François Burgat, fidèle porteur de valise des islamistes

Dans une interview accordée au journal en ligne Atlantico, François Burgat, de retour de Tunis où il a rencontré Rached Ghannouchi, déclare que « le retrait d’Ennahdha «n’est pas un échec de l’Islam politique»*. Il répondait à ce que j’avais dit la veille dans une interview que j’ai accordée au même journal en ligne.** Dans ses propos, F. Burgat s’est montré plus fidèle à ses amis d’Ennahdha que beaucoup d’islamistes qui ont fini par réaliser les impasses de l’idéologisation de l’islam. Il s’est évertué à transformer leurs échecs en réussite en attribuant, comme à son habitude, à la gauche, aux laïcs et autres démocrates, la responsabilité de l’impasse à laquelle ses amis ont conduit le pays. Pour ce faire, il a passé sous silence le bilan désastreux de la politique menée par les islamistes, les assassinats politiques  et les crimes dont ils sont responsables par la protection qu’ils ont accordée aux milices et aux groupes terroristes dont son ami Ghannouchi dit qu’ils sont ses « enfants qui lui rappellent [sa] jeunesse » !
Pour montrer ce que F. Burgat veut occulter à travers son plaidoyer en faveur de ses amis islamistes, il convient de rappeler certaines vérités quant aux relations qu’ils ont toujours entretenues avec la dictature déchue, d’une part, et au bilan de leur politique au pouvoir depuis deux ans, d’autre part.
Certes, les islamistes tunisiens ont fait l’objet d’une répression que nous étions nombreux à dénoncer malgré nos divergences avec leurs conceptions et le soutien qu’ils avaient apporté au pouvoir lorsque la répression s’abattait contre les démocrates. Ils étaient la principale cible de la répression dans les années 1980, sous le règne finissant de Bourguiba, et dans les 20 dernières années du régime de Ben Ali. Pour justifier cette répression, le pouvoir a exploité les actions violentes qu’ils avaient menées et qui ont frappé des victimes innocentes : les femmes vitriolées sur les plages, les attaques contre les restaurants et les cafés ouverts pendant le mois de Ramadan et les attentats qu’ils ont fini par reconnaître après les avoir longtemps niés.
Ce que les défenseurs des islamistes comme F. Burgat occultent c’est l’attitude des islamistes à l’égard du pouvoir qui les a réprimés: Ils n’ont jamais complètement rompu les liens avec les cercles les plus proches de Carthage avec l’espoir de trouver un terrain d’entente leur permettant d’y être associés (liens avec et par le biais de Sakhr Matri, gendre de Ben Ali). Cette attitude a été maintenue jusqu’au bout : Ils ont commencé par juger le suicide de Bouazizi comme un acte contraire à l’Islam et n’ont changé d’attitude à l’égard du soulèvement qui a chassé Ben Ali qu’après la chute de celui-ci. Les avocats se souviennent et rappellent constamment comment Noureddine Bhiri, l’homme fort d’Ennahdha qui a gardé des liens avec le pouvoir de Ben Ali, a refusé d’ouvrir les portes de la Maison de l’Avocat aux manifestants la veille de la chute de Ben Ali.
Puis, passé le moment de surprise et d’hésitation, ils ont fini par s’inscrire dans le processus de transition pour en devenir le principal bénéficiaire, entre autres, parce qu’ils avaient été la principale cible de la répression durant les 20 dernières années du règne de Ben Ali, en faisant croire que la religion dont ils se réclament  est une garantie de bonne conduite politique et contre la corruption qui a été fatale pour le régime de Ben Ali. Ils ont aussi bénéficié des soutiens financiers des pétro-monarchies de la Presqu’île arabique qui comptaient sur eux pour étouffer l’aspiration démocratique de la Révolution qui risquait, en se répandant, de les atteindre. Dès leur accès au pouvoir, avec des alliés vassalisés au sein de la Troïka, ils ont procédé à un coup d’Etat rampant qui a commencé par le refus de respecter le délai prévu par la loi électorale pour le mandat de l’Assemblée nationale constitutionnelle (ANC). Ce coup d’État s’est poursuivi avec l’adoption de la Loi de l’Organisation provisoire des pouvoirs (la petite constitution) qui a donné à l’ANC des pouvoirs non prévus par son mandat, créant ainsi une forme de gouvernement parlementaire absolu unique en son genre puisque sans aucun contre pouvoir. Avec cette loi, on est passé à un pouvoir absolu du parti hégémonique au sein de l’ANC. Les dirigeants d’Ennahdha sont allés jusqu’à déclarer, sans gêne, au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd (le 6 février 2013), que la plus haute instance du pays était le Conseil de Consultation (Choura) de leur parti qui joue le rôle de comité central des Partis-Etat dans les régimes totalitaires. En effet, cette instance dicte leur conduite à l’ANC et au gouvernement. C’est de ce nouvel absolutisme que procèdent tous les autres aspects du coup d’Etat rampant d’Ennahdha : prolongation et extension des pouvoirs de l’ANC et des institutions qui en sont issues (Présidence de la République et gouvernement), limogeage des compétences et nominations partisanes à tous les niveaux de l’administration, dans les collectivités publiques et territoriales, dans les médias, les services et les entreprises, etc., dans le but de soumettre tous les rouages de l’État et s’approprier les commandes de tous les secteurs stratégiques nécessaires à la pérennisation du pouvoir des islamistes.

Anatomie d’un échec
Le coup d’État islamiste rampant a conduit le pays au bord de la faillite et de l’explosion :
– Sur le plan économique, l’insécurité et l’absence d’un agenda et d’échéances claires pour la fin de la transition, ont découragé les entreprises étrangères comme les entreprises du pays d’investir et de réaliser les projets dont la relance de l’économie a besoin. Tous les secteurs de l’activité économique ont régressé, du tourisme à l’industrie et jusqu’aux activités artisanales, agricoles et tertiaires. Le déficit de la balance commerciale s’est accru, la dette ne fait que grimper, les réserves en devises ont fondu, l’inflation a entamé la valeur de la monnaie nationale et le pouvoir d’achat des classes populaires ; la classe moyenne s’en trouve menacée de disparition. Le classement du pays en termes de compétitivité (Davos) l’a fait passer du 40e au 83e rang, les finances de l’État sont au bord de la faillite, la contrebande s’est développée au détriment des activités économiques productrices d’emplois et de richesses, etc.
– Sur le plan social, les taux de pauvreté et de chômage, notamment celui des jeunes et dans les régions défavorisées d’où la Révolution est partie, sont sans précédent ; le pays compte plus de 850.000 sans emploi. La détérioration des conditions de vie favorise le développement de la délinquance, des crimes et des différentes formes de violence. La scolarisation recule et les maladies contagieuses sont réapparues : l’hépatite, la rage, la tuberculose, en passant par la gale et la malaria.
– Sur le plan sécuritaire, la violence politique pratiquée par des groupes armés bénéficiant de la protection, de la complicité et de la complaisance d’Ennahdha, est devenue un véritable danger pour la sécurité du pays et de la population ; elle n’épargne ni les partis de l’opposition et les expressions organisées de la société civile, ni les militants politiques et associatifs, ni les journalistes et les artistes, passant des agressions lors des manifestation et des menaces aux assassinats politiques et aux attentats meurtriers qui continuent à faire des victimes dans les rangs des forces de sécurité et de l’armée. L’infiltration des services du Ministère de l’Intérieur contribue au développement d’un climat d’insécurité dangereux pour le devenir du pays.
– Sur le plan politique, aucune des missions attendues du pouvoir pendant cette phase ultime de la transition, n’a été réalisée : ni la rédaction de la constitution, ni la promulgation des lois électorales pour les prochaines échéances, ni la mise en place de l’instance indépendante qui devra superviser les prochaines élections. De même, la justice transitionnelle a tourné à une instrumentalisation de la justice pour blanchir ceux qui acceptent de collaborer avec les nouveaux gouvernants et faire du chantage aux récalcitrants, et pour distribuer les privilèges et les compensations aux seules victimes islamistes de la répression de la dictature déchue.
C’est là où réside l’échec des islamistes d’Ennahdha et non dans le fait qu’ils aient fini par accepter, contraints et forcés, la dissolution du gouvernement qu’il dominent. Cette dissolution, qu’ils font tout pour ajourner, ne sera que la conséquence de cet échec, d’un côté, et de la pression ferme et sans précédent de la société civile, de l’opposition, des députés retirés de la Constituante au lendemain de l’assassinat de l’un des leurs, Mohamed Brahmi, (le 25 juillet 2013), des syndicats des forces de sécurité attaquées par les groupes terroristes, etc.
C’est l’occultation de ces faits qui permet à F. Burgat de maquiller l’échec de ses amis islamistes en réussite. Il a toujours accusé, dans les mêmes termes que ses amis islamistes, la gauche, les syndicalistes, les féministes et les laïcs – qui luttent pour une démocratie respectueuse des droits humains – de connivence avec l’Occident impérialiste et la dictature de Ben Ali et des autres dictatures qu’il présente, comme eux, comme des pouvoirs laïcs alors qu’ils instrumentalisaient la religion, comme les islamistes, pour légitimer leur pouvoir. Malgré les échecs de ses amis au pouvoir, la corruption, la violence politique qu’ils entretiennent, les assassinats, le reniement systématique de leurs engagements à l’égard des démocrates qui les avaient soutenus et qui avaient cru en leur conversion démocratique, leurs fourberies  et le cynisme dont ils ont fait preuve, F. Burgat persiste dans son aveuglement et continue à les défendre et à s’acharner contre la gauche, les féministes, les syndicalistes, les démocrates et les défenseurs des droits humains qui résistent au coup d’État rampant de ses amis islamistes. Il entretient à dessein l’amalgame entre ce qui s’est passé en Égypte avec le coup d’Etat de Sissi (contre le coup d’Etat rampant de Morsi), et ce qui se passe en Tunisie, où la résistance pacifique de la société civile et des démocrates, a évité jusqu’ici à la Tunisie de sanctionner le coup d’État islamiste par un coup d’État militaire ou policier comme en Égypte
En Tunisie, comme ailleurs, ce sont les islamistes, que défendent F. Burgat et d’autres spécialistes de l’islam politique fascinés par leur objet, qui cherchent l’affrontement pour éviter une sanction démocratique de leur échec.

                                                                                                                                                                 Par Cherif Ferjani

* Interview reprise par la version électronique du magazine Le Nouvel Observateur (fr.news.yahoo.com/tunisie/) en date du29 oct. 2013.
** www.atlantico.fr/28 oct. 2013,  « Où en est la Tunisie ? »

 

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