Faire bonne société*

 

Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

Richard Sennett enseigne à la London School of Economics et à l’université de New York. Son dernier ouvrage, Ensemble, s’attache à examiner une dissonance forte : alors que les sociétés deviennent plus complexes et composites, elles façonnent de nouveaux tribalismes, des replis communautaires et de la ségrégation spatiale. Depuis une quarantaine d’années, cet homme discret qui s’engageait dans la carrière de violoncelliste, ausculte les maux de la vie urbaine et les vicissitudes du monde du travail dans les sociétés contemporaines.

Hannah Arendt était fidèle aux concerts de Richard Sennett, il est devenu son élève en théorie politique. S’il a peu à peu marqué la distance avec son professeur, il a conservé de son enseignement que l’espace public doit être pensé comme un entrelacs d’actes minuscules et fragiles continuellement soumis à l’émergence de nouveaux événements.

Et aussi que loin de la traditionnelle opposition entre théorie et pratique, d’après laquelle il s’agirait de comprendre le monde pour ensuite le transformer, ouvrir des pistes pour renforcer l’esprit public et proposer des outils pour comprendre la désagrégation du lien social sont déjà des actes.

Au demeurant, souligne R. Sennett, la politique moderne a beau prêché l’unité nationale, culturelle… elle est inapte à conjuguer les différences. Que ce soit sur le mode de la liberté-compétition, pour la droite, ou celui de l’égalité-solidarité, pour une partie de la gauche, le principe reste la défense des intérêts de ceux qui sont semblables contre ceux qui sont différents.

Quant à la sensibilité aux autres ou au sens de l’écoute, ce qu’autrefois on nommait l’aimable commerce, la pratique en semble désormais réservée aux professions sociales ou médicales.

Certes, les réseaux sociaux en ligne offrent mille façons différentes d’établir des correspondances immédiates avec nos semblables et le web ressemble à un effort coopératif géant. Il ne l’est pas. C’est une infinité de communautés relativement confortables où il suffit de trouver des gens qui pensent pareil. Qui a besoin d’amis à l’ère de Facebook ?

Apprendre à vivre ensemble, avec des gens qui pensent différemment (ou qui ne savent pas ce qu’ils pensent) est malaisé et couteux en temps. C’est un processus épineux, fourmillant de difficultés et d’ambiguïtés. L’art de la conversation, la délicatesse de la conduite, l’habileté à approcher le point d’accord et à gérer les malentendus, à éviter la frustration… Toutes ces activités sont des compétences.

L’argument de base de R. Sennett est que la coopération n’est ni une question morale, ni un idéal supérieur, ni une sorte de sympathie naïve, c’est un savoir-faire avec les autres, un effort de composition porté par des rituels sociaux. Rituel devant être entendu, comme le terme coopération d’ailleurs, sur un plan concret et pratique. Est rituel un modèle de comportement qui permet d’épargner de l’énergie et de la patience.

Le problème n’est pas seulement que la plupart des rituels traditionnels qui encouragent les gens à se lier, tombent en morceaux, mais aussi que les rituels qui les remplacent (les formes de travail temporaires, par projet, à distance…)  sont rudimentaires, perturbateurs et producteurs de ressentiment.

Regarder de près, aucune nouvelle civilité n’est encore venue remplacer celles que nous avons perdues. À s’en tenir au constat le livre de Sennett n’aurait guère d’originalité. On ne manque pas de tableaux désespérés sur l’humain moderne. Au fond, pourquoi encore s’étonner que la qualité des relations sociales soit médiocre quand le principe qui les organise est un économisme individualiste et du bénéfice à court terme ?

Parce qu’explorer les conditions dans lesquelles les gens peuvent vivre et travailler ensemble, n’est pas rien moins que préserver la société en tant que telle. On voit mieux où est l’enjeu face aux néo-libéraux clamant There is nothing such as society, there are just individuals.

Toute la subtilité de R. Sennet, ce qui fait de lui le plus intime et le moins autoritaire des théoriciens, est de vivifier ses idées avec des anecdotes parfois tirées de sa propre expérience, des illustrations empruntées à un large éventail de disciplines, notamment l’histoire, la psychologie et la science politique ou même aussi des fables.

Chaque exemple avancé par Sennett ouvre un registre de perspicacité.

Qu’il s’agisse de l’Exposition universelle de Paris en 1900, de sales gosses piratant la sonorisation d’un collège pour diffuser une musique agressive, des négociations entre les épiciers coréens à New York et leurs employés latinos, de l’échec d’un groupe d’architectes à partager un logiciel collaboratif, de la stratégie d’un orchestre pour désactiver une unité de  climatisation qui bourdonne en si bémol, ou de la peinture de Holbein… dans chaque cas Sennett  déploie une compréhension empirique, ouverte, locale, pluraliste et modeste de la coopération en acte.

Qu’on ne se méprenne pas, il n’y a aucune candeur chez R. Sennett : la coopération n’efface pas plus les distances, qu’elle ne supprime la compétition. Elle les aménage de telle sorte que l’autre, l’adversaire, le concurrent… soit épargné. C’est là toute la différence entre la guerre permanente de chacun contre tous et de la diplomatie du quotidien.

Bien qu’il s’appuie au besoin sur Marx, Weber, Elias… Ensemble n’a pas pour objectif de laisser une construction théorique indépassable.

Si l’on devait trouver une veine d’inspiration à laquelle rattacher l’ouvrage ce ne serait pas du côté des grandes explications du monde social et de l’histoire qu’il faudrait regarder mais du côté des moralistes : Montaigne, La Rochefoucauld, Dickens.

Tous ceux qui, prenant les gens pour ce qu’ils sont, n’écartent pas, de temps à autre, la possibilité d’un cœur changeant chez ce drôle d’être perdu dans les grands songes et dans les petites corvées, accablé par l’ordinaire mesquinerie, les soucis d’une famille, convaincu que les autres sont un cauchemar à chacun des âges de la vie, l’âge où il décortique les sauterelles, celui où il peine à payer son loyer, celui enfin où il lui devient difficile d’enfiler tout seul son manteau.

R.S-M.

 

*Richard Sennett, Ensemble. Pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel, 2014, 378 p.

 

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