Formel-Informel :  Que fait le FMI pour aider la Tunisie ?

Par Asef Ben Ammar*

Alors que le secteur informel prolifère et s’étale à vue d’œil, le secteur formel se replie sans cesse face aux assauts continus de l’informel. Un duel vital, et une vraie défiance à l’État et au système bancaire ! Que pense le FMI du duel formel-informel ? Que fait le FMI pour aider la Tunisie à formaliser l’informel ?
Depuis 2011, la transition démocratique en Tunisie édifie comme elle peut ses institutions. Ce faisant, le secteur économique et les réformes majeures liées sont laissés pour compte, occultés et toujours reportés sine die. Face à un tel «laisser-faire économique», le secteur informel a eu le temps de proliférer, de s’étendre et de «prospérer», comme en terrain conquis ! Ce secteur est désormais omniprésent dans toutes les régions et activités, polarisant plus de 40% du PIB, et faisant vivre plus de 2 millions de citoyens.
Aujourd’hui, le secteur informel brasse des centaines de millions de dinars thésaurisés (et défiscalisés) et engrange des sommes incommensurables en devises fortes, alors que le gouvernement peine à équilibrer ses budgets, à se trouver les devises requises pour importer les biens nécessaires (alimentions, médicaments, équipements, etc.) et honorer sa dette.
Comment le FMI peut-il aider la Tunisie à gérer le choc frontal entre le secteur formel et le secteur informel ? Que retenir des derniers ajustements conceptuels du FMI, face à l’informalité en Afrique ? Et que faire pour que la collaboration FMI-Tunisie réussisse à réconcilier formel et informel, et valoriser le gisement de croissance et de financement que recèle les acteurs du secteur informel ? De vraies questions qui méritent attention et investigations.

Le FMI repense l’«informel» : un vrai ajustement conceptuel et structurel
Le FMI a entamé récemment un processus de remise en cause de sa lecture des rôle et potentiel du secteur informel dans les économies en développement. C’est une bonne nouvelle. Le dernier rapport du FMI (avril 2017), traitant des perspectives économiques en Afrique, montre le virage à 180*C qu’ont opéré les économistes face à l’informalité en Afrique. Ce rapport va jusqu’à valoriser l’informel, au regard de ses atouts en matière d’épargne, de survie (filet de sauvetage) et de levier de croissance.
Tout indique qu’il est bien révolu le temps où le FMI pestait contre l’informel, le bannissait sans appel, faisant de son «lynchage» une conditionnalité incontournable pour l’accès à ses financements. Un vrai ajustement structurel dans les paradigmes, et un vrai changement de cap qui en disent long sur la rupture de certains fondamentaux économiques régissant la pensée économique du FMI. Et le FMI reconnaît sa «défaite conceptuelle», en avouant que la disparition ou la méconnaissance du secteur informel sont simplement infaisables aujourd’hui en Afrique.
Le FMI reconnaît désormais et explicitement la relation inversement proportionnelle entre l’essor de l’informel et la prospérité ; ajoutant que les économies précaires «devraient conserver des secteurs informels importants pendant encore de nombreuses années, ce qui est à la fois une chance et un défi pour les responsables de la politique économique» (p.53, Afrique subsaharienne. Faire redémarrer la croissance, 2017).  Le FMI considère désormais que le secteur informel constitue un appréciable levier de création de l’emploi, dans les pays en proie à un chômage massif, et un filet de sauvetage et de survie, dans le cadre d’entreprises familiales produisant de la valeur, sans être enregistrées dans les livres comptables de la fiscalité conventionnelle.
Le virage engagé par le FMI au regard de la «réhabilitation» de l’informel est historique. Il est assorti de deux recommandations majeures destinées aux gouvernements, comme celui de la Tunisie. Une première stipule : «Les autorités gouvernementales doivent utiliser un arsenal de mesures équilibrées pour formaliser le secteur informel, en s’efforçant en priorité de favoriser les gains de productivité au lieu d’essayer de taxer davantage les entreprises familiales pour accroître les recettes» (p. 53). Il y a ici, une volonté de moduler les politiques fiscales, et éviter de mettre des règles fiscales mur-à-mur (one size fits all) et pénalisant les entreprises familiales informelles. La deuxième porte sur le financement : « L’amélioration de l’accès aux financements est essentielle pour étendre la portée du secteur formel et, comme l’accès aux services financiers formels est souvent difficile … se concentrer sur le développement des innovations technologiques financières».

Que peut faire le FMI pour aider la Tunisie à formaliser l’informel ?
Sans aucun doute, en Tunisie post-2011, le secteur informel présente plus de complexités et d’enjeux de gouvernance, que celui opérant en Afrique. La Tunisie d’aujourd’hui ne recèle pas un seul secteur informel ; elle recèle 3 types d’informalités distinctes qui ne logent pas à la même enseigne.

Informalité vivrière
Les activités agroalimentaires de subsistance familiale sont omniprésentes, partout en Tunisie urbaine, périurbaine et rurale. Ces activités de production et de transformation sont articulées autour de la famille, de la petite communauté et des souks hebdomadaires des villages et bourgades.
L’informalité vivrière est plurielle ; elle s’inscrit au sein d’une stratégie de diversification d’activités, de revenus et de sources de calories alimentaires. Pour les adeptes de ces activités, la rentabilité économique n’est pas nécessairement une rentabilité financière (recettes versus dépenses en dinar). Elle est souvent calorifère, symbolique et axée sur le partage (troc). Loin d’être irrationnels, les promoteurs de ce premier type d’informalité minimisent les coûts (efforts) et tentent de maximiser les retombées de leurs activités. Encore aujourd’hui, cette logique fait ses choix au regard de la différence entre les calories dépensées (efforts et coûts d’opportunité liés) et les calories gagnées pour le compte de l’unité famille. Les recherches menées dans le Sud tunisien depuis 1969, par le U.S. Desert Biome Project (Chahbania-Hessi Emor) démontrent la raison d’être de cette informalité vivrière. Une dizaine de thèses doctorales (Ph.D) a été soutenue dans les universités américaines au sujet de cet informel de la Tunisie saharienne et aride. En somme, il est question d’une informalité agroalimentaire peu mercantile, peu vénale mais omniprésente. Une informalité ne se prêtant pas à une fiscalité centralisée, bureaucratisée, rigide et non voyante des enjeux de la Tunisie profonde. Intégrer cette frange de l’informel ne peut se faire sans une prise en compte des spécificités du contexte et sans réformes des instruments de la politique fiscale.
Le FMI pourrait aider dans le diagnostic de ce type d’informalité (en finançant des recherches à ce sujet), mais pas seulement ! Étant très écouté par les ministres partenaires, le FMI ne fait pas assez pour défaire les préjugés et idées préconçues à ce sujet, dans les cabinets et entourages des ministères de l’Économie et des Finances à El Kasbah. Le FMI peut aussi inciter à la réflexion et à la conception de nouveaux instruments de politique économique, favorisant l’innovation de la fiscalité et les trade-offs liés. Par exemple, pour intégrer ce type d’informalité dans les activités formelles, le gouvernement devrait repenser ses incitatifs, en instituant des crédits d’impôt remboursables au détriment des subventions et toutes les autres exonérations fiscales inefficaces. Le FMI doit mettre l’épaule à la roue pour soutenir la réhabilitation de l’informel vivrier, et l’inciter à s’auto- «déclarer», se valoriser et se décomplexer face aux harcèlements répétés des médias, aux préjugés administratifs et autres discrédits insensés, régissant encore l’esprit de la fiscalité tunisienne.

Informalité de la contrebande
Ce deuxième type d’informalité opère en connivence avec les milieux de la corruption et les ramifications politiques liées. Cette informalité brasse une multitude de produits de contrebandes (essence, cigarette, produits subventionnés, médicaments, etc.) et engrange des centaines de millions de dinars. Une informalité bien incrustée dans les zones portuaires (Radès, Sousse, Gabès, etc.), aéroports (notamment à Tunis-Carthage) et points de passages limitrophes (Ras Jdir, Dhiba, etc.).

Cette informalité opère avec de gros moyens, là où cela rapporte le plus en évasion fiscale et en cash, mettant la main sur plein de juteuses transactions ayant une portée mercantile et vénale. Le milieu politique et gouvernemental en sait des choses et reste plutôt passif, malgré la gesticulation et certaines rhétoriques partisanes.
Le FMI a déjà décrié l’inefficacité du système fiscal tunisien et haussé le temps contre la «corruption larvée», cette plaie ouverte qui saigne, au su et au vu de tous les citoyens et électeurs de la Tunisie post-2011. Mais, le FMI doit mieux faire pour inciter le gouvernement à se mouiller davantage dans sa lutte contre la corruption et ses efforts visant l’assainissement des transactions transfrontalières et les milieux mafieux du port de Radès. Les gestes récents du gouvernement Chahed restent hésitants, sélectifs et souvent contradictoires, notamment quand il est question des fonctionnaires véreux, complices et corrompus au sommet de l’État et à la tête de certains ministères.

Informalité «idéologisée»
Liée à la transition démocratique et la «libre action», cette forme d’informalité constitue le nerf de la guerre économique contre la récession. Cette informalité brasse d’importantes sommes en liquide et en devises. Ces liquidités et devises sont mises hors circuit du système bancaire, au nez et à la barbe des autorités monétaires et bancaires. De facto, cette informalité met hors circuit économique plusieurs filières économiques, dont les promoteurs auraient perdu confiance dans le système bancaire, la Banque centrale en tête.
Il faut dire que le système bancaire et la Banque centrale trainent un passif de complicité et de malversations ayant profité amplement (et impunément) aux multiples réseaux de corruption de l’ère Ben Ali. Aujourd’hui, les déficits grandissants de ces banques sont peltés sur les budgets de l’État, et c’est aux épargnants et contribuables de payer les pots cassés de la délinquance du système bancaire et des politiques monétaires de la Banque centrale. Situation perçue encore comme injuste, et pour cause. Un citoyen sur quatre ne fait pas confiance au système bancaire (sondage européen). Les banques publiques sont encore déficitaires, faisant fi des règles de la performance du secteur, certaines sont encore de mèche avec les milieux politiques et les ministères de tutelle. Il s’agit donc d’une informalité de défiance au système bancaire et aux politiques monétaires.
Deux raisons sont évoquées ici, par les adeptes de cette informalité et les comportements d’évitement associés. La première a trait aux taux de rémunération réels de l’épargne ; ceux-ci sont négatifs (-3%), depuis 2012 (taux de rémunération nominal moyen de 3 % et une inflation de presque 5,8%). C’est pourquoi les épargnants «rationnels» préfèrent fructifier leur épargne de façon informelle, ou garder leurs liquidités thésaurisées comme bas de laine (parfois en or), à l’abri des banques et autres risques d’insolvabilité (comme en Grèce).
La deuxième est religieuse. Plusieurs centaines de milliers d’acteurs économiques préfèrent les produits de la finance islamique aux produits financiers conventionnels. Ces derniers sont perçus de facto peu incitatifs et peu «casher», au sens de la Charia islamique qui bannit le «Ribaa» et l’intérêt spéculatif.
La formalisation de ce type d’informalité est plus complexe que les précédents. Elle requiert une institutionnalisation de la «confiance», socle fondamental de la monnaie fiduciaire. Le FMI et ses experts présents en Tunisie devraient aider le gouvernement à inciter les banques à assainir leurs pratiques (et performances), pour mériter la confiance de l’épargnant. Le tout pour canaliser les incommensurables liquidités thésaurisées et devises circulant dans les circuits informels. Le FMI devrait aussi encourager la privatisation (et non le bradage) des banques publiques déficitaires et injustement dopées par les taxes des contribuables.
Mais, le plus important appui du FMI consiste à aider la Banque centrale de Tunisie à repenser ses politiques et à inciter à l’innovation des produits financiers du système bancaire. Des pays maghrébins et asiatiques ont pris les devants pour faire cohabiter des produits de finances conventionnelles, avec des produits de finances islamiques, le tout pour drainer les liquidités de l’informel. C’est seulement à ce prix que l’épargne informelle pourra se réconcilier avec le système bancaire et monétaire.
En guise de conclusion, il importe de noter que la formalisation de l’informel doit se hisser en tête des priorités des réformes à initier grâce à l’appui du FMI à la Tunisie post-201.

 *Ph. D., Analyste en économie politique

 

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