Amples marchés publics, la Foire du livre et le souk hebdomadaire diffèrent. Néanmoins, ils admettent certains points communs. Abordons les ressemblances avant de passer aux différences. Dès l’abord premier, apparaît, ici et là, une multitude bigarrée. Un moment festif interrompt la monotonie, l’ennui et la rengaine de la banale vie quotidienne. « Je veux, pour te tuer, ô temps qui me dévastes, Remonter jusqu’aux jours bleuis des amours chastes… » écrit Verlaine. Et Baudelaire incrimine aussi la temporalité sans qualité : « Il ferait volontiers de la terre un débris / Et dans un bâillement avalerait le monde / C’est l’ennui—…/ Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat / Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! »
Mais entre le souk et la foire, ici finit, déjà, l’analogie. Car la Foire du livre, focalisée sur l’écrit, et donc unidimensionnelle, tranche avec le souk hebdomadaire, lui multisectoriel. En effet, ici, un paysan vend ses piments et le villageois, souffrant, acquiert l’onguent prescrit par un charlatan pour soulager les dents.
Outre ce côté curatif et marchand, le souk, polyvalent, assure la circulation de l’information. Entre autres indications, l’invitation au mariage adoucit la vigueur des marchandages. Sans arrêt « ça parle », dirait Lacan, et Jacques Berque abreuve la même gerbe lorsqu’il évoque « la civilisation du verbe ». Au souk, l’oralité, moyen de communication privilégié, chasse les quotidiens à juste titre boudés. Seules échappent à l’hécatombe les insipides émissions télévisées. Du matin au soir, le tintamarre du souk hebdomadaire diffuse un flot ininterrompu de nouvelles utiles à savoir.
Par leur présence, animaux et végétaux font la différence eu égard à la foire. Car si le souk pullule de lapins, poules et canards, il est rare d’apercevoir un dromadaire consentir à fréquenter les bavards de la foire. Fourvoyé entre l’humour, la belle poésie et la sale guerre, Guillaume Apollinaire songeait aux dromadaires : « Avec ses quatre dromadaires / Don Pédro d’Alfaroubeira / Courut le monde et l’admira / Il fit ce que je voudrais faire / Si j’avais quatre dromadaires ». Au voisinage des livres ne jurent ni chant du coq ni verdure.
Car vrillé à l’ancienne société, le souk hebdomadaire exhibe sa multisectorialité.
Avec sa distinction des champs sociaux, la modernité réduit la foire du livre à une seule activité.
Hélas, il n’y a plus, ici, ni œufs à couver ni pommier à planter ni jolie fille à marier.
Pour cette raison, la Foire du livre ennuie et le souk réjouit. Tout le long de la rue principale, des villageois déploient leurs étals. Pour traverser la foule agglutinée, une voiture affronte mille difficultés. L’automobile introduit l’intrus étranger là où règne l’ancienne société. Que fait, ici, l’engin venu de Londres, de Berlin ou de Paris ?
Nous sommes assis entre deux chaises : sur l’une, l’avachi, dos courbé, lit et, loin de l’autre, le paysan rêve à la plantation de ses fèves.
Une fois généralisée, l’économie de marché sous-tend la production de la spécialisation et celle-ci induit la robotisation. Le Japon vient d’organiser une course « à pied » entre des robots « motivés ».
A l’ère où l’électronique hante l’anthropologique, le fabricant décède et le fabriqué lui survit. Voilà de quoi galvaniser l’immémoriale spéculation poursuivie entre la mort et l’immortalité.
Indissociable de l’humaine condition, pareille cogitation prospère avec les religions.
Le génial rédacteur du Nouveau Testament écrit ceci : « Sachant que Christ ressuscité des morts ne meurt plus, la mort n’a plus de pouvoir sur lui ». Tout comme le beau robot. A la barbe de leur différence, souk et foire cultivent une profonde complicité même si le Premier mai n’existait pas dans l’ancienne société.
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