Néjib Ayed, producteur exécutif de «Naouret Lehwa», le feuilleton qui fait fureur durant ce mois de Ramadan sur la chaîne Al Watanya1, a accepté de répondre aux questions de Réalités et nous en dit un peu plus tant sur l’envers du décor de la série que sur le cinéma tunisien.
Comment l’intrigue de Naouret Lehwa s’est présentée à vous ?
Il s’agit d’un scénariste du nom de Riadh Sanaali qui m’a présenté un projet qui contenait un certain nombre de sujets avec des personnages qui m’intéressaient au plus haut point. J’ai décidé à ce moment- là, en accord avec lui, de créer un atelier d’écriture et donc d’écrire le scénario dans cette optique.
Vous traitez de sujets graves comme le trafic d’organes, la pédophilie ou encore la mendicité, pourquoi avoir choisi de tels sujets ? seraient-ils plus « vendeurs » ?
Ce sont des sujets qui n’ont pratiquement jamais été traités dans la fiction télévisuelle en Tunisie et même dans les pays arabes. Nous nous sommes donc dit pourquoi pas ? Ce sont des sujets qui intéressent la société tunisienne, qui permettent d’aller dans le fond des problèmes. Ces sujets sont plutôt classés comme étant tabous dans la société tunisienne.
Quelle est la particularité de ce feuilleton «Naouret Lehwa»?
Tout d’abord, il s’agit d’une grosse production avec à peu près 245 comédiens, 80 décors et 2.700 figurants. Mais aussi la technique utilisée, qui est tout à fait inédite dans la fiction tunisienne puisque nous travaillons en très haute définition, le double de la haute définition traditionnelle connue. Nous avons des caméras spéciales, plus précisément trois caméras avec lesquelles nous avons tourné mille heures. L’autre spécificité est que ce feuilleton est basé essentiellement sur les jeunes et est fait par les jeunes : le scénario a été conçu par des jeunes, l’équipe technique est à 80% composée de jeunes avec une moyenne d’âge de moins de trente ans. Mais on va également découvrir des comédiens qui ne sont jamais passés à la télévision auparavant ni même devant une caméra. Il y aura aussi des enfants qui sont absolument magnifiques. Enfin, ce qui permet à ce feuilleton d’être différent, c’est aussi les sujets abordés et la manière de les traiter.
Sur quels critères avez-vous sélectionné les acteurs de ce feuilleton ?
On a choisi les plus grands comédiens du pays lorsque cela a été possible. Nous avons sélectionné des comédiens connus et d’autres qui ne le sont pas du tout. Ce qui est important pour moi c’est que même pour les rôles secondaires — et il y en a beaucoup — nous avons pu choisir des comédiens parfois de grande ampleur pour une seule séquence ou une seule journée de travail. Nous savons que les petits rôles sont primordiaux, mais d’habitude on ne leur donne que peu d’importance alors que ce sont des rôles à part entière. C’est justement ce type de rôles qui permet de donner de la crédibilité à toute l’action. Nous avons vu des centaines de jeunes pour sélectionner les personnes dont nous avions besoin.
Pourquoi selon vous le grand public raffole-t-il des feuilletons et des sitcoms pendant le mois de Ramadan ?
Il faut différencier les sitcoms des feuilletons. La sitcom c’est un peu la brick à l’œuf pendant Ramadan… Ce sont des choses généralement légères, mais la plupart du temps ce n’est pas réussi. Donc, d’une certaine manière, les gens restent sur leur faim avec ce type de fiction. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que ces sitcoms coûtent peu cher, donc ils sont réalisables très rapidement. C’est la raison pour laquelle la plupart des chaînes ont recours à ce genre. En plus, la programmation est donc meublée et en principe ça fait rigoler les gens, mais surtout, ça ramène de l’argent à la chaîne, ce qui n’est pas tout le temps garanti.
Qu’attendent les Tunisiens d’un feuilleton durant le mois de Ramadan ?
Ils attendent qu’on parle de leur réalité, qu’on les fasse rire. Durant le mois de Ramadan, les gens ont une attente particulière, il ne faut pas les décevoir. Le public regarde énormément la télévision durant ce mois, beaucoup plus que le reste de l’année. Il y a environ 95% du peuple tunisien qui regarde sa propre télévision et ça c’est important. Si l’on arrive à l’intéresser, on atteint notre but. Les chaînes qui diffusent ce type de fiction ont un taux d’audience très important et font donc rentrer beaucoup d’argent.
Où en est le cinéma tunisien depuis la Révolution ?
Le cinéma tunisien se cherche encore au niveau de la production, mais les technologies deviennent beaucoup plus accessibles aux équipes de réalisation et de production. Il y a beaucoup de documentaires depuis trois ans maintenant, parfois très intéressants, mais malheureusement la plupart du temps ce n’est pas le cas. Nous avons un problème structurel au niveau du cinéma qui n’est toujours pas résolu. Actuellement nous sommes dans une situation où le cinéma est un épiphénomène, car il n’y a pas de salles de cinéma. Il y en a uniquement une douzaine dans un pays qui en comptait 112 en 1956. C’est donc très compliqué, il n’y a pas de marché intérieur, la production fonctionne, mais c’est une production qui est assistée puisque c’est l’État via essentiellement le ministère de la Culture qui assiste les producteurs. Mais certains moyens de distribution autres que les salles de cinéma sont très mal organisés avec le piratage qui reste un fléau très présent. Il y a donc une refonte totale à faire, nous avons fait des propositions à l’État pour qu’il y ait un environnement juridique et économique encourageant permettant l’épanouissement de ce secteur. Il semble que cela change petit à petit, mais c’est encore trop lent.
L’État tunisien joue-t-il son rôle en matière de promotion de la culture ?
Oui et non. En fait nous restons dans une logique d’assistés. L’État contribue à la production et à la diffusion des productions culturelles, mais l’État a une place qui selon moi n’est pas bonne. En effet il considère qu’il est le vrai seul producteur de ce qui est fait au niveau culturel, donc il y a quelque chose qui n’est pas bon dans cette démarche-là. Par exemple, dans le cinéma, nous demandons à ce que l’argent qui est perçu par les producteurs auprès du ministère de la Culture ne soit plus une sorte de contribution à fonds perdu, mais plutôt une avance sur recette afin que le producteur soit un vrai producteur et non pas simplement quelqu’un qui tend la main au ministère.
Propos recueillis par Inès Aloui