Après la tempête référendaire, voici venu le temps, lourd, de l’expectative. A la lourdeur caniculaire s’ajoute le lourd silence du temple de Carthage sur ce qu’il adviendra de l’après-référendum du 25 juillet 2022. Après le tintamarre provoqué par les controverses, par les graves accusations de malversations et de falsifications et les mises en garde américaines, le milieu politique, des affaires et celui médiatique scrutent les horizons à l’affût de la moindre information, notamment sur le projet de loi électorale imminent annoncé par Kaïs Saïed le jour du scrutin référendaire, sur le projet de loi relatif à la future Cour constitutionnelle et dont l’élaboration a été confiée par le président de la République à la Cheffe du gouvernement et sur les retombées du rapport final de l’audit réalisé par le ministère des Finances sur les prêts et dons accordés à l’Etat tunisien et aux entreprises publiques durant la décennie 2011-2021. D’autres affaires judiciaires sont également étroitement suivies par l’opinion publique, surtout celles impliquant les dirigeants d’Ennahdha et leurs alliés de la décennie noire. Dans ce registre, l’affaire Instalingo promet de faire tomber beaucoup de têtes, d’anciennes grosses pointures, des responsables politiques, sécuritaires, des journalistes, des médias, des représentants de la société civile…
D’aucuns n’ignorent que la décennie écoulée a été particulièrement perturbée et marquée par des successions de crises politiques, par l’extension du terrorisme et l’instabilité sécuritaire et par l’explosion de la corruption et du clientélisme. On ne peut nier cela, aujourd’hui. Les Tunisiens en sont témoins et ils réclament justice. Pas tous, toutefois.
Des voix n’hésitent pas à « conseiller » l’opinion et Kaïs Saïed, de tourner la page pour épargner aux Tunisiens une probable guerre civile – menace récurrente des dirigeants nahdhaouis – et d’ouvrir une autre, de l’écrire ensemble, sans exclusion, sans jugements. « La Tunisie peut contenir tout le monde », c’est-à-dire tous les courants, toutes les idéologies et même tous ceux qui ont gouverné et échoué. Les conséquences de leurs échecs, aussi graves soient-elles, importent peu, il suffit de tout recommencer, ensemble. Un vieux discours, une vieille stratégie.
En 2013 déjà, la Troïka (Ennahdha, Ettakattol, CPR), chassée du pouvoir par un soulèvement populaire et un ras-le-bol des élites (terrorisme, radicalisation), a cherché à se recycler. Ennahdha s’en est sorti indemne, sans reddition des comptes, après que Rached Ghannouchi eut réussi à contracter un consensus historique, faut-il l’avouer, contre ses disciples et les nidaïstes, avec le défunt Béji Caïd Essebsi. Celui-ci eut la présidence de la République et Ennahdha s’installa dans les rouages de l’Etat jusqu’en 2019, date à laquelle elle jouera la carte de Kaïs Saïed, grand favori des élections présidentielles face à Nabil Karoui qui, lui, sera le nouvel allié d’Ennahdha à l’ARP jusqu’au 25 juillet 2021. La stratégie des consensus, Rached Ghannouchi s’y accroche comme le seul radeau pouvant le sauver du naufrage politique et judiciaire. Politiquement, tous les observateurs et une partie de ses compagnons de route le donnent pour mort et souhaitent son retrait immédiat. Juridiquement, des dossiers graves liés au terrorisme et au blanchiment d’argent ont été finalement ouverts, le nom de Rached Ghannouchi est cité dans diverses affaires en cours d’instruction, où il a comparu en tant qu’accusé. A ce jour, personne n’est en mesure d’en prévoir l’issue, mais Ghannouchi, lui, s’attend à ce que son parti soit dissous.
La théorie des consensus sous le sceau de l’impunité est défendable pour diverses raisons. Elle favorise enfin la tenue d’un dialogue national inclusif sur les grandes questions nationales, telles que la future loi électorale, la Cour constitutionnelle, le système politique, la relance économique, la paix sociale, l’école, la santé… Elle permettra théoriquement de mieux gérer cette période transitoire et de bâtir une nouvelle République à laquelle adhèrera la majorité des Tunisiens et pas seulement quelque trois millions d’âmes, qui ont fait adopter la Constitution de 2022. Théoriquement, c’est cela. Même l’opposition radicale, qui renie tout le processus du 25 juillet jusqu’à la légitimité de Kaïs Saïed, saura apprécier l’opportunité de composer avec la nouvelle conjoncture, vu qu’elle n’a pas d’assise populaire et que ce sont les citoyens eux-mêmes qui rejettent désormais les partis politiques et les tiennent pour responsables de la décennie chaotique 2011-2021, avec à leur tête Ennahdha.
Pourtant, force est de constater que la théorie des consensus ne convainc plus. Les précédentes expériences ont toutes échoué. Le consensus de 2014 a débouché sur un double fiasco : une dérive économique et la fin dramatique du défunt Caïd Essebsi, isolé au Palais de Carthage après que son chef du gouvernement, Youssef Chahed, et son allié, Rached Ghannouchi, lui tournèrent le dos. L’alliance Ennahdha-Qalb Tounes de 2019, un autre consensus contracté entre les deux chefs contre la volonté de beaucoup de leurs lieutenants a, de son côté, fait glisser l’ARP dans l’irréparable : la corruption dans l’hémicycle (adoption rémunérée de projets de lois) et la violence entre les députés. Ces deux malheureuses expériences empêchent beaucoup de Tunisiens de croire encore à un quelconque consensus tant que les responsables du chaos des dix dernières années n’ont pas rendu de comptes devant la justice et, pourquoi pas, présenté des excuses aux Tunisiens. Et pour preuve, le score de 94,3% accordé par les électeurs à la Constitution de 2022, malgré les réelles réticences et inquiétudes à l’égard de certains articles de cette Loi fondamentale. Inquiétude telle la révision des articles 5 et des articles 100 à 110, relatifs respectivement à la religion et au système politique qui demeurent une forte revendication des partisans du 25 juillet.
Les appels proviennent de partis politiques, comme le mouvement Echaâb, et de la société civile, dont la Coalition Somoud. Zouhaïr Maghzaoui et Houssem Hammi appellent chacun de son côté, le président Kaïs Saïed à lancer un dialogue national participatif, auquel prendraient part tous ceux qui n’ont pas nui au pays, afin de s’entendre sur un certain nombre de projets urgents, tels que les amendements nécessaires à apporter à la Constitution du 30 juin 2022 afin de rétablir les contre-pouvoirs, l’élaboration de la loi électorale en prévision des Législatives du 17 décembre prochain, et la création de la Cour constitutionnelle.
Comme tout le monde le sait, Kaïs Saïed ne l’entend pas de cette oreille et semble rester sourd à ces appels. Comme une bonne partie de Tunisiens, il s’oppose à tout consensus du type 2013 et 2019. Même avec l’Ugtt, il ne semble pas être prêt à trouver un terrain d’échanges. Pourtant, il doit bien en trouver un. Ils ont été près de trois millions d’électeurs à braver la canicule le 25 juillet 2022 pour faire passer « sa » constitution de toutes les controverses. Pour la plupart sans trop de conviction si ce n’est la volonté de tourner la page d’avant le 25 juillet. Ils ont été près de trois millions à s’être déplacés aux bureaux de vote, le chiffre est très respectable, mais il demeure faible devant la masse silencieuse qui ne lui accordera aucun crédit au moindre dérapage. Quant à ses partisans et aux soutiens du 25 juillet, ils sont impatients de le voir passer à l’acte pour calmer les esprits en agissant sur la cherté de la vie, l’inflation et la hausse des prix, sortir la Tunisie du marasme et rétablir l’Etat de droit.
Tout un programme que Kaïs Saïed ne pourra pas mettre sur pied dans des délais raisonnables, sauf s’il décide enfin de se faire entourer des compétences et des volontaires adéquats.
Kaïs Saïed n’a plus de temps pour lui, son projet politique a pris la route le 25 juillet dernier et le compte à rebours a commencé.
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