Le ministre des Affaires religieuses vient d’inscrire à l’ordre du jour l’exigence de maintenir les prêches des mosquées à l’écart de l’interférence avec les querelles des partis au seuil des prochaines élections législatives et présidentielle.
Aussitôt, je soumets l’initiative à l’appréciation de Youssef Hsoumi, le buraliste musulman de culture et de religion. Ce pratiquant intermittent défend sa conviction avec fougue et gesticulations. Tout méditerranéen parle avec la bouche et les mains. Le Belge et le Suédois, gens du froid, remuent le bout des lèvres mais le reste ne bronche pas. Mais revenons à Youssef, nom coranique et prophétique. Dès la réception de l’information fuse l’irruption, volcanique, de sa réaction : « Il vend du vent aux embarcations. Il défend les riches aux dépens des pauvres gens et les incroyants aux dépens des croyants. Ce ministre n’est pas des nôtres. Nos ennemis l’ont nommé à la place du précédent pour glorifier ceux du pouvoir au lieu d’adresser des louanges à Dieu ».
Un client arrive, prête au dialogue une oreille indiscrète et dit, avant de repartir avec ses trois cigarettes : « Ils surveillent les prêches parce qu’ils refusent d’écouter la vérité ».
A son tour, Fathi Karam, employé occasionnel chez les marchands de légumes et fruits, désapprouve le ministre : « Ils veulent dicter aux imams des paroles étrangères au livre d’Allah pour empêcher les musulmans d’élire des musulmans ».
Quelle interprétation suggèrent ces prises de position ?
A l’évidence, le propos ministériel arrange les progressistes, ou bourguibistes, et dérange les salafistes.
Tels deux chiens de faïence, toujours sur leurs gardes, ces tribalismes, irréconciliables, se regardent. La compétition politique oppose les partisans de l’Etat civil aux apôtres de l’optique théocratique. La Tunisie n’abrite que deux partis et le reste, issu du m’as-tu-vu, combine le bavardage à l’enfantillage. Les bases populaires vivent ce clivage masqué par les campés au sommet de l’autorité. Dans ces conditions, la démultiplication des groupuscules partisans, sous le chapeau d’une libre expression des opinions, finit par enchevêtrer les dédales au point d’occulter la distinction principale. De là proviennent le soupçon et le discrédit jetés sur le champ politique, tout entier disqualifié.
Débranchés de l’échiquier où les préoccupations matérielles composent avec les affaires du ciel, ces mini partis butent sur le dédain témoigné par les franges élargies de la population aisée ou démunie. Mais, plus les élections approchent et plus l’antagonisme principal tend à écarter les partis trop éloignés du fondamental. Une fois décantée l’eau trouble où baigne la société, une croix surgit avec ses deux axialités.
L’une colporte les innombrables protestations des marginalisés, parfois mis en relation par l’entremise de coordinations, et l’autre porte le télescopage perpétué entre l’ethos clérical et la doxa, en voie de formation, ainsi nommée sécularisation.
Selon les tenants de la première vision du monde, le ministre en question satisfait le clan opposé à « la vérité ». Hors des versets coraniques, tout autre weltanschauung serait diabolique. Elle séduit les égarés à réislamiser.
Pour les interviewés, le succès des enturbannés aux prochaines élections législatives et présidentielle va de soi. Même avec des prêches régulés par l’autorité ministérielle, un peuple musulman élira des musulmans. Mais que faire si, auprès des bons croyants, sévissent quelques troublions désignés par une drôle d’appellation : les musulmans de culture, autrement dit non de religion. La solution démocratique serait l’acceptation du verdict majoritaire par la faune minoritaire. Hélas, la démocratie ne ferait guère bon ménage avec l’orthodoxie.
Le pouvoir humain provient du vouloir divin et il n’a rien à voir avec les barricadés à la Bastille au nom du peuple souverain. A la différence d’Abou Iyadh, Ghannouchi déniche le moyen de naviguer à l’aise parmi les dédales de ce capharnaüm sans fin.
Pour l’emporter aux prochaines élections, ses bataillons comptent sur la force de frappe assurée par la conjonction du malaise économique et de la religion.
Un jour ou l’autre, Abou Iyadh, le fugitif, sera, peut-être, abattu. Mais Ghannouchi, le politique, peaufine les atouts requis pour être élu au cas où Trump le voudrait à la place du bon Dieu. Plus un pays se voit démuni et plus la dynamique externe surplombe la dynamique interne. Une ultime précision scintille à l’horizon de cette prospection.
Au plan méthodologique, interviewer un effectif restreint d’agents sociaux, choisis en connaissance de cause, vu la bipolarisation, peut prétendre à la validation. Eu égard aux usages superflus de l’échantillonnage, à quoi servent les recettes mises en branle pour enfoncer des portes et des fenêtres ouvertes ? Pour l’instant, Ghannouchi dit : « Voter contre Ennahdha, c’est voter contre Dieu ». Et le ministre dit : « Face aux urnes, méfiez-vous d’écouter le chant des sirènes fredonné du côté des mosquées ». Suspense !