Exposition : Le beau mentir *

 

Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

La Maison Européenne de la Photographie présente l’œuvre du photographe et plasticien catalan Joan Fontcuberta. Exposition d’expositions, Camouflages articule neuf séries thématiques autonomes plus une, un ensemble de portraits inspirés de chefs-d’œuvre de la peinture où se retrouve le visage de l’artiste.

J. Fontcuberta est né sous la dictature franquiste. Il a connu la censure éhontée et les amères falsifications de la mémoire et de l’information. Sans doute, son travail conserve la trace de ce temps de vérités officielles et de certitudes increvables. On étranglait alors les gens et les consciences.

Depuis près de quarante ans, il se joue des évidences et aborde avec espièglerie tous les discours d’autorité, la science, la religion, le journalisme, la politique et l’art même. À l’aide de la plus objective des techniques, la photographie, il échafaude des supercheries vraisemblables, des fictions trompeuses, des mensonges réalistes.

Fontcuberta a présenté ses premiers travaux au milieu des années 1980, avec une série intitulée Fauna. Il disait avoir retrouvé les archives du professeur Ameisenhaufen (en allemand, Fourmilière) un crypto-zoologue qui a consacré son existence à la découverte d’espèces animales rares, disparues ou dont l’existence reste à prouver.

Aucune institution scientifique n’a jamais jugé opportun de dispenser une formation en crypto-zoologie. Mais, il est difficile de trouver plus sérieux et appliqué qu’un savant allemand pour représenter une spécialité qui consiste essentiellement à se méfier des canulars, des histoires pour faire peur aux enfants ou des légendes urbaines pour ensuite partir traquer des formes animales non répertoriées. Et qui plus est, qui doivent répondre à deux critères stricts : avoir laissé une trace dans l’esprit humain et être d’une taille égale ou supérieure à celle d’une grenouille.

Sans aucune réclamation possible, les insectes trop nombreux, trop petits, ne sont pas admis.

Se présentant comme simple commissaire de l’exposition, J. Fontcuberta avait confectionné de toutes pièces chacun des objets qui la composaient. Dans une présentation aux allures de muséum d’histoire naturelle, les vitrines montraient les carnets de notes poussiéreux d’Ameisenhaufen, des croquis sur le vif, des cartes anciennes commentées au crayon, des radiographies, des dissertations dactylographiées, des photographies jaunies et des spécimens empaillés.

Des panneaux didactiques expliquaient la physiologie, l’habitat ou la sexualité du Cercopithecus Icarocornu, singe unicorne volant de la forêt brésilienne d’Amazonie, totem des indigènes Nygala-Tebo, du Felix Penatus, félin ailé dont les vestiges osseux ont été découverts en 1932 dans une caverne du Grand Atlas marocain, du Micostrium Vulgaris, sorte de coquillage pourvu d’un bras dont la fonction est d’assommer les poissons, du Centaurus Neandertalensis, babouin monté sur un corps de chèvre, d’Alopex Stultus, bipède poilu à tête de tortue, pouvant se camoufler verticalement comme un arbuste, ou parmi bien d’autres encore, du féroce Solenoglypha Polipodida, un serpent pourvu de six paires de pattes vivant au Tamil-Nadu, Inde du Nord.

En dépit d’une distribution géographique étendue et de niches écologiques disparates, les étonnantes bestioles ont un trait commun, l’alimentation, puisqu’elles se nourrissent principalement de l’ingénuité des visiteurs.

Dans la même veine, la série Herbarium regroupe 28 photographies, en noir et blanc qui font explicitement référence à l’herbier photographique que Karl Blossfeldt publia, en 1928, pour attester que toutes les formes de l’art nouveau avaient leur origine dans le végétal.

Même arrière-plan gris ou blanc, même précision troublante du détail et dénomination scientifique qui parodie le système classificatoire des êtres vivants mis en place par Linné au 18e siècle…

La différence est que chacune des plantes représentée est un assemblage de détritus industriels glanés dans la zone portuaire de Barcelone. L’artefact Guillumeta Polymorpha associe un fragment de plastique brûlé et des pétales en papier hygiénique.

Pour Fontcuberta, l’amusant n’est pas le contraire du sérieux, mais de l’ennuyeux. L’humour peut être très sérieux et salutaire contre la foi aveugle et l’imposture. Ses  chimères scientifiques convoquent des corpus de preuves dans lesquels la photographie intervient comme un dispositif ambivalent.

Tout un chacun connait le potentiel de manipulation de la photographie, la retouche et le masquage qui lissent l’image. Cependant, à la différence de la peinture ou de l’illustration qui éveillent plus de  méfiance dès lors qu’il s’agit de représenter la réalité, les images photographiques conservent un effet d’authenticité. Elles paraissent de petits témoignages sincères ou inoffensifs.

Les prodiges végétaux ou animaux exposés à la MEP procèdent de la malice bienveillante et du pastiche. Les intrigues et les mises en dérive de Joan Fontcuberta s’élèvent d’un degré dans l’art de la fausse naïveté, quand elles s’appliquent aux humains, à la religion, au politique.

Picasso, Miro, Tapiès ou Dali étaient des photographes. Fontcuberta le démontre sans peine : on les voit s’affairant à photographier, on retrouve les prises de vue de ces maîtres espagnols du 20e siècle. Sur une photographie épurée, une femme seule, nue, se tient de profil face à la mer, les bras levés. Dans le ciel sans nuage, deux nuages d’encre. L’un forme un oiseau qui plonge vers elle. L’autre compose des ailes dans son dos.

Dali n’a eu qu’à recouvrir d’un peu de peinture. Le tour est joué et il ne reste plus qu’à réécrire l’historiographie de l’art moderne et contemporain à la lumière de cette révélation.

 

La religion est l’opium du peuple

Déguisé en apprenti messie, Fontcuberta a  enquêté sur le monastère de Valhamönde en Carélie qui abrite depuis près de dix siècles une communauté religieuse orthodoxe. Tous les grands initiés, le Comte Cagliostro, Raspoutine, Ron Hubbard… ont été novices ici. On y apprend, contre de ruineux droits d’inscription à faire des miracles : passer à travers les murs, capter les éclairs, ressusciter les défunts et surfer sur les dauphins.

Les photographies prises en cachette par J. Fontcuberta révèlent l’imposture : les miracles sont fabriqués par une équipe de prestidigitateurs engagés par les moines.

 

Les critiques de la théorie du complot font partie du complot

Novembre 2006, deux photo-journalistes de l’agence qatarie  Al-Zur, Mohammed ben Kalish Ezab et Omar ben Salaad, suivent les traces du chef de l’aile militaire d’Al-Qaïda et  bras droit de Ben Laden, le Dr Fasqiyta-Ul Junat.

Ils ne savent pas encore qu’ils sont sur le point de devenir les auteurs du plus incroyable reportage de ces dernières années. La sombre silhouette s’avère être un acteur et chanteur nommé Manbaa Mokfhi, second rôle des mélodrames de télévision arabes et  visage d’une campagne publicitaire pour Mecca Cola en Algérie et au Maroc.

Peu de temps après la découverte de sa véritable identité, Mokfhi avouait qu’il avait été engagé pour jouer le rôle d’un terroriste. Depuis, on ignore ce qu’il est advenu de lui, il aurait été d’un acte de restitution extraordinaire.

Ul-Junat ressemble trait pout trait à Fontcuberta. Le canular est documenté : photomontages, unes de magazines, proclamations et revendications non traduites…

Les menteries illustrées de Fontcuberta ne sont pas des pièges sournois ou des leurres prétentieux, ce sont des machines sophistiquées pour capter l’attention, laisser croire et saisir au collet la confusion éphémère qui passe quand le subterfuge est dévoilé.

Dans une société où l’abondance d’informations tient lieu de vérité et où l’apparence de vérité tient lieu de vertu, J. Fontcuberta cultive l’extrême courtoisie du mentir bien fait.

R.S-M.

 

*Camouflages de Joan Fontcuberta, Maison Européenne de la Photographie, jusqu’au 16 mars

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