Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)
En janvier 2011, il assiste aux manifestations de la place Tahrir : J’ai vu ces garçons des quartiers populaires qui s’en allaient combattre sans peur de mourir. J’étais impressionné par leur courage. Ils n’avaient rien dans leurs mains, leur peau pour unique bouclier.
Un an plus tard, avec le scénariste et vidéaste Mahmoud Farag, il décide de donner un visage aux évènements. Des visages, ceux des gens morts le vendredi 28 janvier 2011, victimes des policiers, des militaires, des tireurs embusqués.
Hadir, collégienne, 14 ans. Mohamed, étudiant, 18 ans. Oussama, patron d’une société immobilière, 44 ans. Ismaël, serveur, 33 ans. Saïd, chauffeur de taxi, 27 ans…
Ils ont parcouru la ville en quête de leurs familles. Vingt, ont accepté de témoigner. Les visites ont duré quatre mois.
Ils partagent un thé. Farag s’entretient avec les parents, pose des questions précises. Dailleux retient l’émotion. Il n’y a ni pathétique, ni sublime dans ces photographies carrées. Il y a le poids du silence et des tristesses.
Ensuite, D. Dailleux choisissait parmi ses clichés trois images par famille. Farag rédigeait un texte rapportant les conditions de vie et les circonstances de la mort du mari, du fils, de la fille… Il n’a pas achevé l’écriture de tous les textes. Il s’est noyé pendant l’été 2012, en vacances, dans la mer Rouge. Il avait 30 ans.
L’écrivain marocain Abdellah Taïa a accepté de traduire les textes sensibles de M. Farag et d’adapter ses notes. Ces mémorations dévident les fils des existences rompues.
Mustapha Mohamed Al-Akkad
Les jeudis et vendredis, pour s’amuser et passer du bon temps, ils se rendaient aux mariages organisés dans leur quartier, ou ailleurs au Caire. Ils ne faisaient jamais partie des invités, mais cela importait peu.
C’est dans ces mariages que Mustapha avait acquis son statut de «danseur au feu». À l’aide d’un gaz anti-moustiques ou d’un peu d’essence, il dessinait, dans l’air ou par terre, un grand cercle, une étoile ou bien un grand cœur. Il se plaçait au milieu. Mettait le feu autour de lui. Et commençait à danser. Libre et un peu fou. Beau. Charmant. Extravagant.
Walaa Eddine Hosni Mohamed Ismaël
Quelques semaines avant le 28 janvier, Walaa offre à sa mère un lave-linge. Il est encore dans son emballage. Elle n’ose pas l’utiliser. Pour quoi faire ? Elle préfère laver le linge à la main. Depuis que son fils est parti au ciel, elle a mis sur « cette machine étrange » un bouquet de fleurs en plastique : elles ne faneront jamais. Abdellah Taïa a donné une préface forte.
Les triptyques articulent chaque fois dans le même ordre, l’extérieur vu depuis la fenêtre de l’appartement, les parents, les souvenirs : un portrait du « martyr » sorti de l’album de famille, imprimé sur un calicot dans la rue ou sur une affiche accrochée à un lampadaire, imprimé sur des coussins, encadré d’or devant un miroir ou sur la télévision, ou dans ces petits autels domestiques où se révère la mémoire à l’aide de guirlandes, de drapeaux, de prières, de quelques pains posés là en rentrant à la maison. Trois temps, trois souffles. Il était impossible de retenir la vie en une seule image… Alors, l’absence.
*Denis Dailleux, Abdellah Taïa et Mahmoud Farag
Egypte, les Martyrs de la Révolution, Le Bec en l’air, Marseille, 112 p., Exposition à la galerie Fait & Cause, Paris 4e
R.S-M.