Elyes Fakhfakh, le chef du gouvernement désigné présentera cette semaine son équipe et son programme économique pour les mois et années à venir. Il est attendu au tournant, par les opérateurs économiques, principalement les investisseurs, chefs d’entreprises et bailleurs de fonds qui jouent un rôle grandissant dans les choix économiques du pays. Ceux-ci sont désillusionnés par les discours creux et verbeux des gouvernements ayant gouverné l’économie depuis 2011…avec les résultats catastrophiques qu’on connait.
Que va-t-il annoncer, quelles sont priorités et quelle est sa véritable marge de manœuvre?
La réponse à ces questions, ne peut se faire sans contextualiser les enjeux. Un contexte plutôt malsain où tous les partis passent le plus clair de leur temps à jouer au croche-pied et s’adonner à la petite politique politicienne…, oubliant l’essentiel et focalisant sur le pouvoir et le partage des dividendes du pouvoir. Ils oublient l’économique et ses néfastes méfaits chez une large frange de la population tunisienne. Plus qu’un déni, c’est un négationnisme économique qui abuse de la démocratie.
Les partis et les députés parlent de tout et de rien, sauf du bilan économique des gouvernements successifs de la dizaine de gouvernements et les quelques 300 ministres qui ont gouverné la Tunisie, durant les 9 dernières années. Ils miroitent les mirages, sans dire comment les financer, et quoi faire pour payer la dette, pour rehausser un pouvoir d’achat mis à terre, pour réduire les déficits, pour revaloriser un dinar amputé de moitié et pour assurer des services publics de qualité, sans corruption et sans file d’attente.
Une telle réalité est dangereuse, pouvant ultimement être fatale pour la jeune démocratie tunisienne. Elle brouille les cartes, émiette la confiance, pousse au désenchantement … voire même au «décrochage démocratique». Un paysage pathétique et une trajectoire qui risquent de faire courir la démocratie tunisienne à sa perte.
Les risques sont réels
Pour qui et pourquoi ? Si rien ne change,la déroute économique amènera la Tunisie à la banqueroute, et sans aucun doute au scénario égyptien, avec bien plus de fracas et d’insécurité nationale… et dans la rive-sud de l’Europe occidentale. Le gouvernement Fakhfakh doit convaincre ses détracteurs en montrant, chiffre à l’appui, une politique axée sur les résultats et une approche de relance économique, avec les fins et les moyens.
Ce gouvernement arrive à un moment où la démocratie s’essouffle…craque et se craquelle un peu partout. Les taux d’abstention lors des élections législatives et municipales sont alarmants. La démocratie tunisienne fait appauvrir, plutôt que d’enrichir. Le citoyen craque et n’en peut plus de voir défiler des ministres incompétents, sans leadership et sans motivations.
Le gouvernement Fakhfakh arrive aussi dans un contexte géopolitique meurtri par une guerre civile en Libye et des tensions explosives en Algérie.
Le gouvernement Fakhfakh doit assumer ses responsabilités et procurer la planche de salut économique à la révolution du jasmin. Il va gouverner alors que l’économie est à plat, ayant touché le fond. Pas besoin de dire que ce bilan chaotique risque d’étouffer ce qui reste des ambitions démocratiques en Tunisie.
Risque probable? Sans doute, puisque le marasme économiques’éternise depuis 9 ans, et contre lequel les partis et élites politiques tergiversent, procrastinent pour ne pas réformer et ne pas agir par des programmes économiques structurés et crédibles.
Fakhfakh ne doit pas faire comme ses prédécesseurs. Il ne doit pas occulter les véritables enjeux économiques. Il doit avouer que la Tunisie vit une profonde crise économique. Son discours d’investiture doit dévoiler,carte sur table,sa vision, son agenda, ses réformes prioritaires, de manière chiffrée et assortie d’instruments de politiques publiques et d’échéanciers précis. Il doit mobiliser et rassembler autour des principaux impératifs conjoncturels.
Les sujets brûlants sont criants : déficits budgétaires, paupérisation, chômage endémique, endettement affligeant, inflation galopante, désindustrialisation, paupérisation rampante, chute du dinar, sureffectif de l’administration, recul de la productivité, émigration des élites, contrebande, corruption;et la liste est longue.
Ce gouvernement doit se mouiller, choisir un angle d’attaque et élaborer un narratif articulé autour d’un message économique solide et assorti d’indicateurs de résultats.
Sortir de l’aveuglement volontaire
Depuis la transition démocratique initiée en 2011, la classe politique en Tunisie a mis tous ses œufs dans le seul panier du«pouvoir pour le pouvoir», laissant pour compte le couffin de l’économique des citoyens. Scandaleux de voir les élites politiques multiplier leur privilège aux frais des contribuables.
Contre toute attente, les tractations pour la formation du gouvernement Fakhfakh restent sourdes aux souffrances quotidiennes de l’«arrière-pays» et à la misère qui ronge la Tunisie profonde. Rien non plus sur comment remédier à la perte de presque 50% du pouvoir d’achat, à une inflation galopante (7%) et à dinar agonisant.
Le fléau du chômage concerne plus 600 000 citoyens, la pauvreté ronge la vie de pas moins de 3 millions d’individus. Tous ces précaires attendent pour voir ce que le gouvernement Fakhfakh va apporter…comment il va parler d’eux,plaider pour eux,en tant que personnes dignes, en tant qu’acteurs économiques motivés, en tant que communautés solidaires; et ce bien avant de parler des intérêts partisans de l’establishment du grand Tunis.
Le gouvernement Fakhfakh doit présenter une politique économique solide et structurée, pour réanimer de l’espoir, oxygéner la confiance et ressusciter les vertus du travail et de la productivité. Faute de quoi, le désespoir et la désillusion prennent le dessus, avec toutes les dérives liées au cercle infernal de la contestation et de la violence : braquage, extorsion et violence au grand jour.
Faire preuve de compétence économique
Le gouvernement Fakhfakh ne peut que dénoncer le négationnisme économique, l’inculture économique des députés et décideurs ayant gouverné le pays depuis la révolte du Jasmin en 2011
Qu’on le veuille ou non, ce fléau sévit dangereusement chez les élites politiques,et il coûte déjà cher, occasionnant une perte d’au moins un point de pourcentage en croissance du PIB (comme l’affirme le lauréat du Nobel d’économie 2006, l’Américain Edmund Phelps).
Nourrie par la méconnaissance du fonctionnement de l’économie (microéconomie et macro-économie) et abreuvée par la suprématie du politique sur l’économique, l’inculture économique empêche les partis politiques de proposer des programmes économiques, des analyses fondées sur des bilans fiables, sur des scénarios alternatifs supportables par les budgets publics et réalisables grâce à des instruments économiques calibrés sur-mesure et bien ciblés dans leurs retombées.
Étonnamment, les économistes universitaires brillent par leur absence, silence et indifférence face aux enjeux. Où sont les 3000 économistes universitaires que la Tunisie a formés de peine et de misère? Sont-ils boycottés par les médias dominants? Ou boudent-ils de leur propre gré ces débats populistes, privant l’opinion publique de nouvelles données empiriques fiables et des évidences économétriques éclairant à la fois les électeurs et les candidats aux présidentielles.
Le gouvernement Fakhfakh doit rassurer en montrant qu’il a dans ses rangs des économistes courageux et brillants de la trempe de Kamel Ennabli, Mansour Moalla ou Hedi Nouira. Des économistes et des leaders capables de dénoncer le négationnisme économique des précédents gouvernements.
Avant d’ajouter une couche de programmes et de projets qui risquent de coûter cher aux contribuables, le gouvernement doit élaguer dans la multitude des strates de programmes faucillisés par le poids de l’histoire, désuets par la modernité et surtout anachroniques avec les enjeux d’État moderne, performant et centré sur les résultats.
S’affranchir des dictats du FMI… et relais monétaristes
Le gouvernement Fakhfakh ne peut qu’innover en matière de politiques monétaire et fiscale. Il doit sortir des contours étriqués et imposés par de jeunes experts, sans expériences et sans compétences démontrées …parachutés notamment par le PNUD, le FMI ou autres bailleurs de fonds en Tunisie.
Avec la crise économique à l’œuvre depuis 2011, la Tunisie a accepté (en 2016), dos au mur, les dictats du FMI;avec ses potions amères voulant principalement dévaluer le dinar, déverrouiller les frontières, privatiser les sociétés d’État,abolir la Caisse de compensation et surtout démanteler la classe moyenne ainsi que la gratuité des services publics essentiels (santé et éducation). La politique monétaire doit être repensée structurellement pour s’arrimer mieux avec les politiques fiscales et de développement (taux d’intérêt, crédits, etc.).
Aujourd’hui, la Tunisie doit gérer ces contentieux brûlants et sujets délicats, non seulement par docilité aux diktats, mais surtout avec courage et résilience pour rassurer ses citoyens face à une intrusion internationale, tacite et continue, dans la gouvernance publique de l’ère post-2011.
Les enjeux sont de taille et les prochains ministres en charge de l’économie et des finances doivent trouver les moyens pour éviter les emprunts du FMI, et autres bailleurs de fonds (quasiment le 1/4 du budget annuel de l’État) en coupant dans le «gras» de l’État, et les gaspillages dans les administrations publiques . Une révision globale des programmes doit être menée et des économies budgétaires doivent être trouvées impérativement, en réduisant le gaspillage et le sureffectif.
La transition démocratique en Tunisie mérite mieux! Elle a besoin d’un gouvernement aguerri et capable de raisonner l’économique de façon neutre, bénéfique aux citoyens, chiffres à l’appui. La Tunisie a besoin d’un gouvernement franchement engagé sur le front économique, en mesure de convaincre par sa narration et son programme économique.
Plus qu’une question de communication punchée, le gouvernement Fakhfakh doit délivrer un solide raisonnement économique justifiant les priorités économiques,expliquant la raison d’être des mesures économiques prônées, identifiant les instruments d’implantation (loi, subvention, crédit d’impôt, réglementation, etc.) et précisant les sources de financement (dette, impôt, ppp), et les trade-offs requis entre budgets à mobiliser et coupures de budget dans d’autres services publics ou ministères. L’ampleur du fardeau fiscal (30% du PIB) empêche l’imposition de nouvelles taxes aux contribuables tunisiens.
Moktar Lamari
Universitaire au Canada