Fabrique à chômeurs

Le président français Jacques Chirac (Paix à son âme) a dit un jour : « La politique, c’est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire ». Entendre : ce qui est nécessaire peut être impossible. Et bien, nos hommes politiques font mieux. Pour eux, l’impossible n’existe pas et la politique, c’est de rendre possible ce qui ne peut l’être. Ainsi, par exemple, le plein emploi dans la fonction publique pour résorber le chômage de masse est possible, en tout temps et en toute circonstance. Autrement dit, la Tunisie, pays en panne technique depuis une décennie sans aucune perspective de relance économique ni de croissance ni de création de richesses, est hypothéquée auprès des bailleurs de fonds ; en difficulté de paiement de ses engagements intérieurs (salaires, fournisseurs, entrepreneurs…), ce pays-là doit impérativement et urgemment recruter des dizaines de milliers de chômeurs (diplômés du supérieur, ouvriers des chantiers…) qui attendent depuis de nombreuses années d’être embauchés par l’Etat. Ils sont en fait 762 mille chômeurs qui attendent la bouée de sauvetage et qu’il faudra secourir comme les autres. Et l’an prochain, celui d’après aussi, il y aura toujours des dizaines de milliers de nouveaux chômeurs qu’il faudra embaucher. Est-ce là une stratégie viable pour faire face au chômage ? Certainement pas. Les emplois ne tombent pas du ciel, il faut les créer. Pour ce faire, il faut planifier, cibler les niches à forte employabilité, investir, mettre en place un modèle de développement avec des horizons proches et lointains. C’est le travail de l’Etat et cela prend des années. Les dirigeants révolutionnaires de l’après 2011, les centaines de partis politiques qui ont couru toutes les élections post-révolution, l’armada de ministres, de secrétaires d’Etat, de conseillers qui ont été placés durant toute la décennie passée – et j’en passe -, ont-ils accompli ce travail pour corriger les erreurs et les manquements du régime de Ben Ali, pour ralentir la pauvreté, rétablir l’ascenseur social et offrir aux jeunes des emplois dignes ? Non.  Les emplois, il y en a eu, par milliers, dans la fonction publique, pas pour les plus méritants, mais pour leurs proches, leurs amis, les amis de leurs amis, les amnistiés, les partisans, les alliés, les prête-bras, les prête-noms, etc. Les faux diplômés, les payeurs, aussi, ont été servis. Les autres, les vrais diplômés, qui attendaient patiemment leur tour, ont reçu des miettes. Les femmes surtout, les oubliées du système, frappées par un taux de chômage record de 23,8%.

Le chômage de longue durée est, à n’en point douter, une bombe à retardement qui devait exploser, tôt ou tard. Qu’aurait dû faire Kaïs Saïed avec la loi 38 d’août 2020 ? Une loi en trompe-l’œil, adoptée en séance plénière houleuse juste pour faire taire les voix protestataires qui s’élevaient de plus en plus fort chaque jour pour dénoncer une classe politique corrompue et incompétente.  Une loi populiste qui met à nu l’absence de vision et la méconnaissance de la gestion des affaires de l’Etat. Qui peut prétendre que le marché tunisien, exigu par nature, est en mesure de résorber des milliers de chômeurs chaque année ? Soit un ignorant, peut-être de bonne foi, soit un menteur manipulateur. Et pourtant, Kaïs Saïed avait ratifié cette loi 38. Pourquoi la dénigrer maintenant ? Comme le président ne s’est toujours pas manifesté (jusqu’au moment où nous étions sous presse) après l’éclatement de la colère des chômeurs concernés par la loi 38, nous allons émettre des hypothèses.

La première : adoptée à une majorité parlementaire (blocs de différents bords politiques) confortable, la loi a débarqué sur le bureau du président. S’agissant de chômeurs de longue durée (dix ans et plus) et de question sociale extrêmement délicate, il était politiquement périlleux de s’opposer à l’ARP.  Rien à voir avec la Cour constitutionnelle  dont l’adoption et le refus de la promulgation demeurent des questions strictement politiques.

La seconde : Kaïs Saïed s’est aligné sur l’ARP pour faciliter l’embauche de milliers de chômeurs tout en ignorant les tenants et les aboutissants de cette loi. Ce n’est qu’une fois en contact avec les dossiers et ses conseillers qu’il a compris.

Dans tous les cas de figure, Kaïs Saïed est tenu de trouver une solution à ces chômeurs dépités, manipulés, égarés, avec ou sans la loi 38. Il doit faire appel à tous les experts du pays pour réfléchir à une issue à cette crise, qui sera suivie d’autres, le plus rapidement possible et surtout baliser la voie pour le futur. Il s’agit de se tracer une stratégie et une vision pour les années futures et pour les prochains bataillons de chômeurs qui vont grossir chaque année les chiffres du chômage parce que nos universités sont devenues des fabriques à chômeurs. En parlant de réformes, celle de l’enseignement supérieur est urgente. Il faut cesser de former des jeunes dans des disciplines qui ne servent plus à rien, il faut orienter davantage, dès le bac, vers les nouveaux métiers et en même temps renforcer la formation professionnelle et la formation continue après le diplôme. C’est le travail des dirigeants et des politiques.  Par ailleurs, les diplômés qui cherchent une planque dans l’administration publique ne sont pas dignes de leurs diplômes, car le marché du travail a changé partout dans le monde, il devra aussi changer en Tunisie, pour ne pas rester en marge de l’évolution planétaire. Eux n’ont pas évolué.

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