Flexibilisation du dinar et ciblage de l’inflation

À Washington et face aux experts du FMI, Marouen El Abassi, le gouverneur de la BCT et Ali Kooli, le ministre de Finances, ont plaidé pour un new deal monétaire en Tunisie. Un deal qui prône plus d’ancrage de l’inflation, plus de flottement du dinar et plus de libéralisation financière avec l’extérieur.
Un deal qui va très loin dans ses engagements, consacrant de jure et de facto le triomphe du «monétarisme» en Tunisie post-2011!
Pour donner mon avis, j’ai eu à analyser le document (top secret) présenté au FMI, au nom de la Tunisie. Je partage ici ma lecture de la partie relative à la politique monétaire prônée au nom de la Tunisie.

Le triomphe du monétarisme
Le document élaboré par l’État tunisien et présenté au FMI la semaine dernière compte 26 pages et exactement 9123 mots. Sur ce total, 1891 mots ont traité exclusivement de la Politique monétaire et des changes, soit presque un mot sur quatre.
C’est dire l’importance des enjeux monétaires et la gravité des réformes liées par rapport aux autres réformes fiscales, économiques, sociales, sanitaires et structurelles.
Le chapitre monétaire de ce document va franco pour solliciter à répétition et avec une insistance, l’implication du FMI dans la gouvernance monétaire, pour conseiller et encadrer les experts de la BCT.
L’implication souhaitée par la Tunisie se décline sur 3 fronts :
1) Une démarche de ciblage de l’inflation,
2) Une flexibilisation des taux de changes du dinar,
3) L’achèvement de la libéralisation financière extérieure.
Les propos tenus dans ce document sont abstraits et trop techniques pour les non-initiés. Les concepts utilisés relèvent de la théorie monétariste (orthodoxie néo-libérale) élaborée par Milton Friedman et condisciple durant les années 1990-2010. Une approche aux antipodes de la théorie Keynésianisme et les interventions contre-cycliques de L’État dans le contexte des crises économiques.

Taux d’intérêt réel positif
Le ciblage de l’inflation était déjà une recommandation adressée par le FMI à la Tunisie depuis 7 mois déjà (document en anglais, accessible sur Google et passé inaperçu dans les médias tunisiens). Le gouverneur de la BCT recycle cette recommandation pour in fine coupler le taux d’inflation au taux d’intérêt directeur.
La BCT souhaite ainsi ramener le taux d’intérêt réel positif dans un territoire positif (Taux réel = taux d’intérêt directeur – taux d’inflation).
Et cela a de nombreuses implications pratiques. La BCT affiche publiquement sa résolution à poursuivre une politique monétaire restrictive pour mettre fin à la «dérive de l’inflation», notamment à travers un cadre normatif «axé sur l’inflation comme ancre nominale explicite».
Affichant une convergence de vue avec les monétaristes du FMI, la BCT annonce qu’elle «s’attèlera, au cours du prochain programme avec le FMI, à mettre en place les jalons d’une stratégie claire axée sur le ciblage de l’inflation».
Ajoutant que cet engagement «…peut se justifier par le fait qu’une inflation élevée réduit la compétitivité de l’économie, exerce des pressions sur la balance des paiements et par suite sur le taux de change».
Dit simplement, la BCT promet au FMI que désormais le taux d’intérêt réel se situera en territoire positif, et ce par une modulation continue et systématique du taux d’intérêt directeur.
C’est le principe du jeu de la balançoire : chaque hausse de l’indice des prix à la consommation (inflation calculée par l’INS) correspondra donc (selon la promesse de la BCT) à une hausse des taux d’intérêt bancaires, par le biais de la variation du taux d’intérêt directeur.
Seul hic, la BCT occulte les méfaits collatéraux d’un taux d’intérêt directeur très élevé sur l’investissement, sur l’accès aux crédits, sur la viabilité des PME et des secteurs sinistrés par la Covid-19 (tourisme, industrie, artisanat, etc.). Et ici, aucune référence aux dégâts que cette politique a générée sur la croissance et l’innovation technologique en Tunisie.
La BCT confirme qu’elle s’engage à rester attentive «quant à l’évolution future des prix afin de soutenir cette trajectoire désinflationniste et empêcher la formation d’une spirale prix-salaire dont l’impact serait fortement préjudiciable à l’économie».
Sur le front politique, la BCT ne dit pas un mot au sujet des pressions politiques qu’elle subit depuis peu par le gouvernement Mechichi, pour faire fonctionner la planche à billets… et imprimer des centaines de millions de dinars pour financer le budget de l’État… pour payer les salaires d’une fonction publique pléthorique, politisée et insuffisamment productive.
Le FMI n’aime pas la planche à billets et c’est probablement pour cette raison que la BCT a occulté ce fâcheux revers de la médaille de l’action factuelle de la BCT.
Et pour cause, les efforts visant la réduction de l’inflation (par l’augmentation du taux d’intérêt directeur) sont très rapidement neutralisés par la planche à billets et le gonflement de la masse monétaire (broad money, ou M3 pour les spécialistes). Récemment, la BCT a injecté 2,8 milliards de dinars, à la demande du gouvernement et cela est générateur d’un retour de l’inflation…qui sera sanctionné par des augmentations du taux d’intérêt, pénalisant encore plus l’investissement, le pouvoir d’achat…et la valeur du dinar face aux devises.

Flexibilisation du dinar
Les réformes monétaires présentées par la Tunisie au FMI ne parlent explicitement plus de dévaluation. Ces réformes parlent de flexibilisation des taux de change du dinar…avec plein de non-dits.
Dans le langage des spécialistes de l’économie monétaire, la flexibilisation veut notamment dire une dévaluation diffuse, latente et continue… pour les pays ayant une économie en crise et dont la compétitivité internationale est en chute libre.
Explicitement la délégation tunisienne a annoncé à Washington que la Tunisie réitère son engagement à implémenter un cadre de change plus flexible, totalement à la merci des «forces du marché monétaire».
La Tunisie annonce et officiellement son décrochage de la politique de taux de change dirigé et discrétionnaire, pour passer à des taux de change totalement flottants, totalement flexibles dans le langage des économistes monétaristes.
Et cela constitue de mon point de vue une bonne décision. Le Maroc, la Jordanie, Israël, l’Égypte…sont passés par ce décrochage louable, quand les pays développent des stratégies de compétitivité, de productivité…et de réduction de la taille de l’État.
La BCT annonce la déréglementation des changes comme levier d’ajustement des politiques macroéconomiques, dans un contexte de crise et de dégradation des équilibres fondamentaux.
La BCT ajoute que cette flexibilisation sera accompagnée par «l’introduction des produits dérivés qui permettent la couverture contre les risques de change (Cross Currency Swap) et de taux d’intérêt sur le long terme (Interest Rate Swap-IRS) ainsi que contre le risque de fluctuation des prix des produits de base». C’est une façon pour dire que des mesures d’accompagnement sont requises à cet effet.
En revanche, le document discuté avec le FMI ne détaille pas les modalités de mise en œuvre de cette flexibilisation ni par rapport à quelle devise internationale. Le panier de référence de l’ancrage du dinar ne semble pas se remettre en question. Le dinar étant adossé à l’Euro (60%) et au dollar (30%).
Le document ne fixe pas de braguette de fluctuation (corridor) par rapport à un cours central tendanciel à définir par le marché. La Banque centrale du Maroc a préalablement défini son corridor de ± 3%, autour d’une valeur prédéfinie par la Banque d’El Maghrib.
La BCT appelle à l’aide du FMI, considérant les risques énormes liés à cette démarche, notamment au regard de la fuite des capitaux, de l’importance du marché parallèle de la devise et aux risques d’effondrement du système bancaire si les opérateurs économiques choisissent de placer leurs comptes et revenus dans des paradis fiscaux pour fuir l’instabilité politique…, comme ce fut le cas au Liban, récemment.
Stricto sensu, la flexibilisation du dinar tunisien (telle qu’annoncée au FMI) n’a rien à voir avec la convertibilité du dinar.

Libéralisation financière avec l’extérieur
La BCT promet au FMI une réforme visant la refonte de la réglementation des changes pour légaliser la libéralisation totale des relations financières avec l’extérieur en concertation avec le gouvernement.
Les engagements de la BCT insistent pour dire que la Tunisie va maintenir sa trajectoire de libéralisation des paiements relatifs aux opérations courantes, avec une «liberté totale à l’entrée et à la sortie des devises pour les IDE dans les secteurs productifs et d’une liberté très avancée pour les résidents au titre des opérations financières et en capital, et ce outre la possibilité de détenir des comptes en devises et d’y loger toutes les recettes en monnaies étrangères tant pour les entreprises que les personnes physiques pour leurs exportations de biens et services».
Comme annoncé, les résidents ne pourront pas librement bénéficier des mêmes droits que les entreprises en matière de transferts de fonds en devises.
Allant plus loin, cette mesure de libéralisation financière est présentée comme un levier déterminant pour mobiliser des capitaux internationaux qui peuvent pallier à la faiblesse de l’épargne nationale et son incapacité à financer l’investissement et la croissance. Et cela reste hypothétique, surtout que les entreprises installées en Tunisie se plaignent d’un climat d’affaires jugé exécrable.
La BCT va encore plus loin dans ses promesses au FMI en déclarant que «dans le contexte actuel de post-transition caractérisé par une pénurie de l’épargne nationale, le parachèvement de libéralisation des relations financière avec l’extérieur pourrait contribuer fortement au renforcement des flux de capitaux nécessaires au financement des réformes et l’investissement. L’attractivité recherchée des capitaux extérieurs va aussi de pair avec l’objectif de facilitation de la dynamique d’internationalisation des entreprises tunisiennes pour une meilleure compétitivité de l’économie nationale».
La BCT ne semble pas mesurer ex ante tous les risques entourant ce processus de libération, même si elle souligne l’importance de l’accompagnement macro-économique et macro-financier de la libéralisation financière, dans le cadre d’une démarche graduelle à définir…mais qui peut s’éterniser dans le contexte politique actuel en Tunisie.

Zones d’ombre et non-dits
Le document présenté au FMI présente des faiblesses communicationnelles qui ne passent pas inaperçues et qui écorchent le sérieux de ses porteurs.

  • Le document de 26 pages ne porte pas la marque de l’État tunisien : il est sans entêtes sans branding tunisien (couleurs, drapeau, etc.),
  • Il est écrit uniquement en français, alors que les interlocuteurs sont à Washington et dont la langue de travail dominante est l’anglais. Les investisseurs internationaux (américains, canadiens, asiatiques…) parlent la langue des affaires, soit l’anglais.
  • Le chapitre monétaire du document est somme toute mieux écrit, mieux articulé que les chapitres traitant de la fiscalité ou encore des réformes structurelles. Certains spécialistes et ex-ministres tunisiens vont jusqu’à dire que la rédaction de certaines parties du document a bénéficié de l’expertise de Dominique Strauss-Kahn, ancien gouverneur du FMI.

Plus stratégique encore, la politique monétaire et des changes, telle que présentée au FMI va très loin dans le cadrage du modèle économique de la Tunisie d’aujourd’hui et à venir.
La BCT devance ceux qui prônent le changement du modèle économique sans être capables de définir les contours des réformes préconisées.
La politique monétaire prend une plus grande place dans les réformes à venir, même si le texte présenté au FMI reste muet sur les mécanismes de coordination entre politique monétaire et politique fiscale.
La démarche monétaire adoptée par la BCT ne mentionne nullement la nécessité de promouvoir l’innovation, la productivité et la lutte aux rentes et dysfonctionnements dans le système bancaire. Un système peu concurrentiel, peu innovant et gouverné par un «cartel» qui refuse l’ouverture de comptes bancaires pour 40% de la population.
La création des PME, l’intégration du marché parallèle et la lutte contre le chômage restent les grands absents des préoccupations de la politique monétaire.

*Universitaire au Canada

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