Fadhel Jaïbi, le manipulateur

Si je réitère mes propos sur Fadhel Jaïbi (Réalités du 21 au 27 juillet 2023), c’est parce que ce dramaturge n’a pas cessé de faire parler de lui, depuis la moitié des années soixante jusqu’à nos jours. Souvent il fait la «une» des journaux avec ses pièces. Il arrive ainsi à réconcilier les gens avec l’art sublime et perfectionniste. Il est toujours à la recherche continue de sens, estimant qu’il n’est pas d’échec plus terrible pour un créateur artistique que le comportement ordinaire et sans créativité. Artistiquement, les vrais créateurs ont plutôt la réputation de gens qui voient des tourments là où l’être humain ordinaire pense qu’il n’y en a pas, ou fort peu.
Ainsi, sa dernière pièce «Le bout de la mer», adaptée de la tragédie grecque d’Euripide «Médée» et transposée dans la troublante actualité sociale et politique tunisienne, est une synthèse entre plusieurs formes de démence et de barbarie. Elle parle à l’imagination, suscite des émotions et nourrit la réflexion en renvoyant surtout au vide spirituel, intellectuel et moral d’une société tourmentée par l’apparition de plusieurs formes pathologiques. Il va sans dire que cette œuvre, dont la création remonte à l’année 431 avant Jésus-Christ, parle de tous les temps, universellement. Elle exprime les dilemmes de l’humaine condition et demeure donc éternellement actuelle. Mais les idées dans les adaptations de  Fadhel Jaïbi ne sont pas de simples bulles de savon, surtout lorsqu’elles sont instrumentalisées pour maquiller l’évidence et sacraliser «les avantages présumés» avec pour conséquence d’endormir cette moitié obscure d’une conscience sociale qui n’est pas encore tout à fait réveillée. Cette instrumentalisation est une forme d’opportunisme et de ce point de vue, une composante d’extrémisme parmi d’autres. Soit ! Mais ce que Jaïbi fait semblant d’ignorer, c’est qu’il a énormément contribué à aggraver la crise de l’intellectuel tunisien dans ses relations avec les autres. Ses adeptes, marginalisés aussi bien par les gens de la scène théâtrale que par les spectateurs, ne cessent de tourner en rond dans un espace réduit et sans issue. L’opportunisme n’est pas seulement cette manipulation des tragédies anciennes pour leur donner une peinture d’ivresse politique, voire idéologique. Il consiste aussi à jouer le rôle de l’éternel opposant et de la victime de toujours. Nombreux en effet sont ceux qui, en tout temps et en tout lieu, ont su tirer profit de ce rôle à la fois artistique et opportuniste. Ils se veulent politiquement «vertueux» avec les attributs du pouvoir artistique qui leur permettaient de l’être. Bien qu’entièrement conscient du fait que la mauvaise intention opportuniste pouvait parfois avoir des justifications «artistiques» et qu’il était permis parfois d’exploiter certaines valeurs dans un sens tout à fait autre, je trouvai dans les œuvres de Jaïbi ce qui justifiait mon traitement de ce sujet qui a fait couler beaucoup d’encre et alimente encore des discussions. Et qui n’a jamais fini de nourrir maintes querelles. Nul fléau n’est plus dévastateur que celui de l’opportunisme et de la manipulation idéologique. C’est le «perfectionnisme illusoire», le narcissisme gonflé et la «rétrotopie» maladroitement manipulée. Le plaisir de jeter de l’huile sur le feu politique l’emporte grandement sur l’utilité de présenter une œuvre purement artistique. En tout cas, nul ne peut nier qu’existent massivement des œuvres dans l’espace théâtral national respectueuses des normes artistiques, où l’instrumentalisation politique se trouve tout autrement pimentée. C’est d’honnêteté intellectuelle dont nous avons besoin et de rien d’autre en ce temps de désarroi. Mais d’une œuvre de Fadhel Jaïbi à l’autre, l’opportunisme conduit toujours la scène.

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