File d’attente

Moktar Lamari, Ph.D,

En ce mois de jeûne et de prière, les Tunisiens passent beaucoup de leur temps à faire la queue et à attendre leur tour, l’accès aux produits alimentaires de base n’est plus aussi fluide et automatique. On passe en moyenne 2 à 3 heures par jour dans les files d’attentes, pour acheter un pain, un paquet de couscous, un kilogramme de sucre, ou encore un litre d’huile d’olive.
Un temps perdu, qui est non travaillé, un temps jonché de contrariétés et de tensions avec ceux qui font aussi la file d’attente, mais qui cherchent toujours à filouter et à passer devant les autres, en prétextant de tout et de rien.
A se demander si, en Tunisie, des années post-2011, la file d’attente n’est pas devenue un levier de gouvernance, un instrument de rationnement alimentaire et une façon de gérer les pénuries alimentaires. La théorie économique a son explication du phénomène des files d’attentes. Elle a généré plusieurs applications micro-économies dédiées spécifiquement aux files d’attente. Pourquoi est-ce important…

 Des files d’attentes en cascade
En Tunisie, les files d’attente foisonnent dans toutes les villes, tous les villages, et à n’importe quelle heure de la journée. Parfois, elles commencent à se constituer avant l’aube, les gens veulent être certains d’avoir accès aux produits concernés par la pénurie (lait, sucre, semoule, médicaments, essence, etc.).
Parfois, on vient avec ses enfants pour être nombreux et augmenter ses chances d’avoir plus de pains, ou de kilogrammes de sucre de ce qui est permis. Les astuces se multiplient et dépassent l’entendement.
Ces files d’attentes coûtent cher aux Tunisiens et à l’économie tunisienne. Attendre dans la file d’attente de la boulangerie, ensuite dans celle du sucre, et ensuite dans celle de l’huile, cela fait beaucoup de temps et d’heures volées au temps du travail, au temps de la production.
En boule de neige, les files d’attentes créent d’autres files d’attentes. Exemple, en étant présent dans la file d’attente de la boulangerie, l’agent de la STEG n’est pas à son bureau, et par son absence, il crée indirectement une autre file d’attente pour les citoyens qui veulent payer leur facture d’électricité. Les files d’attente empirent l’absentéisme chez les fonctionnaires, de tous les secteurs, y compris ceux de l’éducation et de la santé.
Très souvent, le système de la file d’attente nécessite la présence d’un fort dispositif policier, avec des hauts gradés (commandant, capitaine, etc.), qui au lieu de vaquer aux activités classiques de sécurité publique, se trouvent détournés vers les commerces, et les épiceries, pour s’assurer que tous ceux qui attendent aient au final, le paquet de lait, ou de couscous ou même quelques grammes de sucre.

 La théorie économique de la file d’attente
En économie, la file d’attente a enfanté sa propre théorie et ses applications économétriques pour anticiper les comportements de la foule en situation de file d’attente. Les économistes expliquent le dysfonctionnement du marché et les pervers associés à ce temps perdu dans ces files d’attente.
La file d’attente est créée ainsi par les distorsions dans le système de prix. Au lieu de permettre au marché de fixer librement les prix par le jeu de l’offre et la demande, les autorités gouvernementales plafonnent le prix d’un produit X, disons la baguette de pain, ou le kg de sucre. Plafonner le prix c’est interdire la vente du pain au-dessus de ce prix plafond (à ne pas confondre avec le prix plancher).
On comprend que si on a laissé faire les mécanismes de l’offre et de la demande, le prix d’équilibre serait plus élevé, au moins trois fois plus cher, dans le cas du prix de la baguette de pain en Tunisie. Avec un prix concurrentiel (vérité des prix), le boulanger peut couvrir ses coûts de production et le consommateur peut ajuster sa demande en fonction de ses préférences et pouvoir d’achat. En supposant que boulangers et consommateurs peuvent accéder aux produits concernés sans spéculations ni entraves exogènes à leur volonté, le marché fait bien les choses, grâce aux signaux des prix, pas de files d’attente et pas de gaspillage de pains, acquis au tiers de son coût réel.
Avec un prix plafonné et donc inférieur au prix d’équilibre (vérité des prix) la quantité demandée de pain ou de spaghetti serait supérieure à la quantité offerte. La pénurie qui en résulte, génèrera à coup sûr des files d’attentes, plus ou moins longues. Des files d’attentes qui créent le « marché noir » et les pervers de la spéculation associée. La file d’attente devient de facto un mécanisme de rationnement du produit très demandé, peu offert, puisque vendu à un prix plafonné.

 Un système de rationnement
Le gouvernement tunisien a adopté, sans le dire, ce système de rationnement, disant par ailleurs, que les pénuries sont artificielles et n’ont aucun lien avec le dysfonctionnement du marché et la réglementation des tarifs et prix des produits et services en Tunisie.
Participer à une file d’attente qui pourrait s’étirer pendant la nuit, ou au moins plusieurs heures, devient un signal fort de son empressement pour avoir ce produit. Cela risque de dissuader certains et exclure d’autres, ceux qui vont trouver un autre produit de substitution au bien à l’origine de la file d’attente.
Bien que les participants à la file d’attente ne paient pas d’argent pour leur place dans la file, ils paient cher cette présence. Le prix est intégré dans la valeur du temps perdu et tous les autres inconforts et risques : bousculade, exposition au soleil, et attouchement des femmes, autres désagréments.
Les économistes s’inquiètent du fait qu’une file d’attente favorise ceux qui n’ont pas grand-chose d’autre à faire et exclut ceux qui ne peuvent pas, par exemple, se permettre de sacrifier leur travail, ou se faire tripoter par des inconnus dans ces bousculades récurrentes dans les files d’attentes.
D’autres, telles que les personnes fragiles et les malades, elles ne pourraient ne pas du tout être en mesure d’accéder à la file d’attente. Une étude publiée en 1977 par Martin Weitzman, alors du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a montré que, dans les cas où les besoins étaient répartis de manière plus homogène et égale et où le revenu était réparti de manière plus inégale, le rationnement (dont la file d’attente est une forme) permet d’affecter plus de bien à celui qui a le plus de temps libre pour faire la queue devant les magasins et épiceries.
Les files d’attente non réglementées, où les gens peuvent échanger leurs places, peuvent être prises en charge par les mécanismes du marché. Payer quelqu’un pour faire la queue à votre place pour acheter le pain, cela revient à hausser le prix de revient du pain pour celui qui fait payer quelqu’un d’autres pour attendre. Et cela peut vous coûter deux à 3 dinars, 20 à trente fois le prix de la baguette.
Les Britanniques, généralement enthousiastes et équitables, désapprouveraient l’idée de payer quelqu’un pour faire la queue à votre place. Les « Queuers » qui font la queue à Londres (pour un musée ou un spectacle) reçoivent des bracelets pour identifier leur place dans la file d’attente. Cela rend les places dans la file d’attente non transférables. Cela empêche également le « resquillage », saut de file d’attente et permet aux gens de prendre des pauses et d’aller à la salle de bain, sans bousculade ni tension.
La théorie de la file d’attente a été récupérée par les spécialistes de la gestion des opérations. Elle est principalement utilisée pour déterminer et classer les besoins en personnel, l’inventaire et l’ordonnancement, ce qui aide à établir un service à la clientèle de manière efficace et efficiente. La théorie économique de la file d’attente est régulièrement utilisée par les praticiens pour améliorer les processus.
Aux États-Unis, le professeur Wein de la Stanford School of Business a appliqué la théorie de la file d’attente et ses résultats ont permis de concevoir un système qui réduit les temps d’attente pour les médicaments et les chirurgies, de façon considérable, les taux de mortalité associés à cette attente.

 Histoire de la théorie de la file d’attente
La théorie de la file d’attente a ses racines dans la recherche menée par Agner Krarup Erlang, ingénieur, statisticien et mathématicien danois, qui a créé des modèles pour décrire l’autophone de Copenhague en 1909. En 1920, il a modélisé le nombre d’appels téléphoniques arrivant à un standard par un processus statistique de « Poisson » et a résolu le modèle de file d’attente M (processus d’arrivée) / D (quantité de service) / K (quantité de serveurs).
Son travail a pavé la voie pour l’apparition de la théorie d’Erlang sur les réseaux efficaces et le domaine de l’analyse des réseaux téléphoniques. Ses idées ont depuis été appliquées par diverses industries, y compris les télécommunications, l’ingénierie du trafic, l’informatique et, en particulier dans le génie industriel, dans la conception d’usines, de magasins, de bureaux et d’hôpitaux, ainsi que dans la gestion de projets.

 Retour à la file d’attente en Tunisie
L´observation des files d’attentes dans le centre-ville de Midoun à Djerba est riche en enseignements en matière de lancement de nouveaux commerces connectés aux files d’attentes. Les Djerbiens sont commerçants dans l’âme, et tout est propice pour faire des transactions. Trois enseignements méritent d’être décrits.

  • Autour des endroits convoités par les files d’attentes (boulangeries, épiceries surtout), plusieurs commerces ambulants s’installent : le pêcheur avec ses poissons frais à partir de sa glacière sur sa « mobylette », le marchand d’oranges et melons, le vendeur de persil, coriandre, sans oublier le jeune vendeur des paquets de cigarettes de contrebande. Tous ces commerces adjacents (4 à 5 emplois rentables) s’accrochent à la file d’attente, pour vendre d’autres produits et faire des affaires, de façon informelle et adaptée au contexte.
  • Dans la même file d’attente, des échanges courtois peuvent avoir lieux dépendamment de ceux qui se trouvent à proximité, on discute de l’économie (prix, etc.) de la politique (corruption, etc.), sociologie …et on fait connaissance, fructifiant ainsi un nouveau capital social utile pour instaurer une confiance ou une collaboration future. Les gens finissent par se retrouver plus tard. La confiance s’installe et cela aide les transactions futures.
  • À force de se retrouver et de se revoir, dans le cadre des files d’attentes, les membres d’une même file d’attente deviennent des diffuseurs d’informations dans les quartiers et communautés sociales. Une solidarité se tisse aussi avec les mendiants et les personnes nécessiteuses qui s’installent, pas loin de la file d’attente pour récupérer à tour de rôle, quelques pièces de monnaies, un pain chaud ou encore un chapelet de sardines fraîchement pêchées sur les rivages tout proches. Le mois de ramadan est propice à cela, et sans file d’attente ces mendiants et nécessiteux ne peuvent pas facilement quêter et gagner leur vie…

Pour beaucoup de Tunisiens, la file d’attente (pour le pain ou autre produit) finit par devenir un passe-temps favori en attendant la rupture du jeûne. A force d’en faire, on devient tolérant aux désagréments et contingences des files d’attente. Le mécanisme de la file d’attente ne se limite pas au mois de Ramadan.
Par résignation ou par fatalisme, on s’en accommode en ignorant que les files d’attente sont symptomatiques de la précarité du système des prix et d’un retard grandissant dans la création de la richesse et le développement économique.
On ne veut pas reconnaître que ces files d’attente véhiculent les résultats de la mal-gouvernance économique du système de tarification et d’échange. On est encore loin d‘associer ces pénuries et files d’attentes aux imperfections des règlementations publiques du marché et aux défaillances politiques publiques.
Et comme le dit un proverbe arabe « qui se nourrit d’attente risque de mourir de faim »!

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