C’était l’arme redoutable de Ben Ali contre ses opposants que de brandir le spectre du terrorisme, et s’il n’existait pas il fallait l’inventer ; cela lui donnait à la fois une légitimité politique face à l’Occident et une vache à traire quant aux aides financières et matérielles. Or, pas plus que des lois antiterroristes taillées à la mesure des islamistes, il n’existait aucune conception ni stratégie de lutte fondée sur une vision de la sécurité nationale. Depuis janvier 2011 et en dépit des menaces qui pèsent lourdement sur la Tunisie, cette conception et la vision stratégique de la sécurité nationale ne sont toujours pas prises au sérieux, car il y a tout simplement absence d’études à la fois théorique et de terrain, car la question n’est pas exclusivement liée au travail des troupes.
Le cadre juridique et légal et ses ramifications dans presque tous les secteurs : politiques, économiques et sociaux montrent les limites de fonder une institution aussi importante sans penser à ses structures, ses prérogatives et sa viabilité.
À cet effet, les pays démocratiques multiplient les études, les débats et le croisement de données afin d’élaborer une vue d’ensemble et des stratégies à adopter. La question de la Sécurité nationale n’est pas un secret d’État, les États-Unis avaient depuis longtemps développé cette conception, quant à la France elle n’a rejoint cette vision qu’en 2009.
Notons à cet effet la tenue du premier Conseil de sécurité nationale en Tunisie le 19 avril 2013 au Palais de Carthage, sous la présidence de Moncef Marzouki . Rachid Sabbegh, ministre de la Défense nationale, avait déclaré : «… que des études seront élaborées prochainement pour un diagnostic de la situation sécuritaire dans le pays. Ces études seront prises en considération dans la mise en place de stratégies sécuritaires en vue de garantir un climat de stabilité et de faire prévaloir la primauté de la loi, a-t-il précisé. En vertu du décret-loi n° 1195 en date du 26 février 1988, publié au JORT, le Conseil de sécurité nationale est chargé d’examiner, d’analyser et d’évaluer toutes les informations et données relatives à la sécurité nationale à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il a également pour mission d’examiner les questions qui ont trait aux orientations principales en matière de sécurité nationale ainsi que des dispositions nécessaires à prendre dans les domaines de la défense, la sécurité et la politique étrangère. Le Conseil est chargé aussi d’évaluer les défis intérieurs et extérieurs et d’orienter la recherche en matière de renseignements ainsi qu’à coordonner les relations extérieures dans le domaine de la sécurité nationale..» (TAP, 19 avril 2013). Ces affirmations vagues ne nous informent en fait en rien sur la nouvelle démarche que va prendre la stratégie de lutte antiterroriste.
Nul doute que les intentions sont bonnes et relèvent d’un grand souci de parer aux dangers qui guettent la Tunisie, mais tout est dans la méthode. Quels sont non les objectifs, mais les moyens mis en place par ce Conseil ? On n’en connait ni la composition, ni la structure, ni les prérogatives. Comment alors faire en sorte qu’il soit à la hauteur des défis actuels, tout en respectant les normes internationales et enrichissant son expérience des pays en avance dans le domaine ?
Quant à ses prérogatives, nous pouvons dire que ce Conseil doit normalement inclure tous les secteurs d’où la nécessité d’une définition claire de ce qu’est la «Sécurité nationale», car celle-ci évoque, dans les pays qui en adoptent le concept, non seulement la défense militaire proprement dite, mais surtout «l’ordre public et sécurité civile, relations extérieures et diplomatie, finances, matières premières, énergie, alimentation et produits industriels, santé publique, transports et télécommunications, travaux publics et sécurité des systèmes d’information.»
Un flou juridique
Malgré la volonté politique de mettre sur pied et en urgence ce Conseil, le cadre juridique est absent, en effet :
– Quelle est la définition juridique et philosophique de la notion de sécurité nationale et en quoi son rôle ne limiterait-il pas les libertés individuelles ?
– Quel est le rôle de ce Conseil en rapport avec les différentes forces aussi bien militaires que sécuritaires (police et Garde nationale) ;
– Quels sont les moyens techniques et logistiques dont il dispose afin de pouvoir lutter efficacement contre le terrorisme et les menaces qui pèsent sur la sécurité nationale ?
– Quelles sont les lois (cadre législatif) selon lesquelles ce Conseil peut agir ? Signalons à cet effet qu’aucune réforme de la loi antiterroriste n’a été envisagée, et ce en dépit de l’urgence de la question !
– Le Conseil dispose-t-il d’une autonomie par rapport au pouvoir exécutif et aux injonctions politiques ?
– Le conseil dispose-t-il d’un corps d’élite pour la lutte antiterroriste dans presque tous les domaines : espionnage, contre-espionnage, menaces étrangères, suivi d’individus ou de groupes pouvant représenter une menace à la sécurité intérieure et extérieure du pays ?
– Aussi,ce Conseil dispose-t-il d’instituts de recherches stratégiques, d’études d’experts et d’académiciens dans tous les domaines et se rapportant à tous les pays pour l’éclairer dans ses choix sécuritaires et mener des études prévisionnelles ? Malheureusement et à ce jour, aucune structure académique n’est créée et aucun appel n’est fait aux compétences tunisiennes que ce soit à l’intérieur du pays ou à l’étranger. Cette lacune est de taille, car aujourd’hui la collecte de l’information dépasse de loin le travail de terrain qui est la conséquence d’un travail de fourmi qui doit être fait au préalable. Que savons-nous aujourd’hui précisément de la situation libyenne, syrienne et malienne ? Même chose sur le plan national : quelles sont les filières de recrutement et d’endoctrinement terroristes ? Par où passent les armes, qui les fait passer et qui les achètent ? Ces questions nous mènent nécessairement à effectuer des recoupements avec les filières de financement occulte. Combien gagnera notre sécurité en posant les bonnes questions et non les fausses-bonnes questions ?
Soulever ces questions essentielles va certainement nous mettre aujourd’hui devant des choix de taille afin d’inaugurer une ère nouvelle de lutte antiterroriste. Malheureusement rien n’est dit et aucun débat à ce niveau n’a été engagé. Le Conseil de sécurité nationale ne pourra aucunement être provisoire, car il sera appelé à être le pilier de notre sécurité, et cette institution n’est guère un secret d’État, tout au contraire, car la renforcer ne pourrait que faire regagner la confiance des citoyens en l’État en tant qu’entité. Pourrions-nous, pour une fois, fonder de véritables institutions et couper court avec les décisions partisanes ?
Indépendance et responsabilités
Nous savons que ce Conseil est sous la tutelle du président de la République, lui-même commandant supérieur des forces armées, mais sur le fond ce Conseil peut-il regrouper un seul corps ? Cette question paraît importante afin d’éviter les tutelles et donner ainsi à ce Conseil toutes les possibilités de travailler avec autonomie et disposer de tous les moyens tant humains que techniques et logistiques. Aussi nous devrions asseoir dès à présent toutes les institutions qui lui seront nécessaires afin de pouvoir effectuer son travail en ayant à sa disposition tous les moyens nécessaires et surtout l’accès à l’information aussi bien sur le territoire qu’à l’étranger (antennes dans les ambassades). Pour ce faire, a-t-on pensé à signer des accords bilatéraux et multilatéraux afin d’échanger les informations avec les différents pays avec lesquels la Tunisie est appelée à lutter contre le terrorisme ?
Ce conseil doit disposer non seulement d’un arsenal juridique, mais son directeur et son administration doivent fournir des réponses et être entendus devant l’Assemblée (la future bien sûr) pour les choix pris et les erreurs commises, sinon cela pourrait devenir un État dans l’État et un instrument politique entre les mains du président de la République.
Palier aux déficiences
L’état actuel des menaces qui pèsent sur la Tunisie pose d’emblée le problème de coordination entre les différentes composantes des institutions sécuritaires : armée, police et Garde nationale. Chacune de ces institutions est jalouse de ses propres prérogatives et pose un problème d’indépendance par rapport aux autres corps ; et ce problème ne se pose pas seulement en Tunisie. Un commandement unifié et un corps d’élite ne peuvent que renforcer le Conseil de sécurité nationale qui sera sous ses ordres. Ce corps d’élite pourrait éventuellement recruter les meilleurs membres des trois autres corps et les affecter aux missions de sécurité nationale. Flanqué de plus d’un service de renseignement aussi étendu qu’efficace et d’un groupe d’experts pour les études de terrain de rétrospectives/perspectives, démarche qui ne pourrait que renforcer notre sécurité nationale. La mise à niveau, l’équipement et les entraînements avec d’autres corps internationaux spécialisés sont autant de facteurs qui, pendant quelques mois, pourront venir à bout des plus lourdes menaces qui pèsent sur notre pays.
Réformer, restructurer et mettre à niveau la police et l’armée
L’enclavement de l’armée et sa situation tant matérielle que sociale doivent être pris en considération et au plus vite. Il faut dire que le statut juridique de la police et sa situation sociale dégradée fondent la faiblesse même de l’État. Pourquoi l’armée et la police ne disposent-elles pas actuellement de logements dignes de ce nom, de transports vers les lieux de travail, de centres de loisirs?
Peu d’études sont consacrées à la situation de notre armée, tant au niveau de l’effectif (largement au-dessous du nombre suffisant aux missions qu’elle doit accomplir) qu’au niveau de son équipement, vieillot et dépassé. Consacrer un budget conséquent pour la mise à niveau de la police, de l’armée et la Garde nationale sont autant d’éléments déterminants pour redorer le blason de nos institutions républicaines.
Faisal Cherif