des fictions désormais intenables : une Europe généreuse et cohérente, une Tunisie en capacité d’absorber l’acquis communautair, et un intérêt mutuel qui aurait survécu aux bouleversements géopolitiques.
En réalité, l’Union européenne s’est repliée sur son flanc oriental, absorbée par ses angoisses migratoires et énergétiques. Quant à la Tunisie, elle traverse une crise systémique – économique, politique, sociale – qui la tient à distance de toute logique d’alignement ou de convergence. Le partenariat, déséquilibré, a perdu son souffle. Il ne repose plus que sur des logiques utilitaristes : conditionnalité, gestion externalisée des frontières, aides fragmentées. Il est devenu un dispositif de gestion, non plus de transformation.
Face à cette impasse, il ne s’agit ni de reconduire les illusions du passé ni de céder à la résignation. L’heure est à une refondation stratégique, lucide et souveraine. La Tunisie doit sortir de la dépendance – financière, normative, symbolique – pour affirmer une posture de négociation fondée sur ses propres leviers : position géographique centrale, potentiel énergétique (notamment renouvelable), rôle clé dans les dynamiques migratoires. Il ne s’agit plus de quémander, mais de redéfinir les termes de l’interdépendance.
Cette refondation exige un nouveau cadre de gouvernance bilatérale, structuré autour de pôles stratégiques partagés : énergie verte, industrialisation intelligente, migration concertée, connectivité numérique et logistique, co-financement de projets productifs. Elle suppose aussi la création d’un Haut Conseil politique tuniso-européen et d’un Fonds d’interdépendance mutuelle, instruments destinés à inscrire la relation dans la durée et à garantir une symétrie de dialogue.
À défaut de cette reprogrammation ambitieuse, le partenariat ne s’effondrera pas avec fracas – il s’éteindra à petit feu, vidé de sens, absorbé par son propre décalage avec les réalités du monde. Un monde où seule compte, désormais, la capacité à défendre ses intérêts, à bâtir des coalitions utiles et à négocier sa place avec lucidité.

* Ancien vice-président de la Banque mondiale pour la région MENA

Un héritage en question, un avenir à réinventer

L’année 2025 marque un cap : trente ans se sont écoulés depuis la signature de l’Accord d’association entre la Tunisie et l’Union européenne. Ce texte, paraphé le 17 juillet 1995 et entré en vigueur en 1998, fut le premier du genre dans le cadre du Partenariat euro- méditerranéen de Barcelone. Il promettait une intégration graduelle de l’économie tunisienne au marché intérieur européen, une modernisation des institutions publiques et une convergence progressive des normes. À l’époque, la Tunisie apparaissait comme un « Bon élève » du voisinage Sud, prête à se réformer en échange de financements, d’accès préférentiel et d’une reconnaissance symbolique.
Les décennies suivantes ont vu se succéder les dispositifs, sans rupture stratégique :
– La Déclaration de Barcelone (1995), où l’on croyait encore à un destin méditerranéen partagé
– La Politique européenne de voisinage (2004), conçue dans le sillage de l’élargissement à l’Est, avec un cadrage plus normatif.
– L’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), négocié mais gelé à partir de 2019, tant il apparaissait déséquilibré aux yeux de nombreux acteurs tunisiens.
– Le tournant sécuritaire de 2023, marqué par un protocole d’accord migratoire entre la Commission européenne et la Tunisie, scellé à coups de promesses financières largement virtuelles (voir ci-après) et de contrôles aux frontières, sans véritable stratégie de long terme.
À chaque étape, le langage est resté le même – coopération, dialogue, convergence – mais le contenu s’est appauvri. La Tunisie, aux prises avec ses propres crises structurelles, n’a jamais pu absorber les normes européennes promises. Et l’Union européenne, elle, a progressivement substitué la logique du partenariat à celle de la transaction : moins de politique, plus de conditionnalité, moins d’engagement durable, plus de court-termisme.
Aujourd’hui, alors que l’UE se redéploie vers l’Est et que la Tunisie s’enfonce dans l’incertitude budgétaire, sociale et institutionnelle, le cadre hérité des années 1990 est à bout de souffle. Trente ans après Barcelone, les discours n’ont pas changé, mais les contextes, eux, ont été bouleversés. Les marges de manœuvre tunisiennes se sont réduites, les attentes européennes se sont rigidifiées et la confiance mutuelle s’est érodée.
Dans ce paysage fissuré, certains s’interrogent : faut-il encore parler de la Tunisie sans évoquer le Maghreb dans son ensemble ? C’est une question légitime. Car aucune vision stratégique méditerranéenne ne peut faire l’impasse sur l’échelle régionale. Pourtant, il faut ici acter une réalité malheureuse : le Maghreb, en tant qu’espace de coopération fonctionnelle, n’existe plus. Les tensions persistantes entre l’Algérie et le Maroc, la paralysie de l’UMA (Union du Maghreb arabe), l’absence d’intégration commerciale et politique font du Maghreb un non-acteur collectif.
Comme le résume l’International Crisis Group (2022), « le Maghreb fonctionne davantage selon des logiques bilatérales d’intérêts que selon une approche régionale intégrée ». Dans ces conditions, se concentrer sur la Tunisie n’est pas une fuite en avant, mais un choix – un impératif – stratégique. Car avant de prétendre exister dans une entité régionale, encore faut-il redevenir un acteur souverain.
C’est cette ambition lucide qui doit désormais guider le partenariat entre la Tunisie et l’Union européenne : en le refondant sur la base d’un rapport de forces assumé, d’intérêts clarifiés et de leviers réalistes, plutôt qu’en le reconduisant par réflexe.
Le monde post-Covid, post-Ukraine, post-multilatéralisme n’est plus celui des illusions euro-méditerranéennes. Il est fait de fragmentation, de compétition et de souverainetés qui se recomposent. Dans ce désordre géopolitique, la Tunisie n’a pas le luxe de subir. Elle doit négocier. Elle doit choisir.

Pourquoi et comment repenser le partenariat Tunisie–UE

A – Un partenariat fondé sur trois illusions
Trente ans après la signature de l’Accord d’association (1995), présenté alors comme un cadre de modernisation et de convergence, le partenariat entre la Tunisie et l’Union européenne repose encore sur un récit institutionnel qui ne tient plus face aux réalités stratégiques. Dès l’origine, ce partenariat fut asymétrique : fondé sur l’idée que la Tunisie progresserait dans l’adoption de l’acquis communautaire en échange d’un soutien financier et d’un accès progressif au marché européen.
Mais ce récit est aujourd’hui miné par trois illusions, devenues des impasses.

Fiction 1 : une Union européenne stable, généreuse et prévisible
L’UE, que la Tunisie a rencontrée en 1995, n’est plus celle d’aujourd’hui. À l’époque, l’Europe venait de finaliser le traité de Maastricht, d’adopter l’euro et d’afficher une vision de « grand espace normatif » à étendre vers son voisinage. Le Partenariat euro-méditerranéen (processus de Barcelone, 1995) symbolisait cette ambition : faire de la Méditerranée un espace de paix, de prospérité partagée et de dialogue.
Depuis, l’Union a été frappée par une succession de chocs : la crise de l’euro (2009–2013), le Brexit (2016), la pandémie de Covid-19 (2020), la guerre en Ukraine (depuis 2022) et surtout, une montée continue des forces illibérales et nationalistes. Les élections européennes de 2024 ont confirmé cette dérive : une poussée historique de l’extrême droite, un affaiblissement du centre et un repli sur les priorités internes.
La politique extérieure européenne est désormais marquée par :
– une fragmentation stratégique (défense commune en panne, diplomatie éclatée)
– une priorisation de l’Est (Ukraine, Moldavie, Balkans)
– un recentrage sur la sécurité, l’énergie et la migration, au détriment des discours sur le développement partagé.
Comme l’écrit Rosa Balfour (Carnegie European Policy Center, 2023) : « Le voisinage Sud n’est plus un espace stratégique pour l’Europe, mais un tampon entre ses vulnérabilités internes et les chaos extérieurs. »
La Tunisie, autrefois « pays pilote », se retrouve ainsi reléguée à une périphérie secondaire dans les priorités européennes. L’illusion d’un partenaire prévisible et généreux a fait long feu.

Fiction 2 : une Tunisie capable d’absorber l’acquis communautaire
Depuis les glissements sociaux et politiques de 2011, la Tunisie traverse une crise systémique multidimensionnelle : déclin productif, explosion du déficit commercial, inflation chronique, dégradation des services publics et affaiblissement institutionnel. À cela s’ajoutent une perte de confiance sociale envers l’État et ses élites, alimentée par la corruption – dénoncée avec force discours par le président tunisien Saïed – , l’absence de perspectives économiques et le désenchantement démocratique.
La logique d’« harmonisation normative », portée par les accords euro-méditerranéens, notamment l’ALECA (Accord de libre-échange complet et approfondi), est devenue inopérante. Comme l’indiquait déjà une note de l’IRMC (Institut de recherche sur le Maghreb contemporain) en 2019, cet accord « transpose des standards européens à un tissu économique tunisien encore informel, fragmenté, peu digitalisé et sans filet de sécurité. »
La Banque mondiale (BM), dans son rapport ‘’Country Climate and Development Report’’ – Tunisia (2023)’’, dresse un constat clair : les institutions sont affaiblies, les finances publiques sous tension extrême, et la croissance est structurellement atone. Dans ce contexte, vouloir calquer l’acquis communautaire revient à appliquer un traitement sans diagnostic.
Pour l’économiste et ancien ministre Hakim Ben Hammouda (2024) : « la Tunisie n’est plus dans une dynamique d’alignement, mais de survie. »

Fiction 3 : un intérêt commun partagé
Cette dernière illusion est peut-être la plus problématique, celle d’un « intérêt mutuel » entre les deux rives. En réalité, depuis au moins une décennie, les objectifs ont divergé :
– L’Europe cherche à externaliser ses vulnérabilités : contrôler les flux migratoires, sécuriser son approvisionnement énergétique (notamment en gaz et en hydrogène vert), stabiliser les zones de transit.
– La Tunisie, elle, est dans une logique de court terme, visant à éviter l’effondrement budgétaire, à maintenir un minimum de cohésion sociale et à contenir la dégradation de son image auprès des bailleurs internationaux.
On est donc entré dans une logique de transaction, non de convergence. Cette évolution a étérendue explicite par le mémorandum d’entente signé le 16 juillet 2023 entre le président Kaïs Saïed et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Présenté comme un « partenariat stratégique global » entre la Tunisie et l’Union européenne, cet accord est en réalité un protocole d’urgence à dominante migratoire, visant à freiner les départs irréguliers vers l’Europe, et notamment vers l’Italie, en pleine pression politique intérieure.
L’accord a été monétisé à hauteur de 1 milliard d’euros, un chiffre largement repris dans les communiqués officiels et les médias européens. Mais cette enveloppe est trompeuse dans sa portée réelle :
– Seuls 105 millions d’euros sont immédiatement mobilisables, spécifiquement destinés au renforcement du contrôle migratoire, à la lutte contre les passeurs, à l’achat d’équipements et à la répression des réseaux de départ.
– 150 millions d’euros supplémentaires sont prévus sous forme de soutien budgétaire, mais conditionnés à des engagements structurels de l’État tunisien.
– Enfin, les 900 millions d’euros restants relèvent d’une assistance macro-financière européenne, strictement conditionnée à la conclusion préalable d’un accord entre la Tunisie et le Fonds monétaire international (FMI).
Or cet accord avec le FMI — initialement négocié pour un montant de 1,9 milliard de dollars — est au point mort depuis l’automne 2022, du fait du refus de la Tunisie de s’engager formellement sur les réformes structurelles exigées : levée des subventions – principalement pour les hydrocarbures -, restructuration des entreprises publiques, ouverture à la concurrence. Il est donc très peu probable que les conditions de décaissement des fonds européens soient réunies à court terme.
En d’autres termes, la part réellement accessible de l’aide européenne est minime et exclusivement centrée sur les intérêts sécuritaires de l’UE.
Le caractère asymétrique de ce “deal” ne laisse guère de place au doute. Aucun mécanisme de conditionnalité positive n’est prévu pour soutenir des réformes économiques locales, ni pour encourager des dynamiques de gouvernance ou de développement. Le mot « démocratie », omniprésent dans les anciens cadres de partenariat (Politique européenne de voisinage, Plan d’action 2013–2017), a disparu du texte, remplacé par un langage technocratique autour de la « stabilité », de la « gestion des flux » et de la « coopération pratique ».
Ce tournant marque une inflexion stratégique majeure : l’Europe — elle-même en proie à questionnements quant à ses valeurs — ne cherche plus à accompagner la Tunisie dans une trajectoire de convergence politique ou économique, elle cherche à contenir ses crises pour protéger ses propres frontières. Ce n’est pas un partenariat, mais un contrat conclu dans l’urgence sur des bases déséquilibrées et sans garanties mutuelles de long terme.
« Ce qui lie désormais l’Europe à son voisinage sud, ce ne sont plus des valeurs, mais des vulnérabilités croisées » (Fouad Zakariyya – Middle East Policy (2023). 

B- Reconfigurer les termes de l’échange
Face à l’épuisement du cadre ancien, repenser le partenariat exige un changement profond de posture tunisienne. Il ne s’agit pas — bien entendu — de rompre avec l’Europe, loin de là, mais de sortir de la dépendance intellectuelle, financière et politique qui a façonné trois décennies de relations asymétriques. Cela suppose trois ruptures stratégiques, mais aussi une réforme de fond : la Tunisie ne pourra revaloriser sa position internationale sans transformer sa gouvernance économique, encore marquée par l’opacité, la captation des rentes et l’exclusion du secteur privé productif.

a – Négocier, pas quémander
La Tunisie doit cesser de se présenter comme demandeuse d’aide et se positionner comme négociatrice d’intérêts croisés. Elle dispose de leviers tangibles :
– un positionnement géographique clé, entre l’Afrique, l’Europe et le flanc ouest du monde arabe ;
– un rôle stratégique dans la régulation des migrations (comme point de passage, mais aussi comme pays d’origine) ;
– un potentiel en énergies renouvelables (solaire, éolien, hydrogène) qui intéresse directement l’UE dans son agenda de décarbonation.
Mais pour que ces atouts soient crédibles, encore faut-il les rendre exploitables par une gouvernance réformée : des institutions claires, une fiscalité stable, une régulation cohérente et un État qui cesse d’étouffer l’initiative privée par la lourdeur bureaucratique et l’arbitraire décisionnel. Négocier suppose de pouvoir livrer ce qu’on promet.
Ces cartes doivent être jouées avec lucidité — sans naïveté technocratique ni alignement automatique.

b – Diversifier ses options
La Tunisie doit aussi sortir du face-à-face exclusif avec Bruxelles. Cela ne signifie pas se détourner de l’Europe, mais s’ouvrir à d’autres équilibres géoéconomiques, même s’ils comportent des risques. Parmi eux :
– La Chine, avec laquelle les flux commerciaux sont déjà croissants mais largement déficitaires pour la Tunisie, et qui doivent être redéfinis sur des bases plus équilibrées.
– Les pays du Golfe, notamment via les fonds souverains et les projets d’investissement dans l’énergie, les infrastructures ou le tourisme (QIA, PIF).
– L’Inde et les BRICS+, qui redéfinissent l’agenda de la coopération Sud–Sud et offrent des financements moins conditionnés.
– L’Afrique elle-même, dont l’intégration régionale (ZLECAf) pourrait devenir un levier stratégique pour l’industrie tunisienne.
Mais ces options ne sont viables que si la Tunisie devient lisible, crédible et bankable — ce qui suppose un environnement propice à l’investissement, avec des règles du jeu transparentes, des procédures simplifiées et une volonté politique claire d’intégrer le secteur privé, national comme étranger, dans le cœur du développement économique.
La logique n’est pas celle de l’alignement tous azimuts, mais celle de la maximisation des marges de négociation.

b- Assumer une logique de réalisme
Enfin, la Tunisie doit cesser de penser sa politique extérieure comme un prolongement de sa fragilité interne. Cela ne signifie pas adopter une posture arrogante, mais entrer dans une maturité stratégique fondée sur une lecture réaliste de ses intérêts — sans complexe, mais sans survente non plus.
Cela implique aussi de corriger la dissonance entre discours diplomatique et réalité économique : aucun État ne peut nouer des partenariats ambitieux s’il ne garantit pas à ses interlocuteurs une capacité d’exécution, de pilotage stratégique et de continuité institutionnelle.
Un contrat synallagmatique, cela se discute, se conditionne, se réévalue. Ce n’est pas une faveur consentie par l’un, mais un engagement entre deux souverainetés. Si l’Europe est prête à entrer dans cette logique, alors un partenariat rénové est possible. Mais pour cela, la Tunisie doit d’abord se réformer elle-même : gouverner mieux, produire plus, investir dans la confiance.
Sinon, elle restera enfermée dans un tête-à-tête illusoire — sans levier, sans influence et sans avenir partagé. γ

Prochain article :
Quelles priorités stratégiques communes pour les prochaines années ?

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