Fêter la femme banaliserait-il sa cause ?

Par Esma Chelbi

Dans mon pays, on célèbre la date de promulgation du « code du statut personnel »sous le nom de la « fête nationale de la femme », et on l’annonce comme jour férié officiel. D’emblée, ceci ne semble pas mauvais. Il est vrai que la Tunisie fait partie des premiers pays du monde à avoir attribué à la femme des droits identiques à ceux de son congénère masculin, ce qui se manifeste sur des plans pluriels tels que le droit aux élections, l’accès à l’éducation, l’égalité des salaires…
Cependant, fêter en fanfare cette promulgation jusqu’à nos jours, confère à cet exploit une invraisemblance et un caractère extraordinaire ; tandis que – à la limite c’est ce que je vois – établir une égalité pareille est une simple réponse aux lois les plus intrinsèques de la nature. Si la mentalité tunisienne conçoit que la femme est véritablement l’égal de l’homme, serait-il sensé de célébrer encore un tel événement ? En outre, ceci n’exige-t-il pas au nom de l’égalité des sexes, que l’on doivecélébrertout aussi une éventuelle fête nationale de l’homme ? Nonobstant, fêter une journéepareille révèle que, si les textes juridiques suggèrent que la femme est l’égale de l’homme, la réalité sociale s’avère terriblement différente.
A l’époque où j’étais encore enfant et où j’ignorais encore les codes de la société qui est la mienne, je constatais que les filles étaient les plus brillantes et les plus disciplinées à l’école. J’en concluais à cette belle époque que les filles étaient naturellement dotées d’un quotient intellectuel supérieur à celui des garçons. Si bien que lorsque je découvris que les recommandations sociales inculquaient à la femme la soumission et l’infériorité, je pensais innocemment et profondément : « ils doivent être jaloux ». Par la suite je grandis et je découvris que d’autres raisons beaucoup plus profondes se cachaient derrière la marginalisation imposée à la femme. Ce que j’entends ici par profondeur, c’est qu’en premier lieu, on n’arrive presque pas à déterminer le moment de l’histoire humaine au cours duquel il a été décidé que la femme est un être inférieur, qu’en second lieu, on ignore les véritables facteurs qui ont favorisé cette marginalisation, et en troisième lieu, que cette doctrine semble être chez certains parfaitement sculptée dans leur for intérieur, si bien que l’on a l’impression qu’il s’agit d’une « mutation chromosomique » inguérissable.
Selon quelques interprétations que je collecte çà et là, l’Homme primitif avait vécu pour une certaine période de la chasse, et lorsqu’il découvrit l’agriculture, les rôles entre la femme et l’homme commencèrent à se distribuer. Cette explication ne me convainc pas vraiment. Non que je doute de sa véracité, mais qu’elle ne me satisfait pas ; et ce pour deux raisons : tout d’abord, qui a décidé que le sexe est le critère ultime selon lequel les tâches doivent être réparties ? De surcroît, est-ce le développement musculaire à la faveur de l’homme qui aurait été la raison pour laquelle ce dernier avait été élu pour effectuer les tâches les plus « dures » ?
Toutefois, jusqu’à quand cette répartition si injuste et inefficace régnera-t-elle sur le globe ? Lorsque j’exprime ma volonté pour une carrière d’enseignante, l’argument supporter qu’on me raconte toujours ressemble un peu trop à : « oui, l’enseignement c’est la fonction la plus commodepour le statut d’une mère de famille ». Pourquoi, étant femme, suis-je immortellementcondamnée à mettre en dernier lieu mes ambitions et mes volontés, les sacrifier au profitd’une famille qui n’existe pas encore et qui n’existerait peut-être jamais? Certains appellent ça de l’altruisme, qui n’est pas mauvais, mais pourquoi alors l’on ne requiert pas l’homme d’être « altruiste » ? Pourquoi est-ce que les codes sociaux et culturels lui indiquent dès son jeune âge que, pour la simple raison qu’il appartient à la gent masculine, il est dispensé defaire preuve d’altruisme ?
Quelles que soient les raisons qui se cachent derrière cette réalité abusive, la lutte devra se poursuivre. La Tunisie, voire l’humanité toute entière, devra impérativement combattre pour un avenir où l’on défendra les droits de l’Homme, et non pas ceux de chaque sexe séparément : les droits des citoyens. La Tunisie devra aussi continuer à fêter le 13 août, non pour commémorer les exploits grandioses accomplis quant à l’émancipation de la femme, mais pour garder présent à l’esprit que le chemin est encore très long et les acquis sont encore insuffisants…

Esma Chelbi – Ecole normale supérieure

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