FMI-Tunisie : Les réformes de la dernière chance

Samedi dernier, la Banque centrale de Tunisie (BCT) annonce dans un très bref communiqué la reprise des négociations avec le FMI. Une rencontre de haut niveau a eu lieu en ligne, entre une délégation du FMI, le gouverneur de la BCT, deux ministres du gouvernement Bouden (de l’Économie et des Finances) et le représentant de l’Iran auprès du FMI (Hossein Hosseini), celui-ci agissant comme administrateur de la Tunisie auprès du FMI.
Le communiqué insiste pour dire qu’un «consensus de tous les intervenants s’est dégagé autour de l’importance d’impliquer toutes les parties prenantes nationales dans la conduite de ces réformes».
Le communiqué ne dira pas plus! Et aux Tunisiennes et Tunisiens de deviner les enjeux et les réformes exigées par le FMI pour un autre prêt estimé à 4 milliards de $US. Un prêt qui permettra à la Tunisie d’accéder à d’autres financements à rechercher auprès d’autres bailleurs de fonds.
Le FMI a, depuis 2016-2017, formulé ces réformes de concert avec des ministres et gouvernements issus de la coalition Ennahdha-Nidaa.
Après une période de froid, le FMI renoue avec les négociations avec la Tunisie, sachant que cet organisme n’aime pas la procrastination et souhaite que la Tunisie s’engage réellement sur la voie des réformes économiques. Sachant d’avance que ces réformes vont être complexes et douloureuses, à plus d’un titre. Pour comprendre la nature de ces réformes, on a examiné toutes les lettres d’intention signées par la Tunisie et envoyées au FMI, les cinq dernières années.

Promesses de réformes
Une dizaine de réformes économiques ont été promises officiellement au FMI et jamais menées à terme entièrement, puisque mal conçues, mal calibrées et impossibles à implanter comme telles, dans le contexte d’instabilité gouvernementale.
Pour preuve, les 6 dernières lettres d’intention signées par la Tunisie (par trois chefs de gouvernement, 5 ministres des Finances et deux gouverneurs de la BCT) et adressées au FMI, n’ont pas eu d’autres objectifs que d’obtenir des financements (prêts à presque 2% d’intérêt) en contrepartie de promesses de réformes.
Des réformes plus faciles à dire qu’à faire. Des réformes économiques peu documentées en termes d’impacts ex ante. Des réformes totalement absentes des programmes électoraux des partis politiques au pouvoir.
Durant les cinq dernières années, le FMI a joué le jeu pour prêter, espérant que la Tunisie démocratique retrouve sa raison et que ses partis politiques se ressaisissent de façon digne, honnête pour entreprendre des réformes économiques devenues incontournables.
Plus concrètement, quelles sont ces promesses non tenues sur le terrain des réformes économiques?

Réingénierie de l’État
1-Le gouvernement tunisien s’est engagé depuis 2017 à libérer au moins 25 000 fonctionnaires annuellement, sur 5 ans.
Le tout pour réformer l’État et réduire le fardeau de la masse salariale sur les taxes et le Budget de l’État.
La Tunisie n’a rien livré à ce sujet, bien au contraire, plus de 80 000 postes de fonctionnaires ont été créés depuis 2018. Souvent des emplois fictifs visant à absorber la grogne sociale et recruter les militants (sympathisants) des partis au pouvoir.
Et le FMI le sait pertinemment. Dans ses interactions avec le gouvernement, il ne cesse de questionner au sujet de la multiplication des fonctionnaires fantômes. On estime le nombre de ces ghostworkers in tunisian civil services (selon la lettre d’intention signée par Marouane Abassi et Nizar Yaïche, en 2020), au sein de l’État et sociétés d’État à l’équivalent de 230 000 emplois à temps plein. Un fonctionnaire sur quatre est aujourd’hui payé par les contribuables pour quasiment ne rien faire.
2- Le gouvernement tunisien s’est engagé à ne remplacer qu’un fonctionnaire sur 4 ayant quitté la fonction publique.
Une autre promesse mal calibrée et dont la faisabilité ne pouvait se faire sans leviers innovants et mesures compensatoires modulables et crédibles. Et à ce sujet, l’État tunisien n’a rien fait, ne disposant pas des compétences pour élaborer et évaluer ce type de package (mix policy) forcément complexe de par ses leviers et incitatifs.
3- Le gouvernement tunisien s’est engagé à geler les augmentations salariales des fonctionnaires depuis 2017.
Depuis, la masse salariale des fonctionnaires a augmenté de plus de 12% par an, en moyenne depuis.
Le gouvernement tunisien s’est engagé à réduire la masse salariale pour la faire passer à 12% du PIB en 2020. Cette masse salariale est aujourd’hui de l’ordre de 18% du PIB, et sa trajectoire n’est pas près de s’inverser. Les gouvernements successifs s’accrochent au pouvoir et ne veulent rien faire pour réduire les gaspillages dans les salaires et émoluments des fonctionnaires de l’État (salaire, prime, avantages en nature, privilège, train de vie…). Les dépenses ostentatoires couvrent aussi un parc de presque 80 000 voitures de fonction (pour les fonctionnaires), alors que le pays ne dispose pas plus de 500 lits de réanimation dans l’ensemble de ses hôpitaux publics (desservant 12 millions d’humains).

Moderniser les sociétés d’État
4- Le gouvernement tunisien s’est engagé aussi à mettre en place un programme de gestion axé sur la performance dans les sociétés d’État (Tunisair, Steg, Stir, Office des céréales, Régie du tabac…). Le gouvernement s’est engagé à communiquer ces contrats de performance et leur monitoring périodiquement au FMI. Mais, rien n’a été fait à ce sujet, et les résultats de ce programme n’ont pas été publiés de façon transparente. Certaines sociétés d’État cotées en bourse ne produisent même pas un rapport annuel accessible au public… et aux investisseurs.
Le ‘‘Livre blanc’’ au sujet des sociétés d’État (publié en 2019) n’a servi à rien, faute d’investigation évaluative mesurant les performances. Pas pour rien, ces 200 sociétés d’État accumulent une dette publique avoisinant les 10 milliards de dinars, avec des déficits annuels grandissants, avec des gains de productivité négatifs… et avec une gestion calamiteuse dans ses résultats et connexions politiques.
5- Le gouvernement tunisien s’est engagé (depuis 2017) à mettre en œuvre des mécanismes d’évaluation de l’efficacité des mesures fiscales, avec le soutien d’experts américains financés par l’USAID, l’Union européenne et de nombreux partenaires internationaux. Aucun rapport sérieux n’a été publié publiquement à ce sujet. Le PNUD et l’USAID n’ont à l’évidence pas rendu compte à ce sujet de façon transparente et publique.
6- Le gouvernement tunisien s’est engagé à faire progresser les investissements gouvernementaux (publics) d’au moins 1% du PIB par an, depuis 2017, pour le faire plafonner à 9 % du PIB, en 2021.
Rien de cet engagement n’a été suivi d’actions sérieuses pour relancer l’investissement public-privé et les incitatifs liés.
La politique de relance appelée Stop and go a été dramatique pour la relance de l’investissement. Elle était discrétionnaire, mal conçue et mal évaluée (ex ante). Le dernier rapport publié avec la griffe de la Banque mondiale indique que le problème du sous-financement de l’investissement public constitue désormais la principale entrave rencontrée par les entreprises privées (PME surtout). L’accès aux financements est aujourd’hui plus entravant que les problématiques de la corruption ou de l’instabilité des gouvernements.
7- Le gouvernement tunisien s’est engagé à appuyer fortement les caisses de retraite et sécurité sociale (CNRPS et CNSS) pour éviter le défaut de paiement, voire la faillite de ces institutions très déficitaires, y compris la CNAM.
Mais depuis lors, les services publics offerts par ces organismes ne sont plus ce qu’ils étaient. Et c’est la santé des citoyens qui est malmenée, et le pays a très mal vécu la pandémie de la Covid-19. Les hôpitaux publics se délabrent les uns après les autres, faute d’argent public.
Depuis deux ans, les députés, les ministres et les notables politiques du pays ont eu le droit de se faire soigner (eux et leurs familles élargies) aux frais des contribuables dans les hôpitaux militaires. Une discrimination qui ne dit pas son nom, et un sacrilège pour le concept de démocratie et d’égalité des citoyens.

Repenser la politique monétaire
8- Devenue indépendante du gouvernement depuis 2016, la BCT s’est engagée à contenir l’inflation avec des taux d’intérêt directeur élevés (4 fois ceux du Maroc ou de la Jordanie). Avec 11% à 13% de taux d’intérêt procurés par les banques, la Tunisie a sacrifié l’investissement privé. La part de l’investissement dans le PIB est passée de 26% en 2010 à moins de 4% en 2020.
L’inflation n’a pas fléchi, malgré tous les efforts consentis et les dégâts liés à des taux d’intérêt très élevés.
Le cartel des banques tire profit de cette politique monétaire et engrange des bénéfices colossaux, alors que la croissance est proche de zéro. Un cartel qui oriente l’épargne pour prêter à l’État. Des banques qui s’enrichissent, sans prendre de risques, alors que le tissu industriel se disloque à vue d’œil, sous le regard bienveillant de la BCT.
9- Le gouvernement et la BCT ont promis un taux de change flexible, signifiant de facto la dévaluation continue du dinarLa promesse a été tenue : le dinar a déjà perdu plus de 35% de sa valeur depuis mars 2016. Les consommateurs et les investisseurs paient les frais, perdant progressivement confiance dans le système bancaire et se réfugient dans le système monétaire informel.
Plus aberrant encore, durant les 3 derniers mois, la BCT a imprimé plus de 3 milliards de dinars pour financer les déficits de l’État. Les banques ont prêté d’énormes sommes au gouvernement, et ce, pour payer les salaires.
10- Le gouvernement s’est engagé, depuis 2017, à gérer avec transparence et sur la base de données ouvertesLe gouvernement Chahed s’est commis en transférant sur une base mensuelle 30 indicateurs macro-économiques aux instances du FMI. L’INS, le ministère des Finances, le ministère de l’Énergie, la BCT… sont concernés par cette reddition de compte systématique des indicateurs aux instances du FMI.
Certains indicateurs sensibles sont communiqués au FMI de façon très régulière. Et cette information stratégique est accessible aux agences de notation, aux bailleurs de fonds… bien avant les institutions tunisiennes, les citoyens et même les médias locaux.

Les éléments nouveaux
Le nouveau gouvernement présidé par Mme Bouden a des chances de réussir là où ses prédécesseurs ont échoué.
Depuis son investiture, le gouvernement Bouden travaille d’arrache-pied pour restaurer la confiance des partenaires internationaux de la Tunisie.
Plusieurs contacts fructueux ont été faits avec plusieurs pays arabes capables de venir en aide: Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Algérie, Koweït, Égypte et Libye.
Des promesses d’aides et d’appui ont été manifestées par les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, notamment.
Mais, tous ces partenaires insistent sur le fait que des réformes économiques doivent être menées, dans les plus brefs délais, ajoutant que rien ne peut se faire sans un accord avec le FMI et un plan de réformes assortis d’objectifs à atteindre et d’un calendrier précis.
La Tunisie est capable de se retrousser les manches pour réformer son économie et son imposant appareil administratif.
Le gouvernement Bouden doit communiquer, mobiliser et convaincre au sujet du caractère incontournable des réformes à engager, et qui attendent depuis 2013, depuis les premiers contacts avec le FMI durant l’ère post-2011.
L’équipe de négociation avec le FMI doit être appuyée par des études économétriques approfondies, et faisant appel à des compétences reconnues et crédibles.
Mais en attendant, il faut produire, avec l’appui du FMI et de la Banque mondiale une évaluation décennale et reddition de compte complète, objective et détaillée. Une telle évaluation aiderait à identifier les erreurs et les impacts des politiques publiques de la décennie qui a endetté le pays et ruiné les espoirs des jeunes générations dans les partis politiques et élites ayant gouverné le pays (10 gouvernements et plus de 470 ministres).
Vivement un portrait sommatif qui explique le pourquoi et le comment… qui ont poussé la Tunisie à ne pas honorer ses promesses de réformes économiques, et quelles ont été les conséquences de ces défaillances sur la crédibilité de la Révolte du Jasmin sur la scène internationale.
La Tunisie compte des compétences mondialement reconnues, et surtout des compétences honnêtes et capables d’élaborer ce bilan sommatif qui peut crever l’abcès de la mal-gouvernance et tirer les leçons de ces échecs à répétition. Et surtout pour se réformer…et faire mieux!
Le temps presse, et parions que cette fois-ci sera la bonne !

*Ph.D. Universitaire au Canada

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