Les chiffres ont quelque chose de définitif et d’irrévocable, car ils vous mettent face à la vérité sans contestation possible. Selon diverses sources concordantes, « l’inflation atteint 20 et même 30% durant le mois de Ramadan ! » Et malgré les précautions prises par le ministère du Commerce qui a largement approvisionné le marché, les spéculateurs s’en donnent à cœur joie en ne distribuant les marchandises qu’au compte goutte pour maintenir les prix les plus élevés possibles.
Il faut dire que les Tunisiens deviennent fous le premier jour de Ramadan ! Une frénésie d’achats aussi inutiles que dispendieux les prend et ne les lâche que lorsque leurs poches se vident de toute monnaie. Un comportement compulsif irrationnel qui touche même les pères de familles aux revenus modestes.
Pénurie provoquée
Tout cela n’arriverait pas s’il n’y avait cette frénésie, cette folie. Une grand-mère tire la conclusion de cet état de choses : « jadis, on faisait la Ôula, on avait des réserves alimentaires pour toute l’année et on n’achetait que les produits frais. Les familles d’aujourd’hui sont incapables de rester un jour sans aller au supermarché. Comment voulez-vous alors qu’ils construisent une maison ou qu’ils montent des projets ? Tout leur argent s’en va dans la bouffe… »
Quant aux prix, ils flambent à cause de la forte demande et de la spéculation qui l’accompagne. En outre, bon nombre de produits sont acheminés vers la Libye, ce qui installe la pénurie. Certains trafiquants qui n’ont ni foi ni loi, se permettent d’exporter vers la Libye des produits de première nécessité, qui sont, en outre, subventionnés par cette pauvre Tunisie.
Résultat : durant le mois de Ramadan, la consommation augmente généralement de 30% sur le marché tunisien selon des chiffres recueillis auprès de certaines sources du ministère du Commerce. La demande est en forte hausse pour tous les produits, mais c’est le pain qui est le plus couru. Il y a en effet une floraison spécifique de types de pain que l’on ne trouve qu’en cette période de l’année.
C’est du côté du marché Sidi El Bahri, à Bab El Khadhra que les étals sont les plus bigarrés, avec du pain « Diari » (fait maison) vendu au kilo et dont la plus petite tranche vous coûte un demi dinar. Il y a le pain mbassess, coloré de jaune d’œuf, avec des grains de sésame à 350 millimes, il y a le pain mélangé d’olives dénoyautées à 400 millimes, sans oublier la fameuse tabouna à 300 millimes, ce qui est cher pour ce petit pain traditionnel.
Au marché central, la file la plus longue, véritable cohue, pour ne pas dire bousculade, se situe au niveau des vendeurs de fromage traditionnels comme la ricotta et le sicilien. La dépense moyenne est de deux dinars par personne, pour de petits monticules qui disparaîtront bien vite dans les estomacs affamés le soir venu…
Plus loin, les tomates, les poivrons et les pommes de terre ont presque doublé de prix. Le kilo de poivron, qui était aux alentours d’un dinar a atteint 1d800. Tous les légumes ont d’ailleurs augmenté de deux à cinq cents millimes en moyenne. La palme des spéculateurs les plus voraces revient à ceux qui vendent des salades à 800 millimes pièce !
La valse des prix
Quant aux fruits, leur prix flambe réellement, avec parfois des augmentations de 50%, notamment pour les pêches plates à 4d500 et les poires à 2d500. Les bananes ne descendent pas au dessus de leur perchoir à 3 dinars. Les pastèques et les melons, fruits populaires par excellence, varient entre 350 et 800 millimes le kilo, ce qui, vu leur poids, peut atteindre plusieurs dinars. Le marché aux poissons devient carrément inabordable, avec des prix fous : jusqu’à 24 dinars le kilo de rougets et 36 pour les crevettes !
Côté viandes rouges, entre 1000 et 1200 moutons congelés et égorgés en Espagne ont été importés pour équilibrer les prix et faire face à la demande. Ces viandes seront vendues à 16 dinars le kg pour les viandes bovines et à 17 dinars le kg pour les viandes ovines.
Mais d’autres produits continuent à subir une pénurie persistante : c’est le cas de l’huile végétale subventionnée dans plusieurs régions du pays. Les responsables de ce secteur ne cessent d’annoncer des mesures qui sont adéquates en théorie, comme le gel des prix de certains produits subventionnés, la lutte contre les opérations de contrebande et la lutte contre les diverses formes de spéculation.
Une femme au foyer qui n’en peut plus, s’insurge : « c’est comme ça chaque année ! Dites moi : les inspecteurs du contrôle des prix sont en grève ou quoi? Ne sont-ils pas au courant de cette situation ? Et dans ce cas, qu’attendent-ils pour intervenir et faire leur travail ? Ils sont payés pour ça, non ? Et pourquoi on n’arrête pas les trafiquants ? Il y a des contrôles aux frontières, non?». Et on est tenté de lui répondre que malgré les belles paroles et les discours de transparence, il y aura toujours des questions sans réponse dans ce pays…
Les problèmes que rencontrent les Tunisiens durant le mois de Ramadan sont parfois inattendus. C’est la période du retour intensif des traditions sous toutes leurs formes, en particulier dans le domaine de la consommation. Cela commence au moment de la rupture du jeûne, avec une gorgée d’eau accompagnée d’une datte, selon une tradition ancestrale.
Or, si ces fruits étaient disponibles en quantité et à des coûts abordables, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le prix des dattes est devenu prohibitif : plus de six dinars le kilo pour un fruit produit chez nous et non pas importé du fin fond de l’Afrique ! « En plus, affirme un client furieux, les dattes que l’on nous vend à ce prix-là sont celles de l’année dernière, avec parfois des surprises désagréables, comme de petits vers ou un goût aigre ! »
Flambée des fruits secs
Durant la nuit, les familles tunisiennes aiment consommer bon nombre de pâtisseries typiques, comme la « krima » saupoudrée d’amandes pilées, la « bouza » mélangée à des noisettes, les « qatayef » avec plusieurs types de fruits secs. Or le prix de ces fruits ne cesse de grimper atteignant des sommets insoupçonnables jusque-là.
Les noisettes vont de 36 à 40 dinars le kilo, selon la grosseur des fruits et leur fraîcheur. Les amandes coûtent entre 30 et 35 dinars le kilo selon la qualité, alors que l’espèce dite « « âchaq » peut dépasser les 40 dinars. Les pistaches arrivent en tête : jusqu’à 45 dinars le kilo pour celles qui sont décortiquées et prêtes à l’emploi.
Une dame attire notre attention sur un trafic assez répandu semble-il : les fruits secs moulus. « Méfiez-vous, dit-elle, car on y mélange toutes sortes de choses, de la farine, mais aussi des pois chiches ou même des fèves, qui coûtent moins chers. Parfois, les fruits sont mal tamisés et mal nettoyés et on y retrouve ce goût désagréable du sable… »
Et puis il y a les gâteaux tunisiens classiques comme « kaâk El warqa », dont le kilo dépasse allègrement les 35 dinars et même bien plus dans certaines pâtisseries qui ont pignon sur rue et où les gens vont par snobisme. « Moi, dit cette jeune dame fraîchement mariée, je fais de petits gâteaux à base de chocolat que mes invités adorent. D’abord ça me coûte moins cher, ensuite c’est facile à confectionner à partir de recettes que je trouve sur Internet. »
Autre tradition onéreuse, mais nécessaire selon nombre de ces dames : à l’occasion des soirées familiales, où on reçoit des êtres chers ou des amis que l’on voit rarement, on sert aussi du thé aux pignons. Or le prix de ce fruit sec est devenu prohibitif depuis quelques années. Il atteint 70 dinars le kilo, « pas très loin du prix de certains métaux précieux ! », ironise un monsieur d’un certain âge.
Pour gagner plus d’argent, certains commerçants n’hésitent pas à employer des méthodes illégales, quand elles ne sont pas dangereuses pour la santé du consommateur. Au cours de nos pérégrinations quotidiennes, il nous est arrivé d’en discuter avec diverses parties et les histoires que l’on nous rapporte sont étonnantes et même parfois choquantes. Voici quelques uns des pièges à éviter, pour ne pas être victime de ces tricheurs, de ces fraudeurs…
Sur la route
Si vous êtes sur les routes, vous voyez souvent des bouchers installés dans des baraques peintes de rouge et vendant du mouton à un prix moins élevé que le marché. L’arnaque est ici multiple : dans certains cas ce boucher peu scrupuleux vous vend de la chèvre, qui n’est pas au même prix. Dans d’autres cas, il vous sert de la brebis, dont la chair est plus dure et moins savoureuse. Il trompe son monde en plaçant une tête de jeune mouton sur la devanture, avec souvent un gigot portant les parties génitales de la bête pour compléter le tableau.
Toujours sur les routes, on vous proposera du miel qui n’est autre chose que du sucre caramélisé, que l’on recouvre d’un peu de vrai miel. Parfois vous trouvez aussi des paysans qui vendent des œufs certifiés de ferme. Un routier nous a affirmé : «il s’agit d’œufs industriels légèrement recouverts de terre et placés sur de la paille pour tromper les citadins qui ne sont pas connaisseurs. »
Pour le merguez, le salami ou la viande hachée, on a constaté que certains bouchers, dans nos marchés, broyaient tous les déchets, sans distinction, puis les vendaient au prix fort. Tout y passe : les zones dont la chair contient trop de nerfs, les parties grasses, les boyaux, les cartilages… Une dame nous a même affirmé qu’elle a trouvé « de petites pointes d’os dans des merguez de dinde chez mon marchand de volailles habituel, que j’ai d’ailleurs abandonné depuis… »
Sur nos marchés, il y a bien sûr l’arnaque des fruits et légumes mouillés, soit disant pour qu’ils gardent leur fraîcheur, mais qui gagnent ainsi du poids : on vous fait ainsi payer l’eau au même prix que les fruits et légumes. Il faut aussi se méfier de tous les produits moulus : cumin, coriandre, piment rouge… Ce dernier est d’ailleurs le produit le plus contrefait, puisque certains commerçants peu scrupuleux mélangent un peu de piment avec beaucoup de peau de tomate séchée, souvent collectée autour des usines qui fabriquent de la tomate concentrée et qui jettent ces déchets.
Mais ce sont les poissonniers qui remportent la palme de la triche, puisque certains se permettent de colorer de rouge les rougets normaux, blanchâtres, en rougets de roches, bien plus appréciés par les consommateurs et surtout beaucoup plus chers. Il leur suffit pour cela de les placer durant la nuit sur du papier crépon rouge, celui qu’utilisent les gosses dans les jardins d’enfants et ils deviennent partiellement rouges, comme les vrais rougets de roches. D’autres bourrent les gros poissons avec des déchets de seiches, de poulpes, ou de petites sardines, afin d’en augmenter le poids et par conséquent le prix.
L’histoire la plus incroyable que l’on ait rencontrée, c’est ce témoignage d’un ouvrier qui a travaillé dans une usine de conserve. Pour réduire le prix de la confiture, son patron achetait des centaines de kilos de carottes ou de courges rouges, que l’on mélangeait avec un peu de vrais fruits et beaucoup d’arômes chimiques et le tour est joué. « Il poussait le vice jusqu’à ajouter de la peau de pêche ou d’abricot pour que ça ait l’air à base de vrais fruits », ajoute cet ouvrier.
Outre la frénésie alimentaire du mois de Ramadan, les Tunisiens se ruent sur les boissons diverses, de toutes les couleurs, plus aguichantes les unes que les autres… Parmi les plus prisées, il y a bien sûr les boissons gazeuses, dont le prix ne cesse d’augmenter depuis quelques années, atteignant actuellement les deux dinars la bouteille d’un litre et demi. Les boissons énergétiques tournent autour des trois dinars. Quant aux jus de fruits, ils commencent à près de deux dinars le litre, alors qu’ils ont souvent un goût chimique… D’ailleurs certaines vous l’annoncent pudiquement sur l’emballage : boisson au « goût chocolat, goût poire, ou pomme ».
Alya, une mère au foyer nous a assuré :
« je n’achète jamais de jus dans les magasins, je les fais toute seule à la maison avec de vrais fruits. Là au moins, je suis sûre d’offrir quelque chose de frais à mes enfants ! » Une autre dame, aux moyens plus modestes, nous a déclaré :
« les jus sont trop chers pour une famille nombreuse, je n’en achète que lorsque je reçois des invités. Quant à mes enfants, ils se contentent du jus en poudre que l’on vend dans des sachets à des prix dérisoires. Chacun vit selon ses moyens…»
Quant aux boissons traditionnelles telles que le rayeb, du lait caillé, et le lben, du lait écrémé, ils flirtent avec un dinar pour 400 grammes. Souvent consommés lors de la rupture du jeun ou la nuit pour le s’hour, ils ne sont pas toujours disponibles. Alors certains commerçants poussent la cupidité jusqu’à obliger les clients à acheter des yaourts avec, car ces derniers ne se vendent pas toujours bien. Un acte illégal mais persistant !
Mais le pire nous a été rapporté par un jeune étudiant : « j’ai été dans un salon de thé plutôt chic et j’ai commandé une citronnade. Elle avait un goût bizarre, un peu artificiel. Au bout de quelques minutes, elle s’est décantée laissant paraître de la poudre au fond du verre, celle de ces petits sachets que l’on trouve dans le commerce parallèle à deux cents millimes, alors que je l’ai payée très cher, cette citronnade ! »
Notons enfin que les boissons sont trop souvent transportées sans aucune précaution, souvent exposées au soleil, avec des effets négatifs sur la santé. Pour terminer, rappelons que Ramadan est en principe le mois de la foi, de l’apprentissage de la patience et surtout de la modération. Mais ces fondements-là, bien peu de personnes semblent s’en souvenir…