Entamé à une semaine d’un attentat, le plus sanglant depuis 2002, perpétré à Tunis, le Forum social mondial, devant rassembler des milliers de personnes venues du monde entier, risquait fort d’être un espace désert. Du moins, nombreuses sont les personnes qui s’attendaient à un forum terne, lugubre, presque portant le deuil, mais surtout empreint par la peur et l’inquiétude. Ce n’en était rien ! Couleurs et musique, la Tunisie se relève… Reportage
Un soleil printanier a pris la place de la tempête de la veille, le campus baignait dans la lumière et ses cours grouillaient de monde. Soudain, en franchissant le portail de l’université, l’on se sent transporté ailleurs. Sauf que « cet ailleurs », n’a pas de nationalité ni de timbre typique, on est un peu au centre du monde. Nationalités, couleurs de peau, style vestimentaire, confondus, donnaient un ton universel à la Tunisie. On oublie qu’on y est d’ailleurs, le vaste espace offre le visage d’une colonie de vacances ou de camping. Les couleurs étaient flamboyantes, les voix, les revendications, la musique, retentissaient de partout. Et à chaque parcelle faite, l’on se sent transporté dans un pays, l’on se retrouve face à une cause, mais surtout, l’on se rend compte, non sans émotion, que la Tunisie, non seulement fait face et défie le terrorisme, mais aussi se détourne de son propre drame, offrant un espace où des groupes, associations, pays, peuples savourent, avec nonchalance, et la beauté de la journée et la joie qui y régnait.
La Tunisie, terre des causes
En s’avançant à peine dans le campus, on entend un homme donnant un discours. La tente où il se tenait était aux couleurs de l’Iran tandis qu’il expliquait « les guerres qui sont livrées dans le monde sont le résultat d’un complot international pour fragmenter la société en des communautés et pour accuser l’Islam en développant l’islamophobie ».
A quelques pas, une autre tente est dressée, des jeunes tendaient des formulaires appelant ceux qui s’approchaient à les remplir et à rejoindre leur association. Ali, Iranien nous explique : « Aujourd’hui nous voulons ouvrir un club : le club universel des jeunes pour la Palestine. Inchallah dans l’avenir, chaque pays, y participera et on vaincra. Inchallah, on arrive à former une union. C’est un club rassemblant toute les nationalités».
Il est vrai qu’en ce jour, la Palestine était « la reine du bal ». Partout où on avançait, des tentes, des peintures, des chansons et même des personnes en « keffieh», l’écharpe palestinienne et enveloppés du drapeau palestinien ou le portant haut les bras, nous renvoyaient à la Palestine. Iraniens, Tunisiens, Algériens, Occidentaux, Orientaux, ils étaient très nombreux, sur place, à militer pour la cause palestinienne et à lancer des appels pour sa libération. Une étoile de David est par ailleurs affichée à l’entrée, en dessous, le mot « terrorisme » était inscrit.
Un carnaval…
Néanmoins, en marchant, on pouvait croiser des Touaregs, le visage halé et à moitié couvert, des Amazighs, drapeau amazigh sur les épaules ou dans la main, avec le symbole le caractérisant, des subsahariens debout devant un étendard sur lequel étaient attablés des objets traditionnels et habits, des Hindous, dont les femmes se promenaient en sari…
Ici, un homme caressait les cordes d’un luth, fredonnant une chanson de Marcel Khalifa et à quelques mètres, un duo de jeunes, une fille, les cheveux dans le vent et un jeune homme leur faisant face, jouait à la guitare.
Dans la cours, un petit orchestre s’est formé : luth, tambour et guitare, une douce musique était jouée et sous une tente, des Touaregs, les mains tapant avec frénésie les darbouka, offrent aux passants un rythme joyeux et dansant.
La Tunisie, retrouve sa lutte et ses couleurs
En ce jour sur le campus, les causes tunisiennes étaient aussi présentes, martyrs et blessés de la Révolution, rappel de l’emprisonnement des deux journalistes en Libye, Nadhir et Sofiène, les évènements violents de la Dhehiba, l’appel à rendre des comptes avant la réconciliation nationale, les droits des originaires du bassin minier, revendications sociales…
La Tunisie offrait également un visage radieux à ses invités, autre que celui d’un pays combattant le terrorisme: habits et bibelots traditionnels, ustensiles en terre cuite, bijoux en argent… Quelques femmes étaient en Malya, habit traditionnel de certaines régions tunisiennes, assises fièrement devant le drapeau tunisien.
Le terrorisme ? On l’oublie l’espace de quelques jours. Ici, il n’y avait de place que pour la vie, les couleurs et la sérénité. Tous les témoignages qu’on a récoltés soulignent par ailleurs qu’aucune inquiétude ne leur a effleuré l’esprit. Ils sont tous venus le lendemain de l’attentat. Certes, leur entourage a essayé de les dissuader de s’envoler vers un pays fraichement frappé par le terrorisme. Néanmoins, ils sont venus, les uns revisitaient un pays qu’ils connaissaient et aimaient, les autres accomplissaient un acte de militantisme et quelques uns savaient « que cela arrive partout ailleurs ». En quittant les lieux, une pensée s’imposait et se répétait « la Tunisie… ce n’est pas fini ! »
Une marche symbolique
« Maman, il va pleuvoir », « Qu’il pleuve ! » et un sourire se dessina sur le visage de la maman qui s’adressait à son fils, un gamin ne dépassant pas les dix ans. Il faisait sombre en cette après-midi du 24 mars à Bab Saadoun. Il était 14h. Pourtant le ciel brumeux offrait à la foule une lumière grisâtre d’une journée au déclin.
Les gens attendaient patiemment que la marche vers le musée du Bardo, attaqué par des terroristes, soit entamée. Organisée dans le cadre du Forum social mondial, FSM, elle était aussi une manifestation contre le terrorisme.
On affluait par dizaines, puis par centaines. La foule se rassemblait, tandis que les agents de sécurité formaient une première ligne. Devant eux, un camion, paré de banderoles de l’Union générale tunisienne de travail (UGTT), est stationné. « One two three, Tounes l’Algérie !! » lançait un groupe de jeunes en sautant et en faisant tourner les drapeaux tunisien et algérien et aussitôt on s’écria « le peuple tunisien ne peut être humilié, lâche terroriste ! » ou encore « le peuple tunisien est debout, il résistera ». « On sacrifiera âme et sang pour toi Tunisie… », était aussi clamé.
Plusieurs drapeaux ont été levés, algérien, tunisien, marocains… mais juste derrière le camion et à la tête de la marche, un long drapeau palestinien était étalé, tenu par plusieurs personnes. L’ orage qui éclata n’a pas freiné le rythme soutenu de la marche jusqu’au Bardo. L’eau ruisselait sur les visages et sur les vêtements et dans le vacarme de la tempête. Les voix scandant les slogans de courage, de défi et de résistance fusaient de partout.
Les quelques kilomètres qui séparaient la place Bab Saadoun du Bardo ont été parcourus sans que la marche ne s’interrompe. Toutes les nationalités y participaient. Plusieurs associations et organisations étaient présentes. La marche rassemblait aussi plusieurs causes : égalité et droits sociaux, cause palestinienne, écologie, lutte contre la violence faite aux femmes, au chômage…
Tout au long du parcours, des personnes continuaient à affluer et à rejoindre la marche à mi-chemin, on entendait quelques-unes chanter « Hila Hila ya matar, eghsili wrak chajar », « Oh pluie, laves les feuilles des arbres ». Une pensée pour le sang coulé et que la mémoire n’arrive pas à en effacer les traces s’impose. Si seulement, la pluie le lavait…
En arrivant au Bardo, ils étaient des milliers, serrés en face du musée. L’orage était passé. La pluie s’était affaiblie et il faisait froid…
« Chokri n’est pas mort » ou encore « Brahmi martyr », « blessés et martyrs de la Révolution » (…) le devoir de mémoire se faisait imposer au cœur du Bardo.
Un jeune, s’élance dans un élan de patriotisme « Vous êtes tous ici, pour revendiquer vos droits et vous battre pour vos causes, mais aujourd’hui, c’est la Tunisie qu’on pleure, c’est la lutte contre le terrorisme qui est notre combat, nous les Tunisiens ».
Pendant plus d’une heure, on était là au Bardo, réunis en groupuscules : des révolutionnaires, des socialistes, des militants écologistes, des panarabes, des altermondialistes et des revendicateurs de l’ouverture des frontières (…), plusieurs causes, mais un cri commun, à bas le terrorisme. Les différents drapeaux, de différentes nations, organisations, associations ou causes, s’élevant dans le ciel avec leurs couleurs ravivées par l’eau, contrastaient à merveille avec un ciel grisâtre et déchiraient la mélancolie d’un horizon nuageux.
Témoignages
Vincent Liegé, 35 ans, Français, arrive de Budapest. Il est chercheur activiste indépendant en décroissance, il nous parle de sa spécialité et de sa cause « Il s’agit d’un nouveau mouvement citoyen international de pensée, questionnant la société capitaliste productiviste, construite toujours pour plus de croissance sinon tout s’effondre. Le mouvement est issu du socialisme utopiste, de l’écologisme, un peu d’anarchisme. C’est un mouvement fondamentalement égalitaire à tous les niveaux, très critique envers le développement. Aujourd’hui j’interviens dans le cadre d’une discussion autour du thème « connect the cercles ». Justement, ce que j’observe à travers les discussions et mes voyages, c’est que les mêmes questionnements émergent tout le temps, mais pas de la même manière du fait du contexte politique, historique et culturel. Je vois aussi émerger des solutions qui convergent, que ce soit en terme de stratégie, de participation citoyenne, de propositions programmatiques etc. En terme de solidarité aussi et je vois émerger les mêmes difficultés contre l’anarchie, la corruption, contre des sociétés où il y a de fortes inégalités et aussi des inégalités entre le Nord le Sud et les différentes régions dans le monde. »
Quant à son séjour en Tunisie et au regard qu’il porte sur les Tunisiens, il témoigne « C’est mon premier séjour en Tunisie, je suis arrivé hier donc après l’attentat, j’ai vécu longtemps à Paris, j’ai été à Paris au moment des attentas de Charlie Hebdo, j’ai vécu aux Etats-Unis après le 11 septembre donc je crois que malheureusement ce qui s’est passé, est une tragédie que connaissent beaucoup de peuples à travers le monde. Et la meilleure réponse qui soit, est de montrer que la non violence et la démocratie seront toujours plus fortes que les armes. Je crois que ce qui s’est passé en Tunisie durant les quatre dernières années est quelque chose d’exceptionnel. Je crois qu’on a beaucoup à apprendre de l’expérience des jeunes tunisiens et tunisiennes et la Tunisie aujourd’hui est une cible pour les mouvements fondamentalistes, parce qu’elle pourrait devenir l’exemple d’un pays arabe qui refuse le choc des civilisations.»
Frank, du mouvement Utopia est venu en Tunisie comme participant sur les questions de la liberté de circulation, « on est très fier d’être aujourd’hui en Tunisie, notamment après les derniers événements. On se bat contre les politiques actuelles de restriction de la liberté de circulation et d’installation. On pense qu’il faudrait se battre pour l’ouverture progressive des frontières sur d’autres pays qui ne sont pas de la même culture ou nationalité. On a plus à y gagner qu’à y perdre. En fait, c’est une richesse et donc on est plutôt sur cette ligne-là et pour défendre cette proposition, on va s’allier avec certains pays du monde comme l’Equateur qui a progressivement ouvert ses frontières et donc, on va porter à l’ONU une proposition de traité international sur la question des droits des migrants et qui peut ensuite être inscrite dans une législation internationale. La solution contre le terrorisme ne s’inscrit pas dans une politique de restriction où chacun s’enferme chez soi où il n’y a plus de communication entre les gens mais dans l’inverse, d’aller vers l’autre, comprendre l’autre, c’est de comprendre ses croyances et les respecter, donc c’est de tendre la main plutôt que de s’enfermer sur soi. Il s’agit là de ma quatrième visite en Tunisie, j’adore la Tunisie, cette fois je suis arrivé après l’attentat, je n’ai pas eu peur de venir, mais toute ma famille et des amis ont essayé de m’en dissuader, car c’était juste après les évènements et c’était difficile pour eux. Le message à leur passer maintenant est « venez en été », les Tunisiens sont toujours aussi chaleureux, accueillants, le pays est toujours aussi beau et c’est toujours aussi formidable mais au-delà de cela, c’est un acte politique, la meilleure solution au terrorisme est justement de venir, c’est de franchir la frontière ».
Julia Valorie, 20 ans, étudiante en sciences politiques à Londres, toute souriante, elle témoigne « On est ici avec notre université. On est arrivé après l’attentat, ma famille et mes amis ont été découragés, car on partait deux jours après l’attentat, mais finalement on est venu. C’est la première fois que je viens en Tunisie, lui (pointant son ami), c’est sa deuxième visite, il était là il y a deux ans. La Tunisie est un pays magnifique, le peuple tunisien est très accueillant et on a vécu une très bonne expérience jusqu’ici ». « So you will come to Tunisia this summer ? » Nous lui avons demandé et avec un rire et un ton ferme, elle répond « Yes ! ».
Karim Hanine, Algérien, étudiant à l’université, titulaire d’un master en langue et littérature françaises, présent avec le Réseau NADA, une association qui lutte pour les droits et protection de l’enfance. Karim, originaire de Tizi Ouezou insiste dans sa présentation « Je suis d’origine berbère ». Il portait un T-shirt affichant la carte du « Maghreb Uni », en riant il dit « Ils ont oublié d’écrire berbère dessus » et il souligne « j’y crois (l’Union du Maghreb) et je suis ici pour cela ». Concernant son séjour en Tunisie, Karim explique « Il s’agit de ma première visite en Tunisie et je suis arrivé il y a deux jours, après l’attentat. Cela ne m’a pas fait peur, mes parents par contre ne voulaient, au début, pas que je vienne ici. On savait que ce serait sécurisé. On n’a pas encore visité la Tunisie, mais on voit que c’est un pays développé, on fera un circuit après le Forum. La Tunisie est une destination privilégiée pour les Algériens », et à la question « Vous croyez qu’ils viendront cette année en Tunisie ? », Il rétorque « Vous savez, les Algériens n’ont peur de rien (rire) et en Algérie aussi, on vit cela, ce n’est pas nouveau pour nous (les attentats). En Tunisie on se sent chez nous ».
Son ami, Hamou Kesrani, 20 ans, étudiant en langue et littérature anglaises, du même réseau que Karim s’extasie dans son témoignage sur Carthage Land « Nous participons à ce Forum pour un Maghreb Uni. C’est ma première visite en Tunisie, c’est un très beau pays, je l’aime déjà. Les gens sont bien. Ils sont intelligents et polis. Mes parents ont eu peur. Je vais faire un circuit et je voudrai visiter Carthage Land, surtout Carthage Land ! » Les deux jeunes insistent « On reviendra en été ! »
Hajer Ajroudi