Facebook ne fait plus le printemps

Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)

Ce matin, comme tous les matins, après avoir allumé mon ordinateur je lance machinalement le browser Internet, et j’ouvre Google, puis Facebook, puis Twitter. Ce dernier déborde de messages sur le « Superbowl » américain. Même de la part de gens qui n’habitent pas aux États-Unis et n’y sont jamais allés… Pour ma part, je ne comprends strictement rien au football américain – si ce n’est que la transmission du Superbowl donne lieu tous les ans à une véritable orgie de réclames, dans laquelle tous les publicitaires et toutes les marques les plus en vue cherchent absolument à se démarquer, à créer le « buzz ».

D’après le Los Angeles Times, ce combat de coqs a été lancé par une pub créée pour Apple par le réalisateur Ridley Scott, « à ce jour la seule grande publicité de l’histoire du Superbowl ». C’était il y a tout juste 30 ans. Dans The Observer, l’universitaire John Naughton (auteur de ‘From Gutenberg to Zuckerberg: What You Really Need to Know About the Internet’) raconte ces 60 secondes qui ébranlèrent le petit monde de la réclame :

Dans un auditorium mal éclairé, un personnage despotique harangue une foule de drones, tous de gris vêtus, par écran géant interposé. Soudain, une belle athlète portant un gros marteau fait irruption dans la salle et se dirige vers l’écran, poursuivie par des policiers anti-émeute. Au moment où la diatribe du dictateur atteint son paroxysme, l’athlète s’arrête, tourne quatre fois sur elle-même et lance le marteau contre l’écran, le faisant voler en éclats. Plan panoramique sur les drones, tous bouche bée de désarroi. « Le 24 janvier, entonne une voix, Apple Computer vous présentera Macintosh. Et vous verrez pourquoi l’année 1984 ne ressemblera pas à Nineteen Eighty-Four. »

Pile vingt ans plus tard est né Facebook. Avec bien moins de fracas. Mais on peut légitimement affirmer que l’impact de cette plate-forme a été plus « révolutionnaire » encore qu’Apple. Comme le fait remarquer The Daily Telegraph :

Le mardi 4 février, Facebook fêtera son 10e anniversaire. […] En l’espace de 10 ans, depuis que Mark Zuckerberg a lancé « theFacebook » (son nom d’origine), le site a attiré 1,23 milliard de membres – près de la moitié des habitants de la planète qui disposent d’un accès à Internet. Parmi eux, quelques 750 millions utilisent Facebook chaque jour.

L’attrait initial du réseau social était peut être la nouveauté, mais les analystes le considèrent aujourd’hui comme un service d’utilité générale. Pour beaucoup d’Internautes, il est désormais leur principal moyen de partager des photos et de communiquer avec des amis. Il est devenu tellement intégré dans la vie des gens que même ceux que Facebook agace, ont du mal à s’en passer.

Pour la plupart, les médias anglo-saxons marquent les 10 ans de Facebook en commentant, soit son extraordinaire succès commercial (bénéfices de $1,5 milliards en 2013, revenus en hausse de 55 % …), soit les rumeurs de désertion des jeunes (« Facebook est « mort et enterré » pour les jeunes européens âgés de 16 à 18 ans qui migrent vers Twitter, Instagram, WhatsApp et Snapchat alors que leurs parents et d’autres utilisateurs plus âgés le saturent, selon le Global Social Media Impact Study, » écrit The Guardian), soit ses effets prétendument pervers, voire néfastes, sur l’utilisateur individuel. Commerce, jeunisme, individualisme – l’air du temps des pays riches, en somme.

En revanche, la thématique du rôle politique des réseaux sociaux dans les « révolutions Facebook » est, curieusement, quasi-absente des hommages. Est-ce le signe d’une désillusion générale avec les révolutions arabes, devenues tellement complexes qu’elles échappent depuis longtemps aux récits simplistes ? Ou serait-ce simplement parce qu’il n’y a plus aucun consensus parmi les experts « autorisés » aux États-Unis et en Europe sur la place à accorder à Facebook et Twitter dans les soulèvements de 2011 ?

Pourtant, les despotes toujours en place dans la région ne semblent guère avoir de doutes sur la dangerosité des nouveaux moyens de communication. Pour Index on Censorship, Adrian Shahbaz observe que « 140 caractères, c’est tout ce qu’il faut » pour s’attirer des ennuis :

De Marrakech à Manama, les utilisateurs de Twitter le savent : il suffit de réclamer des réformes politiques, faire une blague sur ​​un sujet sensible, ou exposer des abus de la part des autorités, et vous pouvez vous retrouver en prison. Après le renversement de Mouammar Kadhafi et Zine el-Abidine Ben Ali, les autorités libyennes et tunisiennes ont débloqué des centaines de sites et démantelé les appareils de surveillance de l’État. Mais dans l’ensemble, la liberté d’Internet dans la région a reculé dans les trois ans depuis le printemps arabe, et les dirigeants autoritaires continuent de réprimer la moindre mise en cause leur fragile légitimité.

Alors que le monde virtuel d’Internet a été totalement intégré par les sociétés arabes et iranienne, les dirigeants se réveillent aux « dangers » des médias sociaux et cherchent à imposer de nouvelles restrictions sur ce qui peut être lu ou affiché en ligne. Ce changement a été le plus marqué au Bahreïn, un des pays les plus connectés au monde. Suite à des appels à manifester pour exiger des réformes démocratiques, lancés par un mouvement d’opposition, les autorités ont arrêté des dizaines d’Internautes pour des messages sur Twitter et sur Facebook considérés comme exprimant la solidarité avec la cause. De même, plusieurs militants de premier plan ont été emprisonnés pour incitation à manifester, appartenance à une organisation terroriste, ou complot visant à renverser le gouvernement, à cause de leurs activités en ligne.

[ … ]

Si les gouvernements commencent à y prêter attention, c’est parce que les outils Internet pour la mobilisation sociale et l’expression individuelle ont un impact profond. […] En Arabie saoudite – qui compte désormais le plus fort taux d’utilisation de Twitter et de YouTube par habitant au monde – on s’est servi des réseaux sociaux pour promouvoir des campagnes pour le droit de conduire des femmes, pour exposer le mauvais traitement des travailleurs migrants, comme pour débattre de sujets sensibles tels que la pédophilie. Le journalisme citoyen s’est montré indispensable pour documenter l’utilisation d’armes chimiques en Syrie, et une nouvelle plate-forme en ligne avertit les habitants des grandes villes syriennes de l’arrivée imminente des missiles du régime. […]

Remarquablement, le pays qui a fait les progrès les plus positifs au cours des trois dernières années était, autrefois, un des plus répressifs de la région en matière d’utilisation d’Internet. Il s’agit de la Tunisie. [ … ] Les autorités tunisiennes ont cessé de censurer Internet, ont réformé l’environnement réglementaire, et ont cédé le contrôle du principal fournisseur d’accès. La Tunisie est le seul pays de la région à avoir rejoint la Freedom Online Coalition, un groupe intergouvernemental pour la défense de la liberté d’Internet.

Ainsi, alors que l’effet boule de neige des médias sociaux a, certes, contribué à la chute de plusieurs despotes, de très nombreux Internautes de la région se trouvent aujourd’hui dans un environnement plus restrictif qu’en janvier 2011. Les gouvernements autoritaires savent à présent exactement quel visage a la Révolution, et au cours des trois dernières années, ils ont montré leur détermination à faire en sorte qu’Internet n’offre plus, ni aux citoyens la possibilité de réaliser leur force, ni aux opposants les moyens de se mobiliser. Dans les pays démocratiques, « liker » une photo ou un lien postés sur Facebook ou de poster une vidéo sur YouTube peut paraître dérisoire, mais dans une région où votre activité sur les réseaux sociaux peut faire de vous un ennemi de l’État, 140 caractères peuvent avoir des conséquences graves.

P.C.

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