Pour répondre à la question de la prolifération des candidats à l’élection présidentielle, nous sommes allés à la rencontre de la psychosociologue Fathia Saidi, enseignante en sociologie à la Faculté des sciences humaines de Tunis, qui a accepté de répondre à nos questions.
Comment expliquez-vous ce phénomène de prolifération des candidatures ?
On peut dire que le quotidien politique tunisien actuel n’est pas encore arrivé à une certaine maturité. Le vécu social en tant qu’appartenance individuelle à la collectivité n’a pas encore atteint la stabilité nécessaire à la naissance d’une démocratie. Aujourd’hui, tout un chacun désire se présenter à l’élection présidentielle et veut être présent sur les listes électorales. Il y a des candidats qui sortent et rentrent dans des partis politiques juste pour être visible lors des échéances électorales. Ceci est l’un des indices de stratégies opportunistes à l’œuvre qui ne font que déstabiliser davantage le corps électoral.
Qu’en est-il justement de ce corps électoral ?
Aujourd’hui le Tunisien est amnésique. Il ne se rappelle plus en effet des conséquences des élections du 23 octobre 2011 et les inconvénients de la dispersion des listes électorales. Il a oublié tout cela et de manière très rapide. Aujourd’hui sur le plan psychosocial, on pourrait dire que le Moi, c’est-à-dire les ego exagérés des candidats est revenu avec force, que ce soit pour les élections législatives ou pour la présidentielle. Quand on regarde les listes électorales, on ne trouve pas de projets électoraux clairs, des programmes politiques et socioéconomiques nets. Le Tunisien qui a été frustré et empêché de participer pendant 25 ans, veut, désormais, participer à la vie publique. Malheureusement, souvent, il y a une tendance de la part des têtes de listes à se présenter tout simplement pour bénéficier des subventions de l’État, juste pour améliorer leurs situations personnelles.
Comment qualifieriez-vous cet « appétit » pour l’argent public ?
Je pense que la loi doit être intransigeante par rapport à ce phénomène afin d’éviter le gaspillage de l’argent public. Je considère aussi la prolifération des listes électorales, qui sont de l’ordre de 1500 listes, et surtout les listes des candidats aux présidentielles, comme une manière de jeter les biens de la collectivité par la fenêtre. Plusieurs candidatures à la présidentielle ne sont pas sérieuses. C’est un phénomène psychosocial qui montre que notre société est encore malade.
Ce qui compte aujourd’hui c’est l’affirmation de soi, c’est une question de « frime », de démonstration de pouvoir et notamment celui de l’argent. C’est aussi la recherche fanatique de la notoriété. C’est une quête de visibilité et une volonté de rentrer facilement dans l’histoire.
Il y a bel et bien une force politique qui est en train de profiter de ce délitement des listes électorales et présidentielles. Je dirais même que cette dispersion est calculée et instrumentée. À présent, nous avons un seul parti en Tunisie qui est bien structuré, discipliné et qui travaille en silence. Cette force politique vise à blanchir son image et à la redorer auprès d’un corps électoral ne faisant plus confiance aux politiciens. C’est cette force qui a tenu à faire passer une loi électorale engendrant un chevauchement entre calendriers législatifs et présidentiels. Et comme cette force-ci a de plus en plus la crédibilité en berne et a vu sa réputation se ternir par l’exercice du pouvoir, elle a fait en sorte de mettre en place ce code électoral afin que la dispersion politique se maintienne. Le résultat est que nous avons, désormais, une ruée vers la magistrature suprême. Celle-ci est banalisée puisque tout le monde se sent capable de devenir Président de la République.
Propos recueillis par Mohamed Ali Elhaou