La mondialisation, ce mouvement irréversible d’interdépendance et d’interconnexion planétaire, n’est pas seulement un moyen d’échange de biens, de services et de capitaux entre les pays et les entreprises mais aussi un cadre d’échange d’idées et d’opinions exprimant des visions du monde et des arrière-pensées différentes. La particularité de ce processus réside dans la montée en puissance des espaces de réflexion non gouvernementaux, dont les plus célèbres sont le Forum économique mondial (FEM) et le Forum social mondial (FSM). Se faisant fondamentalement l’écho de la pensée capitaliste et socialiste, ces Forums ne cessent d’émerger en tant que force de proposition et d’influence au double plan unilatéral et multilatéral, au même titre que les grands rassemblements officiels.
Alors que les deux Forums se présentent comme des structures à but non lucratif, se veulent indépendants et militent en faveur d’un monde meilleur, quelle est la légitimité propre et la singularité de chacun d’eux ? Dans quelle mesure la pensée proclamée par chacune des deux organisations concorde avec les faits économiques réels? Quelle est le paradigme le plus approprié à l’état actuel du monde ?Ya-t-il une leçon à tirer par la Tunisie qui s’apprête à assurer sa transition économique et repenser son modèle de développement.
Le FEM: pensée évolutive et plus réaliste
Créé au début des années soixante-dix, le Forum économique mondial de Davos avait, au début, pour objet la défense de la pure idéologie capitaliste et la concentration sur les questions de management au service des entreprises multinationales, membres et financeurs du Forum. Aprement critiqué d’être une apologie du modèle néolibéral en réunissant les puissants et les riches du monde, les préoccupations du Forum de Davos ont nettement évolué au fil du temps vers plus de réalisme en embrassant l’ensemble des problèmes économiques et sociaux de la planète à la recherche de solutions via la création de partenariat entre le public et le privé.
Premièrement, le Forum focalise l’intérêt sur les problèmes les plus urgents de la planète, comme la santé, l’éducation, le changement climatique, les inégalités, la sécurité énergétique, la gouvernance financière etc. La résolution des problèmes géostratégiques et des différends entre les Etats devient une constante de premier plan dans cette arène.
Deuxièmement, le Forum est ouvert à tous les acteurs de la planète : responsables politiques du monde entier, dirigeants d’entreprises, intellectuels, médias, société civile et organisations internationales.
Troisièmement, un nouveau discours commence à se profiler à l’agenda du Forum, celui du changement de position vis-à-vis de l’excès du capitalisme: le fondateur du FEM lui-même, Klaus Schwab, avait appelé en 2011 à plus d’engagement social, à la nécessité de réformer un capitalisme en déséquilibre et ce, face à la montée des inégalités entre les citoyens du monde entier, et au vu de la frénésie de la finance spéculative qui échappe à tout contrôle. L’édition 2015 du Forum, mise sous l’emblème « nouveau contexte économique mondial » atteste d’une prise de conscience grandissante de la complexité, de la fragilité et de l’incertitude de l’ordre mondial.
Décrit comme indépendant et impartial dans ses statuts, le Forum économique mondial devient plus influant sur la scène mondiale et tend de plus en plus à avoir un poids impressionnant dans la résolution informelle de plusieurs questions d’envergure, rendant légitime de s’interroger sur la place extravagante prise par cette fondation dans le processus de décision mondiale.
FSM : pensée noble mais perception confuse du libéralisme
Prenant naissance au début des années 2000 à Porto Allègre au Brésil, le Forum social mondial se présente comme une alternative au Forum économique mondial. Son principe fondamental est l’opposition à l’ordre néolibéral et à la domination du monde par le capital. Une expression de l’alter mondialisme où « un autre monde possible », le Forum social mondial est un espace de rencontre, d’échange et de discussion pour des organisations, des mouvements sociaux et des personnes du monde entier.
S’inscrivant dans la ligne humaniste prônant les valeurs de la justice sociale et des droits humains, et aspirant à un monde sans pauvreté, sans inégalités et sans hypocrisie, le Forum social s’approprie une pensée intrinsèquement noble. L’organisation de la dernière édition du Forum social mondial en Tunisie, sous le slogan « dignité et droits », vient d’être clôturée avec succès eu égard à la forte participation, à l’intensité des manifestations et surtout à la forte solidarité avec la Tunisie après le drame du Bardo. Cette rencontre, qui a été indubitablement une aubaine pour l’image de la Tunisie, a eu le mérite d’énoncer une charte pour combattre le terrorisme à l’échelle internationale servant ainsi l’une des causes les plus prioritaires du monde entier. Faut-il reconnaitre par ailleurs, qu’un nombre de questions soulevées par le Forum social mondial s’est imposé à l’agenda politique mondial à l’instar de la taxe Tobin, du secret bancaire et des dérives du système financier.
Néanmoins, le Forum social mondial accuse une rigide dans l’interprétation et une mauvaise perception de ce qu’est appelé « modèle néolibéral» alors que les choses ont beaucoup changé aussi bien dans les faits qu’au niveau de la réflexion économique.
Premièrement, les politiques économiques mises en œuvre se montrent plus intégrées et de synthèse ; elles ne relèvent en rien d’une opposition entre libéralisme et socialisme. La politique économique européenne est en fait plus libérale que celle des Etats-Unis, berceau et symbole d’ultralibéralisme. La privatisation demeure un facteur commun à la grande majorité des programmes économiques des gouvernements de droite ou de gauche. C’est le pragmatisme qui prime sur l’obédience idéologique.
Deuxièmement, la voix du Sud se fait de plus en plus entendre: malgré le poids des grandes organisations internationales et la persistance du retard technologique vis-à-vis du monde développé, les stratégies de développement appliquées dans les pays en développement ne sont plus régies par un modèle uniforme dicté de haut. Les rapports de force de l’économie mondiale ont pris une nouvelle allure, celle d’une coopération sud-sud plus prononcée, de l’émergence de nouvelles puissances économiques dans la structure de la production et de l’échange mondial, et d’un nouveau partenariat mondial qui se dessine entre le Nord et le Sud par opposition aux anciennes relations de dépendance.
Troisièmement, un nouveau paradigme de développement qui se confirme davantage : l’échec des stratégies autocentrées basées sur l’interventionnisme excessif des années 60 et 70 d’une part, et la remise en cause du paradigme libéral dicté par les programmes d’ajustement structurel des années 80 et 90 d’autre part, ont débouché sur l’établissement d’un nouveau paradigme de développement qui incarne la complémentarité entre l’Etat et le marché. Le grand choc de la crise financière mondiale de 2009 qui a plongé le monde entier dans le désarroi, a remis au-devant de la scène l’importance du rôle régulateur de l’Etat, et marqué le retour aux grandes idées du keynésianisme même pour les plus libéraux.
Ainsi, l’inadéquation du terme de néolibéralisme pour désigner le système économique dominant ne semble plus solidement établi. Le pragmatisme, la flexibilité, l’adaptation, la positivité et la complémentarité devraient être de mise dans la conception et la conduite des stratégies de développement au plan national.
La posture adéquate pour la Tunisie : éviter les ambivalences
Le débat sur le nouveau modèle de développement pour la Tunisie post-révolution a fait couler beaucoup d’encre. Entre l’extrême gauche s’appropriant l’altermondialiste et considérant le modèle économique national comme ultralibéral, et l’extrême droite vantant plus d’ouverture et de libéralisation en passant par le centre favorable à des stratégies plus ou moins équilibrées, les controverses n’en finissent pas, à cause simplement du fait que le débat économique qui prévaut dans le pays s’est fourvoyé dans des guerres idéologiques.
En même temps, les projets alternatifs de l’ensemble des factions politiques ne sont pas aussi clairs et nettement discernés. Cette attitude ne sert pas la formulation d’une posture adéquate pour la nouvelle Tunisie. Il est impératif de se pencher avec sérieux et opérationnalisme sur un paradigme qui répond concrètement aux problèmes des Tunisiens, leurs inquiétudes et leurs frustrations et proposer des solutions connectées avec la réalité.
Face à la crise socioéconomique que traverse le pays, la rigueur devrait être de mise ; le fait de persévérer dans la critique des politiques d’austérité serait vain. L’intensification des efforts pour solliciter une conversion des dettes en projets d’investissement ou négocier le rééchelonnement voire la réduction, le cas échéant, d’une partie de la dette publique est toujours favorablement accueilli, mais le fait de considérer que les dettes contractées sous l’ancien régime ne sont pas légitimes et devrait être radiées par leurs préteurs ne relève pas de la logique et de la sagesse. Revendiquer un rôle plus important de l’Etat en matière de développement, alors que la grande partie des dépenses publiques est réservée au social indépendamment de la qualité des interventions et que l’Etat est fortement présent dans l’économique, s’avère paradoxal, car le vrai débat doit porter plus sur la manière de consacrer le mieux d’Etat que requérir plus d’Etat.
Il est temps d’avoir l’audace et la clairvoyance de prendre les problèmes réels à bras-le-corps, de considérer les politiques concrètes plutôt que les formules idéologiques ou les approches partisanes, et apporter des solutions justes et concrètes. Faut-il tirer la leçon de la transition politique pour assurer le succès de la transition économique ?
Alaya Becheikh